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Introduction

'L'homme a en lui tous les pouvoirs
De changer le cours de l'Histoire
Sauver la Terre, son bon vouloir
Mais pour cela il faut y croire.'

Made in France, 1997, L'Homunivers

      Le XXe siècle est avant tout marqué par l'évolution fulgurante des connaissances, entraînant dans son sillage celle des technologies. Si nos grands-parents voyaient dans la construction des premiers chemins de fer à vapeur l'oeuvre du diable, nos enfants ne peuvent plus concevoir un monde sans ordinateur, sans navettes spatiales et sans satellites artificiels. Pour illustrer cette transition, Germaine Duparc (1993) disait que la plus grande révolution de ce siècle était celle 'qui avait permis de faire passer la puce et la souris du règne animal au règne «minéral» 1 '.

      Mais une telle évolution n'est pas sans conséquences. Au-delà des faux besoins que le développement de ces nouveaux outils a créé dans nos sociétés industrialisées, l'explosion démographique qui a suivi les formidables avancées de la médecine et de l'hygiène ont fait passer la population mondiale de 1 milliard en 1800 à 2 milliards en 1950, puis à 6 milliards en 2000. Dès lors, tout devient très relatif. S'il a fallu 4, 5 millions d'années pour permettre à l'homme de 'coloniser' la Terre, combien lui en faudra-t-il pour faire de celle-ci une prison trop étroite, ne pouvant plus subvenir aux besoins les plus élémentaires de ses habitants?

      Le concept de développement durable est une tentative pour penser une évolution de nos écosystèmes et de l'humanité de façon moins agressive et plus réfléchie. Cela implique, d'une part, une approche complexe, les systèmes auxquels nous faisons référence l'étant, et d'autre part, de trouver, si ce n'est une réponse ou une solution, du moins une évolution optimale.

      Mais il ne s'agit pas d'en rester aux discours. Pour que ces 6 milliards et plus d'êtres humains puissent vivre en harmonie sur cette planète, chaque individu doit être conscient de la responsabilité qu'il porte face à la menace écologique et sociale que fait planer, non seulement cette croissance exponentielle de la population, mais la disparité dans l'accès aux richesses, aux biens et aux ressources à laquelle cette dernière est soumise. 'Le consommateur a un énorme pouvoir. Si chacun de nous décide d'acheter des marchandises produites en respectant la nature et de boycotter les produits issus de méthodes destructrices, les entreprises industrielles et commerciales et les gouvernements s'aligneront très vite 2 ', nous dit Manser (1995), actif défenseur d'un monde viable et vivable pour tous. Un discours similaire apparaît dans les propos de Cuche (1999), agriculteur et politicien suisse, lorsqu'il envisage le citoyen en opposition au libéralisme désincarné que représente, par exemple, l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais l'individu moyen, consommateur par la force des choses, a-t-il seulement conscience de ce pouvoir, voire de ce devoir face à l'évolution du monde?

      'Dans les sociétés démocratiques, l'action gouvernementale tient compte de la volonté de la population. C'est là que l'opinion informée et consciente de la nécessité du développement durable s'exprime le mieux en soutenant des lois, des réglementations et des politiques favorables à l'environnement. Les citoyens expriment leurs préférences tout autant en décidant comment dépenser leur argent que par leur bulletin de vote. 3 ' De telles affirmations ne sont certes pas remises en question. Mais encore faut-il que l'individu ait non seulement accès à des informations suffisantes sur les divers problèmes posés, mais qu'il choisisse sa manière de vivre et de consommer en fonction de critères favorables à l'instauration d'un développement respectueux de l'homme et de son environnement. A-t-il les moyens de le faire? A-t-il les connaissances nécessaires pour comprendre les enjeux qui se cachent derrière les code barres des grandes surfaces, la pompe à essence, la destination de ses prochaines vacances, etc.?

      De plus, comme le rappelle Quéau (1999), il ne s'agit pas seulement d'une crise économique, écologique ou même sociale. Il s'agit avant tout d'une crise éthique, voire philosophique. 'Ce qui rend la crise actuelle si dangereuse, si difficile à surmonter, c'est que les hommes n'ont plus rien à mettre en commun que la somme de leurs égoïsmes. (...) Nous avons besoin de sens, et le sens a un rapport étroit avec l'universel. (...) Cette éthique ne pourra d'ailleurs se développer que si chacun d'entre nous se transforme, comme le demandait déjà Kant, en 'législateur de l'universel', en personne capable de 'penser le collectif' 4 . De tels propos se retrouvent également dans les paroles de Fottorino (1999). 'Le citoyen est consommateur et, comme tel, il ne se conduit pas en citoyen. En la matière, il pense à son intérêt personnel et immédiat avant de penser à l'intérêt collectif' 5 .

      Ce collectif, repensé en fonction d'un dépassement de l'individu et surtout de l'individualisme, est à la base même du développement durable, celui-ci ne pouvant fonctionner que sur un principe de solidarité. Derrière la définition apparemment simple, donnée à ce concept par les Nations Unies (1992), se cache une multitude d'interactions complexes dont la compréhension n'est pas forcément à la portée de chacun des individus qui forment ce collectif. En effet, quelle que soit l'action ou l'activité humaine entreprise, les répercussions, les conséquences, les tenants et les aboutissants sont multiples, et toujours dépendants de conditions contextualisées dans le temps et l'espace, ne permettant souvent pas de transpositions directes. Or, l'ensemble de notre mode de fonctionnement, de raisonnement ne nous a pas habitué à traiter des problèmes de ce type. Les savoirs véhiculés à travers l'enseignement scolaire restent disciplinaires et morcelés, ne faisant que rarement appel à la pose et à la résolution de problèmes dont les données sont souvent incertaines, aléatoires, paradoxales, évolutives. Nos repères culturels sont encore basés sur la recherche de solutions et sur une certaine stabilité des savoirs, notamment scientifiques. Il en découle un certain 'immobilisme' de la pensée, incompatible avec la gestion de la complexité que semble nécessiter le développement durable.

      Dès lors, quelle attitude adopter vis-à-vis d'un tel constat? Faut-il abandonner l'idée de voir se développer, au sein de notre société, des attitudes favorables à la mise en place d'un tel processus? Ou peut-on néanmoins espérer faire évoluer les conceptions des individus, principalement des adultes actuels, vers un mode de vie compatible avec la philosophie et l'éthique qui se cache derrière des termes aussi vagues et flous que celui de 'besoins' auxquels la définition consacrée au développement durable fait référence? Nous optons pour cette deuxième direction, tout en gardant à l'esprit les limites que pose la gestion de la complexité par le commun des mortels. D'ailleurs, faut-il envisager ces limites à la pensée complexe comme des limites à une véritable participation citoyenne et responsable? L'une implique-t-elle l'autre? L'une favorise-t-elle l'autre? Plus concrètement, une présentation du concept de développement durable pourrait-elle favoriser cette participation citoyenne à un processus aussi complexe? Pourrait-elle également l'activer? Car si le développement durable est un développement à penser sur le long terme, il doit être mis en place le plus rapidement possible. Les dérégulations que subit notre environnement au sens large dans les conditions actuelles produisent, nous le savons déjà, des perturbations graves et irréversibles. La diminution de la biodiversité, l'agrandissement du 'trou d'ozone', la désertification, les disparités sociales, le chômage, l'agrandissement du fossé entre pays riches et pays pauvres, etc. n'en sont que des exemples visibles, quelques-uns des sommets d'un iceberg qui risque bien, à l'instar du Titanic, de provoquer le naufrage de l'humanité.

      Les enjeux du développement durable sont donc multiples et font directement appel, tant à notre conscience, nos émotions, notre sensibilité, notre sens des responsabilités, qu'à nos connaissances, notre compréhension du monde, notre logique, notre imaginaire, notre capacité à nous projeter dans l'avenir, à extrapoler, etc. Comprendre ce que signifie le développement durable, percevoir les enjeux dont il est porteur, le contextualiser, l'apprivoiser pour qu'il entre dans notre sphère privée, semblent donc des éléments nécessaires pour permettre l'investissement individuel en faveur de la mise en place de ce processus et espérer ainsi voir naître l'implication et l'action indispensable à son émergence.

      Telles sont quelques-unes des réflexions et des questions qui sous-tendent notre recherche. Le sujet est vaste et l'approche complexe, tant celle liée aux contenus même du concept de développement durable que celle liée aux formes pédagogiques et didactiques qu'elle nécessite à travers l'éducation, qu'elle soit formelle ou non.

      Notre but étant de susciter chez l'individu l'envie d'entrer dans une 'implication', voire une attitude en faveur du développement durable, nous avons choisi de miser sur les possibilités multiples qu'offre la muséologie pour y parvenir. Dans ce dessein, nous nous sommes penchés sur la manière dont les publics potentiels d'une présentation muséale de ce sujet s'approprient ce dernier. Quelles sont leurs questions, leurs positions, leurs idées et les difficultés inhérentes à l'approche de la complexité? Ces dernières ont-elles des répercussions sur l'action possible de l'individu? Quelles sont les valeurs, les attitudes et les modes de raisonnent qui agissent sur ces deux paramètres? Voilà quelques-unes des questions auxquelles notre travail tente de répondre.

      Une approche théorique des dernières recherches en didactiques des sciences et en muséologie, complétée par des réflexions sur la mise en pratique de certaines actions visant le passage important du savoir au faire parachèvent notre démarche.

      Le recoupement de ces différents axes nous permet d'envisager la création d'un type nouveau d'exposition dont la conception d'ensemble vise avant tout l'implication de l'individu. Celle-ci commence par la participation physique à différentes activités, pour passer à une phase de réflexion où l'esprit, non pas de compétition, mais de solidarité, est mis à l'épreuve à travers plusieurs propositions de jeux, imbriqués les uns dans les autres, jouant incessamment sur les liens qui tissent les principes sur lesquels repose le développement durable.

      Les enjeux de notre recherche sont les préalables pour préfigurer et promouvoir le développement d'une muséologie que nous pourrions appeler 'de la mobilisation' ou 'de l'implication'.

      Nous ne prétendons pas, dans un tel travail, maîtriser toutes les données, celles-ci s'étendant à des domaines aussi vastes que ceux de la politique, de l'économie, de l'écologie (et de l'ensemble des sciences et des technologiques auxquelles cette dernière se réfère), de la sociologie, de l'anthropologie, de la psychologie, de la psychanalyse, etc. Là n'est d'ailleurs ni le but, ni l'intérêt d'un tel travail. Comme le rappelle Lerbet (1995), 'le propre même de la pensée complexe et du discours la concernant, est précisément marqué par une incomplétude difficile à assumer 6 '. Pour notre part, nous l'assumons en toute conscience. Toujours en nous référant à l'approche complexe des auteurs que nous citons à travers ce travail, nous avons privilégié la mise en évidence de certains processus et de leurs interactions, au détriment des connaissances factuelles et notionnelles relatives à leurs domaines spécifiques. Nous restons donc parfaitement conscients du manque de profondeur que les spécialistes des domaines ainsi abordés pourraient relever. Mais, comme le rappelle encore Lerbet (1995), 'il ne suffit pas, en effet, de lister et de contrôler chaque item ou chaque variable listée, pour résoudre tous nos problèmes. Morin, après d'autres, a su le souligner. «Le tout est plus fiable que la somme des parties» dans le monde complexe 7 '.

      D'autre part, sans négliger les approches théoriques liées à notre questionnement, nous avons délibérément opté pour une approche la plus pragmatique possible. Pour y parvenir et ainsi approcher au plus près les problèmes concrets qui se posent dans la mise en place de cette nouvelle manière de penser et d'agir au sein de la société suisse, nous nous sommes approchés de Mme et M. Toutlemonde, afin de connaître leurs manières d'appréhender un tel concept et de se projeter dans un tel processus. En mettant en évidence leur manière de raisonner, de percevoir cette problématique, d'envisager quelle pourrait être ou non leur propre participation, nous avons fait ressortir un certain nombre d'éléments favorables ou non à l'appréhension de la complexité d'une part, et à l'implication de l'individu dans le processus de développement durable d'autre part.

      Amener les réflexes nécessaires et indispensables pour permettre à tout citoyen de participer activement à un mieux être tant individuel que planétaire, lui permettre d'accéder, s'il le désire, à la réflexion éthique et complexe qui sous-tend tout le processus, sont donc les buts que nous avons cherché à développer à travers notre projet. Bien sûr, notre action peut sembler dérisoire, confinée au sein d'un espace muséal clos. C'est oublier que nous baignons dans une culture, dans des courants de pensée et dans un monde en perpétuelle évolution. Or, fort heureusement, la fin du siècle a été le témoin du réveil de la citoyenneté. Le développement d'une agriculture 'biologique' ou du moins 'intégrée', le nombre croissant de membres à des associations non gouvernementales de protection de l'environnement ou d'entraide internationale, le développement d'industries plus respectueuses de l'environnement, la pression exercée pour un plus grand respect des droits de l'homme, une certaine remise en question des valeurs libérales par plusieurs associations, voire par des individus isolés dont le charisme draine une population désireuse d'entrer en action, laissent planer quelques espoirs nouveaux. Comme le remarque très justement l'Unesco (1997), 'l'opinion a tendance à évoluer et à devenir plus réceptible à la promotion du développement durable. C'est une occasion à ne pas rater, une chance à saisir. C'est le moment de donner une impulsion efficace, non pas en imposant une conduite d'en haut, mais en responsabilisant et en sensibilisant les populations. 8 '

      Dans cette période charnière, il nous semble donc primordial de proposer des démarches concrètes, d'offrir à chacun la possibilité de s'engager en faveur d'un avenir meilleur, de devenir un citoyen actif capable d'assumer pleinement ses responsabilités et ses choix.

      Même si nous restons conscients que de telles démarches sont encore marginales, nous nous rallions à Morin (1999) lorsqu'il affirme que, 'comme toujours, l'initiative ne peut venir que d'une minorité, au départ incomprise, parfois persécutée. Puis s'opère la dissémination de l'idée, qui, en se diffusant, devient une force agissante. 9 '

      A nous de disséminer cette idée en développant pour les adultes et les enfants d'aujourd'hui des outils intellectuels et pratiques pour permettre à chacun de participer activement à la préparation d'un monde meilleur pour demain...

      et pour que notre planète cesse ses crises de foie!

      

Le monde de Mafalda, Glénat

Quino (1982)

      Notre recherche s'organise en quatre parties. La première est constituée d'un corpus théorique présentant la problématique. Ce dernier est divisé en quatre sous-parties.

      La deuxième partie présente la méthodologie sur laquelle repose l'ensemble de notre travail.

      La troisième est la recherche pratique des conceptions, menée par entretiens auprès de certains publics, considérés comme représentatifs de ceux auxquels s'adresse notre projet.

      La quatrième partie est le projet lui-même. S'appuyant sur les chapitres un et trois, il fait sans cesse référence à ce que ces derniers ont permis de mettre à jour, qu'il s'agisse d'obstacles à dépasser, où d'éléments reconnus comme 'facilitateurs' pour atteindre les buts que nous nous sommes fixés. L'ensemble de cette approche débouche sur un projet original et novateur.


1. Problématique


1.1. Le développement durable


1.1.1. Emergence du concept

Il serait temps que l'homme s'aime
Depuis qu'il sème son malheur
Il serait temps que l'homme s'aime
Il serait temps il serait l'heure
Il serait temps que l'homme meure
Avec un matin dans le coeur
Il serait temps que l'homme pleure
Le diamant des jours meilleurs.
Assez, assez!
Crient les gorilles, les cétacés,
Arrêtez votre humanerie.

Nougaro, 1980, Assez!


1.1.1.1. Définition

      "Le développement durable satisfait les besoins des générations présentes sans compromettre la possibilité pour les générations à venir de satisfaire leurs propres besoins 10 ". Telle est la définition donnée à ce concept dans le Rapport Brundtland en 1987. Comme le rappelle le Conseil du développement durable suisse (1997), cette 'prise en considération des besoins' ne s'appuie que sur une base éthique. Qu'est-ce qu'un besoin? Ou plutôt, où s'arrête le 'superflu' et où commence le 'besoin'? La question est délicate et laisse planer une ambiguïté évidente. Elle sous-entend même une autre question, celle de savoir à qui revient le droit de décider de ce qu'est un besoin.

      Dans notre travail, nous avons donc abandonné la notion de besoin, trop vague, au profit de termes plus précis. Nous nous sommes inspirés pour une part du texte de Marin (1996), qui donne à ce concept une définition qui résume ses finalités: "Repenser les nouvelles bases d'un projet de société planétaire qui puisse garantir notre survie et notre reproduction historique dans un cadre d'harmonie et de réciprocité avec l'environnement. 11 " Cette définition montre bien qu'il ne suffit pas d'intégrer l'aspect écologique dans le cadre de la production économique, mais qu'il s'agit de repenser les fondements essentiels de notre société. En effet, les valeurs individualistes se perdent au profit de la 'reproduction historique', en d'autres termes, la survie de l'espèce humaine. Le 'projet de société planétaire' implique une vue globale, systémique, non géocentrique, qui oblige à repenser des notions telles que la solidarité, l'équité, le partage. L''harmonie' et la 'réciprocité avec l'environnement' obligent à inclure des valeurs écologiques au rendement économique.

      Néanmoins, cette définition ne laisse qu'entrevoir le respect des différentes cultures, ainsi que l'importance de la relation des pôles écologique et social avec l'économie. Qui plus est, les définitions évoquées restent impersonnelles, la responsabilité de la mise en oeuvre de ce processus n'apparaît nulle part, pas plus que les moyens d'action pour y parvenir. Enfin, l'idée même de processus, c'est-à-dire d'un projet qui se déroule dans le temps, comme le suggère le terme de durable, n'est pas non plus mis en exergue. Nous avons donc cherché à formuler une définition qui mette en avant les principales finalités du développement durable et qui soit en outre facilement accessible au grand public: Il faut voir le développement durable comme un processus adaptable aux différentes cultures, tout en gardant un but universel de protection de l'homme et de son environnement dans des buts qualitatifs plutôt que quantitatifs. Il s'agit de tenir compte des implications écologiques, sociales et économiques qui sont indissociables de toute action ou activité humaine, quelle qu'elle soit 12 .

      Avec cette définition, nous avons fait ressortir les cinq points qui nous paraissent primordiaux pour comprendre, ou du moins appréhender ce concept:

  1. une vision d'une mondialisation qui soit entreprise dans le respect des cultures,
  2. les objectifs qualitatifs qui sous-tend la protection de l'homme et de son environnement,
  3. les interactions entre les différents domaines économie-écologie-développement social,
  4. la notion de processus qui suggère la durée dans le temps,
  5. la participation active à tous les niveaux de décision, de l'individu aux gouvernements, voire aux organisations internationales, qui apparaît à travers la locution 'toute action ou toute activité humaine, quelle qu'elle soit'.

1.1.1.2. Naissance du concept

      Le vocable de 'développement durable' vient de la traduction de la formule anglaise 'sustainable development' qui n'a pas de correspondance exacte en français. Le choix de la dénomination de ce concept ne fait pas l'unanimité. D'autres propositions avaient été évoquées, telles que 'développement viable' ou d''écodéveloppement'. Si le premier laisse une impression de survie quelque peu minimaliste, le deuxième reste trop proche du terme écologie. 'Si c'est le terme développement durable qui a été retenu, c'est parce qu'il ne faisait pas explicitement référence à l'écologie ou à l'environnement. Il effarouchait moins les défenseurs traditionnels du développement que le mot écologie horripilait  13 'explique le sociologue Jean-Guy Vaillancourt.

      Pour Lucie Sauvé, 'le concept est flou. (...) Le développement durable propose la durabilité du développement lui-même. Mais de quel développement s'agit-il? Il y a place pour diverses conceptions, dont la plus courante justifie la poursuite, voire même la mondialisation, d'un même modèle de développement néo-libéral, celui-là même qui cause problème, pourvu qu'on apporte des correctifs techniques et qu'on parvienne à éviter l'effet boomerang de la misère humaine 14 '.

      Si nous partageons, dans une certaine mesure, les critiques faites à l'encontre de ce vocable, nous relevons également que le choix de ces termes a l'avantage de suggérer, d'une part, une dynamique à redéfinir, le développement, par essence, ne pouvant être statique. D'autre part, l'adjectif 'durable' mettant un accent particulier sur la durée, il devrait permettre de ne pas s'arrêter à des solutions palliatives qui, si elles sont souvent nécessaires dans un premier temps, ne peuvent suffire à long terme.

      Au-delà de ces débats sémantiques, il reste que le concept en lui-même ressort d'une volonté de trouver un consensus international permettant à la fois un développement viable, vivable et équitable dont nous ne remettons pas la valeur intrinsèque en question.

      

Tableau I/I : Représentation schématique des interactions qui régissent le développement durable

Villain (1996)

      Ce concept est une réponse aux problèmes découlant de l'essor industriel qui débute au XVIIIe siècle, mais dont les effets pervers ne se sont manifestés réellement qu'après la Deuxième Guerre mondiale. L'explosion de la croissance démographique et économique qui a suivi cette dernière a entraîné celle de la consommation de matières premières et d'énergie. Celle-ci n'a cessé de croître au cours de la deuxième moitié du XXe siècle dans les pays industrialisés, entraînant des déséquilibres écologiques, sociaux et économiques que nous ne développons pas dans ce travail.

      Au cours des années soixante, un premier signal d'alarme est tiré face au fossé qui ne cesse de s'agrandir entre les pays industrialisés et les pays encore qualifiés de 'sous-développés'. La misère humaine, l'analphabétisation, la famine et les épidémies qui l'accompagnent apparaissent de manière flagrante aux yeux du monde occidental.


1.1.1.3. Le concept à travers les conférences des Nations Unies

      En réponse à cette situation, les Nations Unies mettent sur pied la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED) qui se déroulera à New York en 1968. Celle-ci doit représenter les intérêts du Sud dans un commerce plus équitable en vue de rétablir un certain équilibre dans la répartition des moyens et des ressources.

      Liée très fortement au développement social et économique elle est complétée, en 1972, par la notion d'environnement dans le sens d'une protection et d'une solidarité dans le temps avec les générations futures. Bien que la dénomination de 'développement durable' n'apparaisse pas encore, les conclusions de la conférence mondiale sur l'Environnement Humain, qui réunissait 113 états à Stockholm, mettent en avant les interactions et les interdépendances qui existent entre les pôles économie, écologie et société. 'La Conférence de Stockhom releva clairement qu'il ne fallait pas considérer isolément les problèmes écologiques actuels et futurs et qu'une solution acceptable ne pourrait y être apportée que dans la mesure où l'on reconnaîtrait que leurs véritables causes étaient la pauvreté et le sous-développement, d'une part, ainsi qu'une consommation excessive et un gaspillage des ressources, d'autre part. 15 '

      La consécration des termes même de 'développement durable' n'apparaît qu'en 1987 avec les conclusions de la Commission Mondiale pour l'Environnement et le Développement, plus connue sous la dénomination de 'Rapport Brundtland', du nom de sa présidente. Cette commission indépendante, mandatée par l'Assemblée Générale des Nations Unies en 1983, avait pour tâche d'élaborer une stratégie internationale à long terme, intégrant pour la première fois l'environnement au développement économique. L'intérêt essentiel de ce rapport est, d'une part, "la quantité de données et d'informations collectées sur l'état actuel de la planète" et, d'autre part, "la mise en évidence des relations étroites qui existent entre les problèmes majeurs de notre temps et les nécessités dictées par le nouveau concept de développement durable. 16 ". Pour la première fois, les dangers qui menacent, si ce n'est la survie de notre planète, du moins celle de notre espèce, sont réellement reconnus comme tels. Le coup d'envoi d'une action pratique en faveur du développement durable ne se fera qu'en juin 1992, lors de la Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le développement qui eut lieu à Rio de Janeiro. En plus de la signature de trois conventions concernant le changement climatique, la diversité biologique et la désertification, de la Déclaration de Rio et des principes cadres sur la protection des forêts, un plan d'actions concrètes est mis au point: l'Agenda 21.


1.1.1.4. Action 21 ou Agenda 21

      Bien qu'intitulé 'Action 21', ce rapport est plus connu sous le nom d'Agenda 21, soulignant ainsi l'agencement d'un plan d'actions à réaliser pour le 21e siècle. Son principal apport est de définir les objectifs importants que doivent se fixer les différentes nations. 'L'Agenda 21, fruit du consensus de plus de 180 Etats représentés à Rio, constitue un vaste programme d'action pour le 21e siècle, un catalogue de mesures visant à réconcilier, par le biais d'un véritable partenariat mondial, le double impératif d'un environnement de haute qualité et d'une économie saine. 17 ' Si le document historique, édité par les Nations Unies compte 256 pages format A4, plusieurs versions simplifiées ont été élaborées afin de les rendre plus accessibles aux différents publics auxquels elles sont destinées 18 . Ces documents 'vise(nt) à faciliter à un large public l'accès au matériel important que contient l'Agenda 21. Nous espérons que cet effort incitera chacun et chacune à s'intéresser à l'avenir de la planète et à devenir des partenaires actifs dans la réalisation d'un développement durable. 19 ' Cette citation de Philippe Roch, Directeur de l'Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (OFEFP) en 1992, résume clairement le fait que le développement durable n'est pas un concept réservé à une élite d'initiés. Au contraire, il est l'affaire de tous. 'A la ferme comme au conseil d'administration, du caddie au budget national, nous devrons faire des changements radicaux. 20 ' Cette volonté de faire participer activement chaque citoyen apparaît donc comme l'un des éléments fondamentaux du développement durable.


1.1.1.5. Mise en oeuvre et suivi de l'Agenda 21

      Le développement durable ne peut être qu'une oeuvre collective, dans laquelle doivent s'investir, non seulement tous les états, mais l'ensemble des individus. C'est la raison pour laquelle il faut comprendre l'Agenda 21 comme un grand cahier des charges qui définit, de manière succincte et incomplète, les rôles et les responsabilités de chaque partenaire. Dans les instances les plus hautes et donc les plus globales, les acteurs principaux sont les organismes internationaux, les gouvernements, l'économie et les organisations non gouvernementales (ONG). Comme dans un immense jeu de poupées russes, chacun de ces acteurs se doit de mettre en place différentes structures en réseau, pouvant porter l'information et l'action à des échelons différents, jusqu'auprès de chaque individu. 'Action 21 (...) est un programme qui reflète un consensus mondial et un engagement politique au niveau le plus élevé sur la coopération en matière de développement et d'environnement. La bonne application d'Action 21 est la première et la plus importante des responsabilités des gouvernements 21 '.

      Le suivi de cette mise en oeuvre se fait à différents niveaux de cette hiérarchie. Tout d'abord, une série de conférences internationales ont vu le jour depuis la Conférence de Rio. Si chacune aborde une problématique spécifique, leur but est d'approfondir les grandes questions de notre temps et de les mettre en relation avec les principes du développement durable (Blanchet & November, 1998).

  1. Le Caire, 1994: Conférence internationale sur la population et le développement où les problèmes liés à l'explosion démographique sont abordés de manière spécifique.
  2. Copenhague, 1995: Sommet mondial pour le développement social, axé sur la pauvreté et l'exclusion sociale.
  3. Pékin, 1995: La Conférence des Nations Unies aborde la condition de la femme, notamment la reconnaissance de son égalité dans la vie politique et sociale, ainsi que le développement de la paix.
  4. Istanbul, 1996: Conférence des Nations Unies sur les habitats humains, l'accès à un logement convenable et l'équilibre villes-campagnes.
  5. Rome, 1997: Conférence sur la sécurité alimentaire.

      Ajoutons à cette liste que les signataires des Conventions sur le climat et la biodiversité, élaborées à Rio en 1992, se sont réunis à Berlin, à Genève et à Kyoto afin de promouvoir et d'évaluer l'état d'avancement de la mise en oeuvre de celles-ci.

      Parallèlement à ces Conférences, la Commission du développement durable des Nations Unies tient une session annuelle pour laquelle chaque pays signataire fournit un rapport. L'analyse de ces rapports permet à la Commission de tirer un bilan pour chacun des points figurant les objectifs de l'Agenda 21.

      Ces rapports nationaux sont l'oeuvre du gouvernement, en collaboration avec d'autres instances supra nationales comme l'UNICEF, L'UNESCO ou l'OCDE. Ces organismes internationaux supervisent en quelque sorte les politiques gouvernementales dans les domaines qui sont les leurs. Leurs propres rapports offrent une plus grande crédibilité à ceux des gouvernements, leur caractère impartial provenant d'un regard extérieur au pays étant reconnu. En ce qui concerne l'environnement, l'Organisation pour la Coopération et de Développement Economique (OCDE), qualifié comme le " club " des pays industrialisés, examine, depuis 1992, les performances de ses pays membres dans ce domaine. Cette étude ne se limite pas à un état de l'environnement à un moment donné. Son but est " d'aider les pays membres à rendre leur politique environnementale aussi efficace que possible. Et de comparer les réalisations de différents pays. 22  " Pour ce faire, les experts de l'OCDE se penchent sur l'efficacité des mesures prises par les autorités et le respect de celles-ci des prescriptions nationales et internationales. De plus, l'étude se penche également sur les mesures prises par l'industrie, le monde économique en général et par les ONG.

      Néanmoins, et bien que la gouvernance, dans un système démocratique, appartienne à l'ensemble des acteurs qui le constitue (Saint-Geours, 1987), l'état reste le principal responsable de la mise en place de structures telles que celles visant non pas à imposer, mais à promouvoir une régulation de l'évolution démographique en fonction de l'équilibre des écosystèmes relatifs à chaque pays, ainsi qu'à assurer la protection et la promotion de la santé. C'est lui également qui doit promouvoir des programmes et des mesures visant à privilégier l'utilisation de technologies, d'énergie ou de matériaux respectueux de l'homme et de la nature, ainsi qu'à édicter des lois et des règlements visant notamment à la protection et à la gestion des océans et des mers, à celle des déchets en tout genre ou des substances toxiques. Il doit également promouvoir le transfert vers les pays en développement, de technologies respectueuses de l'environnement, et subvenir au financement des programmes préconisés par l'Agenda 21.

      Mais le rôle de l'état est également subsidiaire. Il lui incombe donc de mettre en place des structures et/ou des infrastructures, lui permettant de 'déléguer' en quelque sorte son rôle de 'leader', notamment aux pouvoirs locaux, aux ONG, à la communauté scientifique, au secteur privé, à certaines associations, telles que celles de consommateurs, aux communautés locales et pour finir, à chaque individu. 'La nécessité de promouvoir un idéal commun à tous les secteurs de la société constitue l'un des principaux défis que la communauté internationale doit relever dans ses efforts visant à remplacer des modes de développement non viables par un processus de développement écologiquement rationnel et durable. L'édification de cet idéal commun reposera sur la volonté de tous les secteurs d'instaurer une véritable collaboration et un dialogue au sein de la société tout en reconnaissant les rôles, les responsabilités et les capacités respectives de chacun 23 '. Ainsi, l'Agenda 21 définit les responsables du développement durable. Si l'ensemble de ces partenaires est sollicité lorsqu'il s'agit d'évaluations, de bilans écologiques, d'élaborations de stratégies visant la conservation et/ou l'utilisation durable de ressources, ainsi que dans la conduite de recherches dans différents domaines, des rôles plus spécifiques sont attribués à certains organes. Notre but n'est pas d'en présenter une description exhaustive, mais d'offrir quelques exemples afin de donner un aperçu des rôles spécifiques dévolus à chacun.

      * 'Les ONG jouent un rôle vital pour ce qui est de modeler et d'appliquer la démocratie participatoire. 24 ' Leur statut indépendant les rend plus aptes à travailler avec une certaine transversalité, allant des relations internationales jusqu'à la proximité du citoyen. En plus d'une participation active depuis l'élaboration des politiques jusqu'à leur application, elles jouent un rôle fondamental dans la formation, l'information et la sensibilisation du grand public, dans un but de prise en charge et de responsabilisation de ce dernier vis-à-vis du développement durable.

      

Carte postale éditée par WWF, 1992

      * La communauté scientifique, quant à elle, peut et doit fournir les éléments permettant de mettre en application certaines stratégies. Son rôle est donc fondamental à tous les niveaux de décision. 'Créer les conditions nécessaires à une recherche rigoureuse et à la diffusion de ses résultats, (...) et en particulier veiller à ce que les résultats de la recherche appliquée soient présentés sous une forme accessible et intelligible pour le grand public. 25 '

      * Les milieux du commerce et de l'industrie sont sollicités, d'une part, en vue d'améliorer globalement leur impact sur l'environnement au sens large du terme et d'autre part, pour 'contribuer à l'information des travailleurs et des syndicats et favoriser leur participation active dans l'élaboration et l'application des stratégies liées à l'environnement et au développement, à l'échelon tant international que national. 26 '

      * Enfin, les collectivités locales ont une place important en tant que relais entre le gouvernement et les citoyens. Cette situation privilégiée leur offre la possibilité d''instaurer un dialogue avec les habitants, les organisations locales, et les entreprises privées. La concertation permettrait à tous les participants de se sentir concernés et d'élaborer les stratégies les plus appropriées pour garantir la réalisation d'un développement durable. 27 '

      A travers ces quelques exemples, nous remarquons une constante. Quel que soit l'organisme délégué responsable de la mise en place du processus de développement durable ou d'une partie de celui-ci, l'information du public en vue de l'inclure d'une manière active dans les décisions est omniprésente. Faut-il comprendre cela comme une impossibilité pour le développement durable d'être instauré de manière stable au sein d'une communauté si celle-ci n'en ressent pas la nécessité vitale et ne participe pas activement à sa mise en place? C'est en tout cas ce que déclare clairement Gro Harlem Brundtland: 'Les promesses faites à Rio ne pourront être tenues à temps pour assurer notre avenir que si les citoyens, les gens prêts à soutenir des décisions difficiles et à demander le changement, savent inspirer leurs gouvernements et exercer des pressions sur eux. 28 ' Ainsi, si le 'pouvoir" d'influencer une société à entrer dans le processus de développement durable revient, en fin de compte, au citoyen, il faut que ce dernier ait reçu l'information nécessaire pour pouvoir l'exercer à bon escient. L'effort a-t-il été fait pour éviter le cercle vicieux insidieusement instauré? D'après les engagements de l'Agenda 21, il incombe aux pouvoirs locaux de mettre en place des programmes d'action qui tissent des liens directs avec la population. 'D'ici 1996, la plupart des collectivités locales de tous les pays devraient mettre en place un mécanisme de consultation de la population et parvenir à un consensus sur un programme Action 21 à l'échelon de la collectivité. 29 ' Si l'échéance est déjà largement dépassée, nous pouvons noter que plusieurs régions, notamment en Suisse, (Vevey, Genève, le Valais) ont mis en place un "Agenda 21 local" ou sont en passe de le réaliser.


1.1.1.6. Agendas 21 locaux

      Le 'programme Action 21 à l'échelon de la collectivité', appelé plus fréquemment, Agenda 21 local ou Actions Locales 21 est le relais indispensable pour passer du 'global planétaire' au 'local décentralisé'. Ce découpage de l'espace permet de tenir compte des particularités intrinsèques à chaque société et à sa culture, et facilite de ce fait la gestion sociale, ainsi que la définition des contraintes (Kocher, 1996). Dans cette optique, les 'collectivités locales' sont le plus à même de mettre en place un Agenda 21 local. En effet, ce sont elles qui 'construisent, exploitent et entretiennent les infrastructures économiques, sociales et environnementales, qui surveillent les processus de planification, qui fixent les orientations et la réglementation locales en matière d'environnement et qui apportent leur concours à l'application des politiques de l'environnement adoptées à l'échelon nationale ou infranational. Elles jouent, au niveau administratif le plus proche de la population, un rôle essentiel dans l'éducation, la mobilisation et la prise en compte des vues du public en faveur d'un développement durable 30 '. Ces 'collectivités locales' peuvent donc être une ville, une commune, une région ou un canton. Pour corroborer cette volonté de prise en charge locale, les villes européennes signaient, le 27 mai 1994 à Aalborg au Danemark, la 'Charte des villes européennes pour la durabilité'. Parmi les multiples objectifs que stipule la Charte, nous relevons cette citation qui nous paraît essentielle: 'Nous baserons donc nos efforts sur la coopération entre tous les acteurs concernés, nous veillerons à ce que tous les citoyens et les groupes d'intérêt aient accès à l'information et puissent être associés aux processus décisionnels locaux et nous nous emploierons à éduquer et à former non seulement le grand public mais encore les représentants élus et le personnel des administrations locales à la durabilité. 31 '

      Adapté aux exigences culturelles et économiques de chaque région dans laquelle il est développé, l'Agenda 21 local vise plusieurs buts d'intérêt collectif qui ne s'arrêtent pas à la seule information du public. Son rôle est de prendre part à la politique environnementale de la région dans laquelle il s'inscrit afin de susciter une réflexion relative aux choix économiques et politiques. Il doit donc évaluer des situations, proposer des directions à suivre, notamment par la création de chartes, et finalement mettre en place certaines actions destinées tant aux politiques, aux industries, aux services, qu'au simple citoyen. Le principe éthique de l'intérêt public, collectif, est le moteur, non seulement des actions proposées dans le cadre des Agendas 21 locaux, mais de toute la philosophie de l'Agenda 21 et donc du développement durable. A ce sujet, nous précisons que nous envisageons cette notion comme Longet (1997) lorsqu'il déclare: 'Nous postulons que le collectif part de l'individu et non l'inverse, que les intérêts collectifs sont régis par la démocratie. Et que la démocratie exige un citoyen exerçant effectivement ses fonctions. 32 ' Le principe fondamental réside donc dans la participation active des individus exerçant leurs droits et leurs devoirs de citoyens responsables.


1.1.2. Caractéristiques et état du concept aujourd'hui

'A la télé, on nous dit:
«Il fera trop beau aujourd'hui,
Faites attention à votre coeur
Et gardez les bébés à l'intérieur»
L'air n'est plus ce qu'il était,
Je me méfie de l'eau de pluie
Mais du soleil aussi...
Tout l'argent s'envole en fusées,
En nucléaire, en machines de guerre,
Mais tous les gens se doivent de garder le moral'

Maurane, 1999, Tout va bien dans ce monde


1.1.2.1. Emergence de la complexité

      L'idée de complexité, la prise de conscience des interactions, des interdépendances, des systèmes ouverts et dynamiques s'inscrit dans un cadre historique d'évolution de la pensée. Cette histoire remonte au XIXe siècle, avec de grandes découvertes scientifiques, notamment en physique, comme la mise en évidence du second principe de la thermodynamique, ainsi que l'avènement de la théorie quantique. Ces recherches fondamentales amènent une nouvelle manière d'appréhender le réel. Les anciens repères, s'appuyant sur une vision cartésienne mécaniste de l'univers, sont balayés par l'apparition de notions telles que le désordre, le chaos, le flou, l'incertain, le contradictoire, l'aléatoire, le paradoxal. La linéarité, tant temporelle que spatiale, est également remise en question au profit de la notion de cycle 33 .

      Malheureusement, toute connaissance suit ce que Morin appelle une 'détermination sociologique'. Emblème de cette dernière, la culture, véhicule des valeurs d'une société et garante d'un pouvoir idéologique et politique en place, est souvent un frein à l'évolution, ou plus exactement à la transformation des modes de pensées. C'est la raison pour laquelle, au moment de sa mise en évidence dans le domaine de la physique, le désordre issu du deuxième principe de la thermodynamique est considéré comme 'un parasite, un sous-produit, un déchet du travail et des transformations productrices. Il n'a aucune utilité, fécondité. Il n'apporte que dégradation et désorganisation. 34 '

      Il faut donc attendre que des découvertes plus accessibles au niveau conceptuel, plus 'médiatiques', qui frappent l'imagination du commun des mortels en touchant l'inconscient collectif, viennent bousculer l'opinion publique pour que ce nouveau désordre déstabilise la culture en place. Le premier de ces grands événements fut la découverte de l'existence d'autres galaxies en 1923. Puis il faudra attendre 1930 et Hubble pour permettre de voir que ces dernières s'éloignent à des vitesses fulgurantes et, donc, que toute la vision mécanique 'horlogère' de l'univers n'est plus défendable. Ces observations ne touchent pas seulement les convictions scientifiques véhiculées par des noms aussi prestigieux que Newton ou Einstein pour ne citer que les plus connus du grand public. Elles remettent en question les conceptions religieuses et touchent à toute une philosophie où la place de l'être humain est à redéfinir. Enfin en 1965, l'idée que l'univers provient d'une explosion initiale force à considérer le désordre comme la base de tout ordre établi.

      Ce regard nouveau jeté sur notre environnement au sens le plus large oblige à repenser les fondements même de notre approche et de notre compréhension de la réalité. La complexité ouvre les portes d'une logique fonctionnant en réseau où les systèmes de rétroactions et de régulations diverses obligent à dépasser l'idée de système clos, tout en prenant conscience de la finitude de notre terre. Il devient donc 'normal' que, dans un tel contexte, le concept de développement durable prenne son essor, avant même que les termes consacrés ne lui soient dévolus. 'Les économistes ne reconnaissent pas que leur discipline n'est, en fait, qu'un aspect d'une vaste structure écologique et sociale, d'un système vivant composé d'êtres humains en interaction continue les uns avec les autres et aussi avec les ressources naturelles. L'erreur fondamentale est de diviser cette structure en fragments supposés indépendants et devant être traités dans des départements académiques distincts. 35 '

      Néanmoins, si l'idée de complexité est apparue il y a un peu plus d'une trentaine d'années, elle n'est admise en tant que telle que par une certaine frange de chercheurs venant parfois d'horizons forts différents 36 , mais n'est pas encore intégrée dans nos moeurs. La volonté de contrôler et de maîtriser le réel qui perdure depuis Bacon (1561-1626) reste le cheval de bataille des sciences et des techniques. Le fonctionnement disciplinaire de l'école est un résidu encore tenace de la fragmentation cartésienne et l'ensemble de notre économie de marché fonctionne en autonomie, voire en autarcie, sans tenir compte de l'environnement écologique et social. Pourtant, s'exercer à une pensée capable de traiter avec un réel multiple, aléatoire, incertain et paradoxal, de dialoguer et de négocier avec lui apparaît de plus en plus comme incontournable pour appréhender un monde en perpétuelle mouvance, tel que nous le vivons depuis la révolution industrielle.


1.1.2.2. Définition de la complexité

      "Est complexe ce qui ne peut se résumer en un maître mot, ce qui ne peut se ramener à une loi, ce qui ne peut se réduire à une idée simple 37 '. La complexité prend appui sur la notion de système et sur les interactions qui définissent cette dernière. Tenir compte du système, c'est accepter que le tout qu'il forme est plus mais aussi moins que la somme des parties qui le composent, suivant le point de vue adopté par l'observateur. Cette caractéristique du système éloigne la complexité de la vision holiste du monde qui ne considère que le tout et néglige les parties (Morin, 1977). En d'autres termes, il faut accepter l'idée que le tout est quelque chose d'autre que la somme des parties, et qui plus est, que ce tout est fluctuant, d'un caractère 'relatif, définissable et explicable de cas en cas, ouvert à des connaissances diverses et concomitantes à sa propre production 38 '.

      Les interactions peuvent être définies comme 'des actions réciproques modifiant le comportement ou la nature des éléments, corps, objets, phénomènes en présence ou en influence. 39 ' Il y a donc interaction dès qu'un être et/ou un objet en rencontre un autre. Qu'il s'agisse de particules élémentaires ou d'êtres humains, voire d'idéologies véhiculées par ces derniers, tout dans l'univers est en interaction constante avec un environnement spécifique. Une particularité des interactions est l'amplification des effets qui peut surgir lorsque plusieurs causes sont en synergie (Giordan, 1998). Effet et cause rétro agissant les unes sur les autres, nous pouvons observer une évolution, une histoire des éléments qui se modifient à travers l'irréversibilité du temps. De Rosnay (1999) ajoute encore aux caractéristiques communes des systèmes complexes la présence de réseaux de communication, ainsi que la non-prédictibilité de leurs comportements, ceux-ci pouvant présenter 'des accélérations brutales, des périodes de stabilisation, ainsi que des périodes d'inhibition où les systèmes s'annulent les uns les autres à partir de la complexité de leurs échanges et de leurs interactions 40 '. Nous reviendrons sur ces particularités du système et des interactions qui le forment lorsque nous aborderons de manière plus approfondie le développement durable en tant que concept complexe.

      L'approche systémique qui découle de cette conception de la complexité oblige non seulement à ne plus considérer un élément isolé de son contexte, mais à tenir compte de l'organisation qui lie ce dernier à l'élément et inversement. Morin définit l'organisation comme 'l'agencement de relations entre composants ou individus qui produit une unité complexe ou système, dotée de qualités inconnues au niveau des composants ou individus. L'organisation lie de façon interrelationnelle des événements ou individus divers qui dès lors deviennent les composants d'un tout. Elle assure solidarité et solidité relative à ces liaisons, donc assure au système une certaine possibilité de durée en dépit de perturbations aléatoires. L'organisation donc: transforme, produit, relie, maintient. 41 '

      Dans notre travail, nous ne différencions pas l'approche systémique de l'approche complexe. Toutes deux font appel à la notion de système, voire de 'systèmes de systèmes' tels que le définissait Lupasco en 1962 déjà 42 .

      La complexité, si elle n'est pas antinomique à la pensée analytique cartésienne dont elle est en partie constituée, ne peut s'en satisfaire. 'L'ancien registre de la modélisation analytique se borne à traiter de ce qui est calculable, de l'ordre du prévisible 43 ', rappelle Ludi (2000). Or, c'est sur cette dernière que s'appuie toute notre culture occidentale. D'une façon très schématique, nous pouvons résumer la méthode analytique de Descartes par la façon qu'il avait d'"éclater les pensées et les problèmes en parcelles, [et de] les réagencer en ordre logique. (...) L'importance excessive de la méthode cartésienne a conduit à la fragmentation, caractéristique de notre mode de pensée général, de nos disciplines académiques et du réductionnisme largement répandu dans la science 44 ".


1.1.2.3. Caractéristiques du développement durable

      Le concept de développement durable ne se définit que par les interactions qui le constituent. Nous relevons les deux axes principaux de ces dernières, à savoir celles qui régissent les interdépendances entre les trois domaines que sont l'économie, l'écologie et le développement social et celles qui relient les actions de tous les acteurs sociaux.

      En observant les premières, nous constatons d'emblée qu'il s'agit d'interactions entre plusieurs systèmes, chaque domaine appréhendé étant un système en soi. La particularité intrinsèque du développement durable vient principalement du fait que ces différents systèmes, déjà complexes en eux-mêmes, doivent être appréhendés dans une perpétuelle interaction. 'L'économie, par exemple, est dépendante de l'énergie ainsi que d'autres ressources; les ressources disponibles en énergie dépendent de la géographie et de la politique; la politique dépend de la force militaire; la force militaire dépend de la technologie; la technologie dépend des idées et des ressources; les idées dépendent de la politique pour être acceptées et soutenues; et ainsi à l'infini 45 ', explique Saaty (1984).

      Notons d'emblée que, dans son exemple, ce dernier auteur reste dans les sphères décisionnelles et ne tient compte ni du consommateur, ni des ressources humaines, ni des conditions de travail, pour ne citer que ces trois paramètres. Néanmoins, son exemple montre bien les interdépendances et l'interdisciplinarité dans lesquelles baigne toute problématique. Les interactions entre ces domaines ne sont pas une évidence, elles ne 'coulent pas de source', elles n'ont aucune 'obligation' matérielle d'exister, contrairement à la plupart des interactions qui régissent le monde physique ou même social d'une manière générale. En effet, si nous prenons comme exemple le système économique, nous pouvons schématiser en disant que celui-ci peut fonctionner de manière parfaitement autonome à l'image de l'économie de marché libérale. Les limites que le développement durable lui impose sont hors du système lui-même, puisqu'elles sont d'ordre écologique d'une part et social d'autre part. Rien que les réseaux trophiques du système écologique, pour ne prendre que cet exemple, font de ce dernier un système complexe, certes, mais pouvant se développer sans l'intervention des deux autres domaines, comme ce fut le cas durant plus de 4 milliards d'années! Là aussi, les limites du système proviennent des facteurs extérieurs qu'est principalement l'explosion démographique, due en grande partie aux progrès scientifiques, notamment en médecine, mais également agroalimentaires et technologiques.

      Enfin, le système social, basé sur une construction hiérarchique du pouvoir peut très bien fonctionner sans se préoccuper des domaines précédents, sauf dans nos sociétés industrialisées ou en passe de l'être où le développement économique est devenu l'un des composants sine qua non. Ces trois systèmes ont d'ailleurs évolué plus ou moins indépendamment les uns des autres jusqu'au début des années 1970 (Saaty, 1984). Si les interactions qui les lient sont mises en évidence à cette époque-là, c'est avant tout pour répondre à leurs limites. Or, ces limites sont d'ordre qualitatif. Nous touchons là la plus grande particularité du développement durable. Ce concept n'existe en tant que système qu'en fonction de critères de qualité. Il ne devient donc système que par la conscience que l'on a de ces interactions. Il est donc totalement dépendant de l'observateur qui lui-même est partie prenante du système. Sujet et objet sont confondus, l'observateur fait partie intégrante du concept. Parfaitement abstraite, son existence dépend uniquement de la volonté des différentes parties qui le constituent à lui donner l'organisation nécessaire à sa survie et à son propre développement.

      Malgré cet aspect particulier, le développement durable réunit plusieurs des caractéristiques propres aux systèmes. L'aspect paradoxal de l'organisation est l'une de celles-ci. Tout système complexe engendre, en même temps qu'il en dépend, une organisation, cercle infernal et vicieux sans véritable point de départ et dont les conséquences restent par définition aléatoires. La question de savoir si le premier fut l'oeuf ou la poule reste toujours sans réponse.

      En tant que système, le développement durable ne se définit pourtant pas par cette seule caractéristique. Pour prendre un autre exemple, nous pouvons constater qu'il est plus que la somme des parties qui le constituent. Pour appréhender cette dimension, il faut définir sur qui et sur quoi s'appuient les interactions qui le forment. De portée mondiale, il est dépendant d'une multitude de sous-ensembles formant des sous-systèmes, allant des grands regroupements comme les organisations internationales, les gouvernements et les nations, jusqu'aux petites communautés locales et donc jusqu'à l'individu dans son entité propre. L'unité globale que forme ce concept dépasse la diversité de ces multiples facteurs par les finalités qui le caractérisent. Ces finalités, d'ordre éthique, obligent à la mise en place d'une organisation basée sur la solidarité et le respect. Unité globale et organisation sont des caractéristiques des systèmes ouverts et complexes. Par contre, les qualités et/ou les émergences provenant de ces deux paramètres ne peuvent être définies de manière claire, puisqu'elles sont directement liées à l'aspect qualitatif développé plus loin. Elles sont en effet totalement dépendantes de la manière dont l'organisation va permettre au tout de se réguler. Or, cette régulation dépend elle-même de l'investissement des différents facteurs et de leur organisation au sein des divers sous-systèmes qu'ils forment.


1.1.2.4. Le développement durable en tant que système

      En tant que système, le développement durable est également moins que la somme des parties qui le constituent. Cette même diversité citée précédemment perd également de sa richesse dès que nous l'appréhendons d'une manière globale. Les particularités intrinsèques de chaque culture, de chaque manière d'envisager le développement d'un système économique particulier, de chaque système politique et même de chaque individu sont noyées dans la masse et ne peuvent plus s'exprimer. L'organisation, ou plus exactement sa mise en place, inhibe, réprime certaines qualités ou propriétés intrinsèques aux multiples parties qui composent le tout. Pourtant, et cela peut paraître paradoxal, la notion de qualité des parties est primordiale dans ce concept. En d'autres termes, ce n'est que la qualité des différentes parties qui pourra garantir la qualité du tout. Il faut donc remonter jusqu'à la qualité de l'unité de base, dans ce cas précis, à l'individu, pour évaluer la qualité du système global.

      De telles considérations nous amènent à parler des autres éléments qui définissent un système complexe. L'approche qualitative du tout en référence à l'unité de base relève tant du "principe récursif" "où les produits et les effets sont en même temps causes et producteurs de ce qui les produits 46 " que du "principe hologrammatique" qui veut que la partie soit dans le tout et le tout dans la partie. La "récursion organisationnelle" se retrouve dans toutes les boucles de régulation qui interviennent dès qu'on admet l'interdépendance qui existe entre l'économie, l'écologie et le développement social. Quant à celui de l'hologrammatique, il devient percutant dès qu'on tient compte du principe éthique de responsabilité, principe fondé en réponse à un impératif de survie, et sur lequel s'appuie le concept de développement durable. Ce principe de responsabilité fait que le développement durable dépend d'une société qui produit des individus qui, eux-mêmes, produisent cette société, etc. L'idée de circularité qui apparaît dans le principe récursif doit néanmoins être dépassée. Le développement durable n'est pas un système clos. Il évolue dans l'espace et le temps et les régulations issues de son organisation, ou produisant cette dernière (le principe récursif est également présent dans cet aspect-là), ne peuvent se soustraire à cette spirale. L'idée de processus est donc fondamentale au concept de développement durable.

      Enfin, relevons que la dénomination du concept tient du "principe dialogique" qui permet de maintenir la dualité au sein de l'unité. Pour Morin (1990, 1996, 1998), l'association de deux termes à la fois complémentaires et antagonistes, tels que ceux de "développement durable", est également un principe qui permet de définir et de comprendre la complexité. 'La dialogique est un mode de pensée qui reconnaît, intègre et traite le contradictoire, mais elle ne constitue pas une logique. Elle transgresse les axiomes de la logique classique, mais sans pour autant pouvoir les remplacer (...). La dialogique que nous proposons constitue non pas une nouvelle logique, mais un mode d'utiliser la logique en vertu d'un paradigme de complexité; chaque opération fragmentaire de la pensée dialogique obéit à la logique classique, mais non son mouvement d'ensemble. La dialogique ne dépasse pas les contradictions radicales, elle les considère comme indépassables et vitales, elle les affronte et les intègre dans la pensée. 47 '

      

Tableau I/II : Le développement durable en tant que concept complexe

      Ce tableau présente les principaux éléments qui caractérisent le développement durable. Il permet de montrer les interactions sur lesquelles le concept s'organise, ainsi que les principaux systèmes qui le constituent. Nous pouvons distinguer, à l'intérieur du système même, les boucles de régulation qu'il engendre ou qui l'engendrent, en même temps que la forte influence du principe récursif à tous les stades de l'organisation, celui-ci étant caractérisé par les flèches à double sens.

      Comme tout schéma, celui-ci reste réducteur dans le sens où certaines interactions ne peuvent être présentées. Par exemple, la réflexion préalable est sous-jacente à plusieurs autres approches telles que celles qui mettent en évidence les liens qui existent entre l'action locale et l'impact global. En effet, toute personne qui effectue un choix en vue de favoriser, par exemple, un commerce équitable, passe par une phase réflexive préalable. De même, une telle attitude sous-entend un esprit critique face à la société en général, ainsi qu'une curiosité qui va pousser cette personne à rechercher de l'information.

      La dimension éthique, quant à elle, est la base sur laquelle s'appuie l'ensemble des réflexions.


1.1.2.5. Le développement durable: du principe dialogique à l'expression d'une déviance

      La dialogique culturelle au sens où Morin (1991) la définit tient d'un "commerce culturel" portant sur les échanges multiples d'informations, d'idées, d'opinions, de théories, de connaissances, etc. Sa condition première d'existence est la pluralité et la diversité des points de vue. Pour cet auteur, ces flux d'échanges culturels ne peuvent avoir que des aspects positifs, tant sur la société que sur l'individu, pour autant que soit respectée la 'loi du dialogue' instituée dans l'Athènes du Ve siècle et qui institua la philosophie. 'Les rencontres des idées antagonistes créent une zone turbulente qui opère une brèche dans le déterminisme culturel; elle peut susciter, chez des individus ou des groupes, interrogations, insatisfactions, doutes, mises en question, recherche 48 ". Un processus réflexif est donc mis en route pour rechercher des solutions ou des optimums 49  et refuser la passivité.

      Ainsi, malgré la forte emprise du principe récursif qui aurait tendance à favoriser la réplication du mode de pensée, les idées et les cultures évoluent, et de véritables révolutions ont lieu au sein des dogmes. Pour permettre cette évolution, cette échappée du système récursif, il faut affaiblir les paradigmes, les doctrines et les stéréotypes qui dirigent l'imprinting 50  cognitif. Les possibilités pour y parvenir sont:

  • L'existence d'une vie culturelle et intellectuelle dialogique.
  • La possibilité d'un "commerce culturel"
  • La possibilité d'expression des déviances.

      Si nous avons déjà défini la "culture dialogique" et le "commerce culturel", "l'expression des déviances" consiste en une certaine forme de liberté d'expression. Cette dernière est favorisée dans nos sociétés industrielles par ce que cet auteur dénomme "le culte du nouveau". Néanmoins, s'il permet l'émergence des idées déviantes et reste un terrain favorable à leur apparition, il recrée néanmoins de nouvelles normes dans lesquelles s'organise la nouveauté. 'L'officialisation de l'idée de création et de l'idée d'originalité efface l'idée de déviance. Le statut officiel sécrète alors de lui-même une nouvelle norme, une nouvelle conformité. 51 '

      Si nous nous référons aux définitions que Morin donne des cultures humanistes et scientifiques, nous pouvons dire que le développement durable est fondamentalement inspiré du mouvement humaniste, dans le sens où celui-ci tente de conserver une approche systémique typique de ce courant pour répondre au 'besoin d'éclairer la condition et la conduite humaine, du bien, du mal, de la société 52 '. Tout l'aspect qualitatif et social dépend de cette approche philosophique. Mais il ne peut en rester là. La culture scientifique lui est indispensable puisque c'est en elle que le concept trouve ses bases de connaissances, sur lesquelles s'appuient les développements de l'écologie et de la technologie qui lui sont intimement liés. Néanmoins, il ne peut s'agir d'une culture scientifique parcellisée. Pour que la conjonction entre ces deux cultures se fasse, le jeu des interactions doit être accepté comme un état de fait indispensable au fonctionnement du système. Sinon, "elles ne peuvent que coexister schizophréniquement dans un même esprit 53 ". Morin (1991) évoque encore que, pour dépasser cette scission entre ces deux cultures, il faudrait "une conscience crisique et critique", c'est-à-dire une prise de conscience de leur insuffisance propre et un réveil problématisant qui remette en question les principes organisateurs de leur connaissance. Nous considérons le développement durable comme la résultante d'un état de crise face à la prise de conscience de la finitude de la planète et des problèmes que la croissance des développements démographiques et économiques sont en train de créer de manière quasi irréversible. L'émergence de la complexité qui en résulte intervient donc comme ce 'réveil problématisant' qui pousse ainsi cultures humanistes et scientifiques à rechercher, non pas des solutions, mais des optimums (Giordan, 1998).

      Au vu de ce qui précède, l'apparition du concept de développement durable en cette fin de siècle semble une suite "logique" à l'avènement des nouvelles technologies de l'information, de la communication et des transports. Le monde ne paraît certes plus aussi "grand" aujourd'hui qu'il y a un demi-siècle et le brassage cultuel et ethnique ne cesse d'augmenter. Les "ouvertures" idéologiques qu'ont permis la chute du mur de Berlin, celui du "rideau de fer" des pays de l'Est, la fin de l'Apartheid en Afrique du Sud, l'éviction de certains dictateurs en Amérique latine et en Afrique de l'Ouest, etc., participent à cette nouvelle disponibilité. Enfin, la culture démocratique qui tend à se généraliser, et avec elle, la liberté d'expression, notamment celle de la presse, est également un facteur important dans ce brassage culturel, cette effervescence d'idéologies nouvelles, cette conscientisation de notre appartenance à une seule et même terre. Dans un tel cadre, le développement durable peut être considéré comme une "idée déviante" par rapport au libéralisme triomphant des années 1960-1970, déviance reconnue de manière internationale, non pas comme une nouvelle norme à adopter se référant à ce que l'on a coutume de nommer la mondialisation, mais comme un principe de développement respectueux des cultures par lesquelles il est (ou devrait être) instauré.


1.1.3. Processus d'adaptation et de diffusion du développement durable

'Les journaux 'c'est comme les pansements,
Faut en changer de temps en temps
Sinon ça vous froisse les idées
Pis d'abord faut pas d'idées
Car les idées ça fait penser
Et les pensées ça fait gueuler.'

Léo Ferré, 1986, La vie moderne


1.1.3.1. Démarches et actions gouvernementales: les engagements de l'Agenda 21

      Si nous résumons les démarches concrètes que préconise l'Agenda 21 pour un pays comme la Suisse, nous voyons que le gouvernement a la responsabilité de mettre en place des structures visant à:

  • Sensibiliser l'ensemble de la population afin que chaque citoyen se sente responsable de la réalisation des objectifs à atteindre et prenne part aux différentes prises de décision.
  • Orienter le marché vers des produits respectueux de l'homme et de son environnement.
  • Etablir avec les autres pays des relations économiques saines, ainsi que le transfert de technologies compatibles avec les principes du développement durable.
  • Veiller à la protection de la vie d'une manière globale et de la santé, ainsi que de l'environnement écologique dont elles dépendent.
  • Déléguer à d'autres instances certaines tâches visant à promouvoir le développement durable.
  • Veiller à ce que les objectifs de l'Agenda 21 restent prioritaires dans toutes les décisions à prendre.

      En ce qui concerne les tâches déléguées, nous trouvons principalement:

  • Les autorités locales: en établissant un 'Agenda 21 local', elles doivent sensibiliser la population et instaurer des mesures visant à promouvoir le développement durable au sein des villes, des communes et des cantons.
  • Les organisations non gouvernementales: chargées principalement de la formation et de l'information du grand public, ainsi que de tâches précises visant la protection de l'homme et de la nature.
  • Les industries et le commerce: qui doivent viser une politique écologique à long terme, instaurer des normes et des contrôles et tendre à améliorer leur écobilan.

      L'état doit donc, dans un premier temps, prendre la décision politique d'engager l'ensemble du pays dans un processus de développement durable. Dans un deuxième temps, il doit instaurer un dialogue avec l'ensemble des partenaires et ainsi créer des "relais" entre lui et les citoyens. Enfin, pour parvenir à créer ce climat "économico-socio-culturel" favorable au développement "spontané" du développement durable dans les mentalités et les modes de vie, il doit divulguer ses décisions et ses actions à grande échelle.

      Ainsi, l'information semble bien être la clé de voûte qui permette le passage d'un "tout état" à un partage des responsabilités. En ce sens, elle est toujours envisagée par l'Agenda 21 de manière à rendre le citoyen responsable de ses actes. Cette prise de conscience apparaît comme la garante d'une accession à une véritable 'envie d'action' en faveur du développement durable. Ce but apparaît clairement dans le chapitre IV intitulé 'Modification des modes de consommation'. 'Les gouvernements, en coopération avec les milieux industriels et autres groupes intéressés, devraient encourager l'apparition d'un public de consommateurs bien informés et aider les particuliers et les ménages à opérer des choix écologiquement judicieux, en prenant notamment les mesures suivantes:

  • Diffuser des informations sur les conséquences des choix et comportements en matières de consommation afin d'encourager la demande et l'utilisation de produits écologiques.
  • Sensibiliser les consommateurs à l'impact que les produits peuvent avoir sur la santé et l'environnement (...).
  • Encourager des programmes spécifiques axés sur le consommateur, tels que le recyclage et les systèmes de consignes. 54 '

      Une même volonté de sensibiliser le public se retrouve autour de la problématique des transports: 'sensibiliser le public aux incidences du transport et des habitudes de transport sur l'environnement en organisant des campagnes médiatiques (...). 55 '. Il faut donc que chaque individu remette en question sa propre manière de vivre, de consommer, de se déplacer, d'organiser ses vacances, etc. en vue de modifier ses actes dans le sens du développement durable. Cette 'envie d'action' apparaît comme le pilier central sur lequel s'appuie le processus. Volonté gouvernementale et volonté des citoyens doivent donc se conjuguer et c'est de leur synergie que la dynamique du développement durable pourra s'établir.

      En parcourant les démarches entreprises en Suisse, nous allons donc particulièrement nous intéresser à la forme que prend l'information, qu'elle provienne des milieux publics ou privés.


1.1.3.2. Politique gouvernementale suisse en matière de développement durable

      A l'instar des 180 pays signataires des conventions de Rio en 1992, le gouvernement suisse s'est engagé à mettre en pratique les directives de l'Agenda 21. Ainsi, le premier mars 1993, le Conseil Fédéral institue un 'Comité interdépartemental de Rio' (Ci-Rio). Comme son nom l'indique, ce comité transversal vise à favoriser les synergies. Il rassemble donc vingt offices fédéraux qui ont été représentés par la délégation suisse en 1992 à Rio. Ce comité a pour tâche 'd'évaluer la mise en oeuvre du développement durable en Suisse dans le cadre des mécanismes de coordination et des différentes politiques sectorielles helvétiques 56 .' Le 28 février 1996, un rapport décrivant 'l'état du processus de mise en oeuvre d'un développement durable en Suisse dans le cadre des différentes politiques sectorielles helvétiques' 57  est présenté au Conseil Fédéral. Suite à ce rapport, un premier 'Conseil du développement durable', formé de 13 membres indépendants du gouvernement, est chargé de définir les domaines d'action prioritaires et de proposer des objectifs concrets dans la mise en oeuvre d'un processus de développement durable. En 1997, le document 'Développement durable, plan d'action pour la Suisse' est déposé auprès du Conseil Fédéral. Ce dernier, sur la base de ce document, rédige alors sa 'Stratégie'. Ce dernier document est complété, en 1997 toujours, par un 'Plan d'action environnement et santé'. Celui-ci répond aux décisions prises lors de la Conférence d'Helsinki en 1994 par les ministres de la région OMS-Europe (SPE, 1999).

      Dans l'ensemble de ces documents, l'individu n'est envisagé que comme un membre passif de la société, même si son importance est reconnue sur le plan économique. En effet, si l'information apparaît, elle n'a pas pour but de le responsabiliser dans ses actes. 'L'information joue un rôle essentiel dans la perspective d'un développement durable. D'une part, elle est sensée encourager le consommateur à acheter des produits dont la fabrication, l'utilisation et le recyclage répondent aux critères d'un développement durable. D'autre part, elle peut prévenir l'adoption de mesures contraignantes plus sévères sur le plan national ou international. Dans la perspective d'un développement durable, il est donc essentiel qu'une information claire, transparente et crédible soit mise à la disposition des consommateurs, condition première pour l'instauration d'une confiance réciproque. 58 ' En d'autres termes, l'information n'est là que pour inciter, voire conditionner à l'achat de certains produits. De plus, si elle est envisagée, le gouvernement n'est pas plus explicite que l'Agenda 21 sur les modalités de sa diffusion. Dans le même ordre d'idée, le gouvernement soutient la mise en place de 'labels privés qui mettent notamment en valeur les propriétés écologiques ou sociales des produits. Ces labels jouent un rôle essentiel sur le plan de la promotion des produits fabriqués selon les principes du développement durable (...)' 59 .

      Ainsi, pour parvenir à ses fins, le gouvernement se limite principalement à la "pédagogie de la carotte et du bâton" couplée à une approche très béhavioriste. Pour instaurer des mesures allant dans le sens du développement durable, il mise avant tout sur les taxes d'incitation ainsi que la mise en application de lois et de prescriptions. Toujours selon la politique du pollueur-payeur, les taxes sont sensées orienter la manière de consommer. 'Il importera à l'avenir d'harmoniser les habitudes de mobilité de la population et de l'économie avec les objectifs d'un développement durable. L'imposition accrue des agents énergétiques non renouvelables permettrait de franchir un premier cap. 60 ' Dans le même sens, des 'récompenses décernées à des entreprises et pour des produits qui répondent au mieux aux exigences du développement durable (sont prévues) 61 '

      Cette manière d'utiliser la méthode de la 'punition ou de la récompense' ne pousse pas à une véritable responsabilisation de l'individu par l'information en vue de l'intégrer dans les prises de décisions et de susciter en lui un désir d'action en faveur du développement durable et d'implication citoyenne véritable. Pourtant, la Suisse affiche la volonté de devenir un pionnier en matière de développement durable, car elle sait qu'elle 'ne sera crédible au niveau international que si elle montre l'exemple et apporte elle-même des expériences et des solutions concrètes' 62 . Parmi ces solutions, elle envisage d'orienter davantage ses propres dépenses en fonction de critères relatifs à la durabilité. Les transports et l'agriculture sont envisagés comme deux exemples de choix. Cette volonté de se porter aux premières lignes du développement durable est naturellement motivée par des critères économiques à long terme. 'Par une judicieuse réforme fiscale fondée sur des critères écologiques et une application intelligente de cette dernière, la Suisse pourrait profiter des avantages qui lui conférerait le rôle de pionnier en la matière sans pâtir de désavantages concurrentiels sur le plan international. Dans certaines conditions, une économie orientée en fonction de la compatibilité écologique des technologies, de la production et de l'organisation, peut à long terme devenir un atout de taille sur les marchés internationaux. 63 '

      Pourtant, si l'action citoyenne en tant que telle n'est jamais envisagée de manière concrète et pragmatique par les instances politiques, il est à relever que, paradoxalement, celles-ci mentionnent que 'l'attitude de la population vis-à-vis de l'agriculture a changé. Celle-là, en effet, prête aujourd'hui une attention soutenue à la qualité et à l'origine des produits ainsi qu'aux procédés écologiques de production' 64 . Nous nous trouvons donc directement confronté au résultat de ce que nous appelons le 'pouvoir d'influence' du consommateur sur la promotion de certains types de marchés, de production et par conséquent de comportements. C'est donc l'action directe du citoyen-consommateur qui pousse le gouvernement à mettre en place un certain nombre de directives dont l'objectif est de protéger globalement les sols contre les pollutions chimiques, biologiques et physiques dans lesquelles l'agriculture est particulièrement visée. Le principe récursif fonctionne pleinement, le gouvernement répondant à une demande des citoyens, qui eux-mêmes répondent à une proposition du gouvernement, etc. 'De nouvelles bases légales permettront de protéger les dénominations de produits fabriqués selon des méthodes particulières. De la sorte, par leur comportement, les consommateurs pourront également encourager les formes d'exploitation en accord avec la nature et respectueuse des animaux. 65 '

      Si d'une manière très générale, nous pouvons relever une volonté certaine de faire entrer la Suisse dans un processus de développement durable, force est de constater que l'information et la formation n'apparaissent que de manière anecdotique, et toujours sur des sujets très restreints et pointus. Aucune vision globale n'est proposée au citoyen et son opinion dans les prises de décision n'est pas recherchée au-delà du vote institutionnel. Au contraire, par l'instauration de taxes en tout genre issues de la politique du pollueur-payeur, nous nous trouvons dans une situation où l'individu est plus 'manipulé' que concerné réellement par les problèmes. Cette attitude se confirme lorsque le gouvernement avance des affirmations telles que celle-ci: 'On veillera à ce qu'un dialogue s'établisse entre les différents partenaires de la recherche et de l'industrie et à ce que le public soit tenu au courant des résultats des travaux entrepris. C'est la seule manière d'instaurer un climat de confiance propre à mieux faire accepter la biotechnologie par l'opinion publique. 66 ' Nous sommes bien loin de la mise au point de 'programmes d'éducation publique pour faire mieux connaître et comprendre aux décideurs et au grand public les avantages et les risques des biotechniques modernes, en tenant compte de considérations d'ordre éthique et culturel, 67 ' comme le préconise l'Agenda 21 dans le chapitre consacré à ce domaine. A la décharge de la Confédération, relevons que l'éducation scolaire est de la compétence des cantons et qu'il est donc très difficile pour elle d'intervenir de manière directe sur les programmes et leurs contenus.


1.1.3.3. Office fédéral de l'environnement des forêts et du paysage (OFEFP)

      Les prestations de cet Office touchent différents domaines en relation directe avec l'environnement, au niveau national mais également international (changements climatiques, affaires internationales, déchets, droit, logistique et sécurité, lutte contre le bruit, protection des eaux et pêche, etc.). Parmi ces prestations, une division traite spécifiquement le développement durable.

      Au niveau fédéral, l'information relative à ce dernier est déléguée à l'Office. Celle-ci se fait par l'intermédiaire des communiqués de presse destinés aux médias d'une manière générale, ainsi que par la parution trimestrielle d'un bulletin Environnement auquel il est possible de s'abonner gratuitement. Cette revue permet de suivre les campagnes entreprises, les résultats obtenus et les actions envisagées. D'autres documents, notamment des rapports d'études d'impact, des résultats de mesures, des bilans et autres recherches entreprises par le gouvernement en collaboration avec d'autres partenaires (société des ingénieurs et architectes, société des responsables de l'hygiène de l'air, etc.) font également partie de leurs publications. A côté de cela, son rôle principal est d'organiser et d'encourager "la mise en oeuvre du plan d'action (pour un développement durable 68 ) aux échelons fédéral, cantonal et communal  69 "et de suivre l'avancement de ces travaux.

      L'OFEFP tente de créer ainsi des synergies entre les différents partenaires s'intéressant à l'un des domaines touchant au développement durable et de promouvoir certaines actions. Il collabore donc étroitement avec divers organismes suisses ou étrangers comme des associations, ou des organisations non gouvernementales dans des projets touchant principalement l'éducation à l'environnement. Mais cette dernière, fortement sollicitée par l'Agenda 21, n'est pas du ressort de l'OFEFP au niveau de son application officielle dans les programmes scolaires. 'Dans le cas de l'éducation à l'environnement, au développement et à la santé, impossible d'édicter au niveau fédéral des directives uniformes applicables dès la rentrée scolaire suivante 70 ', puisque chaque canton reste souverain dans le domaine de la formation scolaire, que ce soit celle des élèves ou des maîtres. Elle reste donc souvent dépendante de la bonne volonté des enseignants, même si certains cantons font un effort pour l'introduire de manière plus officielle dans les classes.


1.1.3.4. Rôle de la communication publique

      L'OFEFP étend également son action au niveau de l'information du grand public en soutenant notamment des expositions, ou en mettant sur pied des campagnes de sensibilisation. La plus connue, intitulée 'A vous de jouer' fut lancée en 1994, en collaboration avec la Direction du développement et de la coopération (DDC). Destinée principalement aux jeunes de 12 à 25 ans, elle s'étalait sur trois années, chacune d'elle permettant d'aborder un thème différent, ceux-ci étant le climat (1994), la biodiversité (1995) et les relations Nord-Sud (1996). 'Le lancement de la campagne et chacun de ses volets annuels ont fait l'objet de conférences de presse, d'affiches dans tout le pays, de mallettes d'animation envoyées aux groupes de jeunes, de dossiers pour les enseignants et d'une brochure tout public. Les médias ont été largement sollicités par des propositions variées de sujets originaux. (...) Une exposition itinérante dans les principales foires commerciales du pays informera le public, offrant aux consommateurs des choix concrets et des moyens d'agir, y compris pendant leurs loisirs' 71 . Cette campagne visait à sensibiliser les jeunes sur les problèmes d'environnement globaux afin de favoriser une prise de conscience devant entraîner une modification du mode de vie. Cette campagne cherchait véritablement à 'concrétiser un objectif indispensable de la Conférence de Rio: l'information. 72 '

      Les limites de notre travail nous interdisent d'analyser de manière critique les stratégies de marketing mises en place par l'OFEFP. Nous ne faisons que relever le fait que la communication a tenté d'atteindre tous les niveaux de la population en utilisant des supports variés et que des actions concrètes ont jalonné les démarches entreprises. Nous n'avons pu obtenir aucune indication de la part de l'Office responsable sur l'impact de ces campagnes 73 .

      En utilisant divers supports médiatiques (journaux, expositions, Internet, affiches, etc.), les autorités, (gouvernement, Offices, départements, etc.) utilisent les techniques traditionnelles de la publicité. Tout en conservant la promotion d'un certain "produit", cette dernière s'attaque désormais à la consommation de messages et passe ainsi du domaine exclusif de l'économie à celui de la politique (Barthélémy, 1983). 'En adoptant le mode publicitaire pour faire évoluer la société, Ministères, Administrations et Services publics, avec leurs campagnes dites 'd'intérêt général', que d'autres qualifient de 'persuasion sociale', confirment, s'il le fallait, ce glissement de la publicité vers d'autres objets que les produits de consommation. Aujourd'hui, on vend du comportement pour établir un consensus sur telle ou telle question de la société 74 '. Au-delà du comportement, c'est tout un 'Style de Vie' impliquant des valeurs sociales et culturelles qui sont ainsi transmises (Cathelat, 1992). Faite par les administrations, cette forme de publicité, nommée 'communication publique', doit se différencier de la communication commerciale, principalement par la relation qu'elle doit établir avec le citoyen. Pour avoir un certain impact, nous dit Raffarin (1983), elle devrait donner à ce dernier le moyen d'acquérir la maturité nécessaire pour que cette relation soit vécue démocratiquement. Martin (1983) ajoute que 'pour assumer pleinement son rôle, le consommateur ne doit pas être asservi à l'information, mais au contraire il doit pouvoir s'en servir. Plusieurs sortes de centres peuvent être envisagés: ceux qui sont spécifiquement orientés vers la consultation des consommateurs, ceux qui sont des bureaux pour les citoyens qui peuvent aussi fournir entre autres des informations aux consommateurs et ceux qui sont des centres de consultation juridique. 75 ' Il ajoute encore à cette panoplie des 'centres de documentations', suite logique au mouvement consumériste. De plus, les campagnes de communication publique devraient être accompagnées par des actions concrètes (Raffarin, 1983), celles-ci participant à une planification à long terme de l'effort de persuasion, et permettant également de varier les formes de divulgation du message pour ne pas lasser le public (Kapferer, 1983). 76  Le gouvernement doit donc devenir un 'modèle' pour le citoyen en procédant lui-même à des modifications 'comportementales' observables. Car, comme nous le rappelle Saint-Geours, 'La complexité ne procède pas seulement, sur le plan global, de la croissance de l'information, mais aussi du dynamisme des organisations. C'est-à-dire du taux élevé de changement. 77 '

      Par cette forme d'information, l'Etat prend, dans une certaine mesure, le relais de l'école, en cherchant à éduquer, à prévenir en modifiant les comportements, les attitudes et les opinions des gens (Heude, 1990). Ainsi, allant au-delà de la prescription ou de l'interdiction, actions souvent malvenues auprès de la population, les administrations tentent la persuasion. Par ce moyen, elles cherchent non seulement à influencer les citoyens dans leurs habitudes de vie, mais en même temps, elles se forgent une image de marque valorisante. Comme le rappelle Lendrevie (1983), 'l'Administration interdit. Sa publicité conseille. L'Administration est tatillonne et s'occupe de tout. La publicité traite de grands et nobles sujets.' Cette manipulation des comportements que vise la gouvernance n'est jamais remise en question, son bien fondé n'est jamais contesté. Sans doute parce que ces campagnes visent tant l'intérêt général que particulier et que chaque citoyen y trouve si ce n'est une justice, du moins une certaine justesse. Néanmoins, l'effet pédagogique de ces campagnes reste limité (Lendrevie, 1983).


1.1.3.5. Rôle des communautés locales

      Comme nous l'avons vu précédemment (points 1.1.1.6 et 1.1.3.1.), les communautés locales ont un rôle très important à jouer dans la mise en place du processus de développement durable par la place privilégiée qu'elles occupent entre le gouvernement et le citoyen. Par "communauté locale", il faut comprendre un village, une ville, une commune, un canton, un département, voire une région géographique ou politique. 'En Europe, plus de 2000 collectivités ont déjà engagé un processus d'Agenda 21, principalement en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne. 78 '

      Les premières à réagir ont été les villes. En 1993, la ville de Hamilton-Wentworth en Ontario est reconnue comme le meilleur modèle de mise en place de l'Agenda 21 au niveau local (SPE, 1999). Notons qu'un journal, tiré à 150 000 exemplaires pour 460 000 habitants informe régulièrement ces derniers sur différents domaines comme l'emploi, la pauvreté, les espaces naturels, les transports publics, etc. sujets qui font également l'objet de forums publics.

      En 1994, une "Charte des villes européennes pour la durabilité", plus connue sous le nom de "Charte d'Aalborg" (Danemark) est établie. Actuellement, plus de 400 pouvoirs locaux ont signé cette charte (SPE, 1999). En 1995, un 'Plan d'action pour la Méditerranée', une 'Charte du tourisme euroméditerranéen' (Casablanca, 1995), et une 'Déclaration euroméditerranéenne' (Barcelone, 1995) sont signés, prémisses d'une 'Déclaration sur le Tourisme et le Développement Durable en Méditerranée' (Calvia, 1997). En 1995 toujours, la municipalité de Bursa, en Turquie, établit une assemblée consultative où gouverneur, membres du conseil de la municipalité, universitaires, professionnels et responsables de différentes ONG discutent des enjeux urgents de leur région et décident de la mise en oeuvre d'un Agenda 21 local qui verra le jour en 1996.

      Des forums, des programmes d'action, des groupes de discussion, des objectifs, des stratégies se mettent en place un peu partout. Si l'Europe (principalement la Grande-Bretagne, l'Allemagne et la Suède) est actuellement la région du monde qui voit la plus grande mise en oeuvre d'Agenda 21, il faut relever les efforts faits par des villes telles que celles de Bogota en Colombie ou de Santos, de Curitiba et de Porto Alegre au Brésil qui s'efforcent de rester le plus proche possible de la population. "Pour s'assurer d'une vaste participation, le conseil municipal (de Santos) a encouragé la formation de "conseils de citoyens pour la participation publique" 79 . Plus timidement, d'autres projets sont en train de voir le jour, notamment en Afrique (à Jinja, Ouganda), en Indonésie (à Surabaya) ou en Nouvelle-Zélande (Waitakere). 'Si les enjeux sont plus environnementaux, éventuellement sociaux (lutte contre l'exclusion, le chômage) dans les pays du Nord, au Sud, les questions d'équipement et les besoins de base sont davantage mis au centre de leurs préoccupations. L'environnement n'est cependant pas à négliger, l'eau insalubre étant la cause majeure des maladies infectieuses dans le monde et la pollution de l'air atteint souvent des sommets. 80 '

      En Suisse, ce n'est qu'en 1997 que le Parlement a chargé le Conseil fédéral de lancer et de promouvoir le processus d'élaboration et de mise en oeuvre d'Agendas 21 à l'échelon cantonal et communal. Pour soutenir un tel processus, l'OFEFP a lancé un 'Programme d'encouragement' doté de subsides pouvant aller jusqu'à 50 000.- (francs suisses) pour des projets visant à favoriser la mise en place du développement durable au niveau régional ou local. Il propose également

- Une série de cours de formation destinée avant tout aux municipaux, membres des organes exécutifs ou législatifs des communes, aux chefs de service des administrations communales et aux membres d'action ou de commissions communales (Sanu, 1999),

- Des éléments de construction d'un Agenda 21 local pour faciliter la réflexion des communes et des cantons face à ce projet,

- Un site Internet.

      En réponse à cette initiative, plusieurs projets venant de diverses régions de la Suisse ont été soumis à l'OFEFP. Parmi ceux-ci, citons les villes de Saint-Gall, Zurich, Lausanne et plus particulièrement Neuchâtel, seule ville à avoir terminé son Agenda 21 (avril 2000) et Vevey dont le processus d'élaboration de son Agenda 21 est largement entamé. Au plan cantonal, le Valais, à travers le Comité de candidature pour les Jeux Olympiques de 2006 à Sion, a créé un 'Département Développement Durable'. Composé de personnalités issues tant du milieu économique, social que culturel, ainsi que des représentants d'organisations de protection de l'environnement, ce département a mis sur pied des "Etats généraux" et a soumis au Grand Conseil valaisan une 'Charte du Développement Durable' que ce dernier a adoptée. Ce département a en outre sollicité la contribution des communes et des particuliers. Depuis sa mise en place, 76 projets ont été déposés auprès du Département Développement Durable qui en a sélectionné 14 qui ont reçu le titre de "projets exemplaires" (SPE, 1999).

      Malgré le fort intérêt suscité, à ce jour un seul Agenda 21 local au niveau cantonal en est à la phase finale de son élaboration, celui du canton de Genève. Il nous paraît donc intéressant de nous pencher sur sa construction.


1.1.3.5.1. Présentation d'un cas: l'Agenda 21 local pour Genève

      En mai 1996, avant l'initiative du Parlement et du Conseil fédéral, le Grand Conseil genevois vote une motion en faveur de l'élaboration d'un Agenda 21 pour Genève. En septembre 1997, le Conseil d'Etat genevois charge la Société suisse pour la protection de l'environnement (SPE) de 'réunir les informations nécessaires et d'élaborer un projet d'Agenda 21 pour Genève. 81 '

      Pour réaliser son mandat, la SPE s'est appuyée sur la méthodologie proposée par l'International Council for Local Environmental Initiatives (ICLEI). 82 ' Parmi les principes fondamentaux que ce dernier édicte, relevons qu'il rappelle qu'un Agenda 21 local ne doit en aucun cas viser l'ensemble des contenus de l'Agenda 21 de Rio, que des choix adaptés aux besoins spécifiques de la communauté concernée doivent être clairement définis, non par des instances supérieures telles que les autorités ou les élus, mais par la communauté elle-même en interaction avec les pouvoirs locaux (ICLEI, 1995).

      

Tableau I/III : Agenda 21 pour Genève: Méthode

SPE (1999)

      Après 18 mois de travail, les mandataires, appuyés par un réseau d'accompagnement d'une soixantaine de personnes, la consultation de diverses associations ou organismes ainsi qu'un sondage auprès du public (SPE, 1999) publie un rapport de synthèse, accompagné de trois cahiers documentaires (les Conférences internationales, un guide de l'Agenda 21 de Rio et les références et contenus de la notion de développement durable), de trois cahiers présentant les études préliminaires (les Agendas 21 locaux, les mises en oeuvre et réalisations effectuées en Suisse et à Genève, le résultat des consultations à Genève), et de six cahiers thématiques intitulés 'Perspectives et débats'. Les thèmes de ces cahiers sont:

- Etat et citoyenneté,

- Education, formation, information et communication

- Economie durable

- Energie et environnement

- Santé et social

- La Genève internationale et solidaire.

      L'ensemble de ces documents sont mis à la disposition des personnes et organismes intéressés en vue d'une consultation critique. 'Pour conduire cette consultation à l'intérieur de l'administration, répondre aux éventuelles demandes durant la consultation générale, puis tirer la synthèse de la consultation, le Conseil d'Etat a désigné un groupe de travail composé de hauts fonctionnaires issus de chacun des départements. 83 '


1.1.3.5.2. Propositions de stratégies de communication dans l'Agenda 21 local pour Genève

      Lors de l'élaboration de l'Agenda 21 pour Genève, nous avons été mandatés pour travailler sur l'aspect communicationnel, tant formatif qu'informatif. Une réflexion sur la place du citoyen en tant que consommateur a été menée, et des propositions concrètes, envisageant des formes nouvelles de communication, impliquant le plus possible la population ont été élaborées 84 . Nous proposons , dans l'encadré qui suit, certains extraits de ce document, qui apparaissent dans le cahier 'Education, formation, information et communication' mentionné précédemment.

      

      

Pellaud pour SPE (1998)

1.1.3.6. Limites de la communication publique

      Mis à part le 'Guide de l'Agenda 21 de Rio', tiré à 400 exemplaires et distribué notamment aux différentes personnes représentantes du "réseau d'accompagnement " (fonction publique et politique, milieux économiques, milieux associatifs, milieux universitaires, médias, consultants, milieux internationaux, syndicalistes), et le "Rapport de synthèse" tiré à 1000 exemplaires, aucun des documents cités plus haut n'ont fait l'objet d'une édition. Nos investigations auprès de la SPE et du DASS nous ont permis de constater que la consultation de ces documents ne pouvait se faire qu'à travers l'utilisation du réseau Internet. Disponibles sur le site de l'Etat de Genève, tous ces dossiers pouvaient être téléchargés et consultés de manière informatique ou imprimés de manière individuelle 85 . Nous ne pouvons que déplorer cette méthode qui se veut novatrice mais qui est en réalité extrêmement élitiste. Le temps que prend un téléchargement pour des documents d'une telle ampleur, la qualité de ceux-ci (la plupart des schémas ne 'passent pas'), l'infrastructure qu'une telle démarche nécessite (possibilité d'accéder à un ordinateur capable de gérer un tel volume de données, liaison Internet, accès à une imprimante), les frais que l'ensemble de ces facteurs occasionnent, etc. sont autant d'obstacles que le citoyen moyen ne peut dépasser, rien qu'au niveau matériel. Or, la communication publique, de par sa dénomination, a le devoir de l'être!

      Parallèlement, un "Forum", ouvert durant toute la période de consultation (d'avril à fin septembre 1999), permettait à toute personne qui le souhaitait de réagir face à ce projet. Si aucun indicateur ne permettait d'évaluer la fréquentation du site, nous avons relevé que le 30 septembre 1999, date officielle à laquelle se terminait cette consultation 'publique', 30 messages seulement figuraient dans cet espace 86 . Parmi ceux-ci nous en avons relevé 7 provenant de l'AEE-DD (l'Association écologie économie pour un développement durable) ou de l'un de ses membres, 2 du groupement "Bellevue d'Avenir' (groupement politique communal indépendant), et 1 de la SPE. Parmi les 20 restants, 8 émanaient de la même personne et se bornaient à promouvoir d'autres actions en relation avec le développement durable. Nous n'avons relevé que 5 messages présentant des propositions pour la mise en place du processus ou évoquant des problèmes concrets d'aménagement du territoire et 2 offrant de véritables critiques, une sur le concept lui-même et l'autre sur les textes proposés.

      Sur un canton qui compte 410 000 habitants, la proportion de participation est bien faible...

      En consultant les archives des journaux de la région, nous pouvons constater que l'annonce de cette consultation n'est mentionnée que par l'un des trois journaux locaux, et que le projet en lui-même est identifié à certaines personnalités politiques. Ni le rôle que doit ou que va jouer l'Agenda 21 local, ni l'implication des citoyens, en l'occurrence, des lecteurs, dont dépend le processus de développement durable ne sont clairement abordés.

      En février 2000, le groupe de travail interdépartemental sur l'Agenda 21 local 87  rend au Conseil d'Etat un document contenant un préavis sur les propositions contenues dans le rapport de synthèse intitulé 'Un Agenda 21 pour Genève' et ses 12 cahiers annexes, et formule 'à l'intention du Conseil d'Etat des recommandations sur la suite à donner à cet objet, tant sur la forme que sur le fond 88 '.

      Notre travail portant principalement sur la communication publique, l'information et la formation d'une manière générale, nous n'analysons pas la manière dont l'ensemble des 21 propositions apparaissant dans le rapport de synthèse ont été accueillies. Nous relevons seulement que la seule proposition allant dans le sens d'une campagne d'information sur le développement durable n'a pas été retenue. Celle-ci contenait plusieurs formes de médiation:

  • un centre de ressource interactif pour promouvoir le développement durable,
  • un 'presse-forum' destiné à donner la parole tant aux citoyens qu'aux écoles,
  • l'utilisation de lieux publics comme 'lieux de savoirs',
  • la mise en place d'un site Internet interactif 89 .

      Malgré l'échec enregistré lors de la consultation du forum sur Internet par ce média, l'appréciation donnée sur cette proposition ne retient que cette forme de diffusion. 'L'Etat devrait se concentrer sur sa mission d'information générale sur l'action en vue du développement durable, principalement via l'Internet. 90 '

      L'exemple de Genève doit-il être considéré comme une illustration d'un certain état d'esprit qu'aurait instauré le Conseil fédéral? Un regard critique sur les directives que nous avons présentées dans les points précédents nous montre que, si une évolution peut être constatée du côté de l'information, celle-ci se restreint à la consommation de biens ou d'aliments, mais ne cherche pas à responsabiliser l'individu dans son mode de vie en général. Tout ce qui touche à la consommation d'énergies fossiles par exemple n'est envisagé que par le biais de taxes, l'exemple le plus commun étant celui de l'utilisation de la voiture. Si ce rôle de 'gendarme' est certainement nécessaire, il ne peut suffire.

      En fait, dans l'élaboration de sa 'Stratégie', le Conseil fédéral passe sous silence tout ce qui touche à la modification des 'modes de comportement grâce à l'éducation et à l'information', préconisée non seulement par l'Agenda 21, mais également par le Conseil du développement durable. Ce dernier, dans les propositions faites au Conseil fédéral concernant les comportements à adopter affirmait clairement que 'pour réussir la mise en oeuvre du développement durable, la société devra être à même de saisir des situations complexes et prête à s'adapter à de nouveaux modes de comportement. 91 ' Il ne s'agissait donc pas seulement d'information, mais de formation du citoyen. Il terminait également son document en accentuant le fait que 'le passage au développement durable est une tâche qui impliquera plusieurs générations; elle ne saurait être résolue à court terme ni imposée par l'Etat. L'Etat ne peut intervenir que dans la mesure où cela correspond à un souhait majoritaire de la population. Les communes, les cantons, les ménages et les entreprises devront aussi entreprendre des activités complémentaires. (...) Il faut absolument que nous sachions qu'il sera difficile d'obtenir un résultat sans mobiliser la base. Les habitants et les habitantes de notre pays partagent la responsabilité de l'avenir de leur environnement local, national et global. Quel que soit notre rôle - entrepreneurs, employés, consommateurs ou citoyens - nous sommes tous appelés à participer activement à cette tâche. 92 '

      Entre droits, devoirs et soumission, liberté, responsabilité et prise en charge, un paradoxe très fort subsiste entre les directives de l'Agenda 21 et les réalisations pratiques envisagées par le Conseil fédéral. Soumise au passage sous la loupe de l'OCDE en 1998, cette faiblesse est relevée dans le rapport final de cet organisme 93 . En effet, dans ses recommandations le rapport fait mention de la nécessité d'un " renforcement de l'information et de la participation publique ".

      Ce manque de communication avec le citoyen consommateur n'est pas l'apanage de la Suisse. Dans le rapport de la septième session (1999), la Commission du développement durable des Nations Unies rappelle que " les modes de production et de consommation non durables, en particulier dans les pays industrialisés, sont la principale cause de la détérioration continue de l'environnement mondial. Tous les pays devraient s'efforcer de promouvoir des modes de consommation durables ; les pays développés devraient ouvrir la voie en parvenant à des modes de consommation durables. 94  " Elle édicte ensuite un certain nombre de " principes directeurs " qui sont en fait des recommandations. Parmi celles-ci, nous relevons l'importance d'une information fiable pour les consommateurs, évitant la publicité équivoque ou mensongère sur les produits dits écologiques. Un accent particulier est mis sur l'importance des programmes d'éducation et d'information en vue de promouvoir une consommation durable. "Les gouvernements devraient mettre au point des programmes généraux d'éducation et d'information du consommateur, portant notamment sur les incidences sur l'environnement des choix et comportements des consommateurs et les conséquences éventuelles, positives et négatives, d'une modification des modes de consommation (...). Ces programmes devraient avoir pour but d'informer le consommateur pour qu'il se comporte en consommateur averti, capable de choisir en connaissance de cause entre les biens et services qui lui sont proposés et conscient de ses droits et de ses responsabilités. (...) Les groupes de consommateurs, entreprises et autres organisations pertinentes de la société civile devraient contribuer à ces programmes d'éducation 95 " Le poids économique du consommateur en tant qu'entité individuelle est reconnu, en même temps que son influence en tant que "personne-relais 96 ". " Des consommateurs bien informés jouent un rôle essentiel dans la promotion de modes de consommation qui soient écologiquement, économiquement et socialement durables, notamment parce que les choix qu'ils effectuent ont des incidences sur la production. 97 "


1.1.3.7. Rôle des organisations non gouvernementales (ONG)

      Depuis de nombreuses années déjà, les différentes (ONG) proposent aux enseignants un matériel abondant et varié en matière d'éducation à l'environnement. Sous forme de stages de sensibilisation destinés tant aux formateurs qu'aux élèves, de brochures diverses ou de matériel pédagogique (jeux, dossiers pédagogiques, films, mallettes, etc.), elles tentent tant bien que mal d'investir le milieu scolaire. Malgré l'effort considérable fourni, une étude sur l'apprentissage global menée par l'OFEFP auprès d'enseignants suisses, montre qu'en ce qui concerne 'le matériel proposé par les ONG, ils souhaitent une information moins foisonnante, plus accessible et facilement utilisable'. De plus, 'le problème est que seuls les enseignants déjà sensibilisés le connaissent (le matériel offert par les ONG) et s'en servent, alors qu'une majorité reste fidèle à des cours traditionnels. 98 '

      Mais le travail des ONG ne s'arrête pas à l'éducation pour l'environnement. Depuis la conférence des Nations Unies de Rio en 1992 le développement durable est devenu le cheval de bataille de plusieurs d'entre elles qui ont uni leurs forces, notamment pour présenter l'étude demandée par l'association 'Amis de la Terre internationale 99 '. Ainsi, au printemps 1996, le WWF, Pro Natura, Greenpeace Suisse, la SPE, La FSE, la Déclaration de Berne et la communauté de travail regroupant Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvétas et Caritas publient un bilan intitulé 'Sur un trop grand pied, chiffres et objectifs pour une Suisse durable'. "L'étude 'Au-dessus de nos moyens - chiffres et objectifs pour une Suisse durable' devrait relancer la discussion sur le développement durable et fournir une base solide quant au débat sur ce sujet auquel participeront les organisations environnementales et d'entraide et des représentants(es) de l'administration, des partis, de l'économie, des sciences, des syndicats, ainsi que les organisations de consommateurs et consommatrices. Les organisations mandantes attendent du Conseil Fédéral qu'il présente un plan d'action concret, basé sur l'étude en question et dans lequel il s'engage à appliquer les décisions de Rio. 100 " Cette étude montre donc, chiffres à l'appui, le paysage suisse en matière de consommation, d'environnement, d'énergie et de matières premières. Les chiffres avancés sont à eux seuls de véritables remises en question de l'ensemble de notre mode de vie actuel. Néanmoins, si elle met en avant les conséquences d'un développement non durable et les objectifs qu'il faudrait se fixer, elle attend du gouvernement qu'il prenne les rênes de la mise en place du processus même.

      Cette première synergie des ONG stimula les différentes associations suisses de protection de l'environnement. En mai 1997, donc après la parution du 'Plan d'action pour la Suisse' proposé par le Conseil du développement durable et de 'Stratégie' du Conseil Fédéral, Pro Natura, la SPE, le WWF et l'ATE s'unissent pour éditer une brochure intitulée 'Environnement-Economie-Société: 18 thèses au sujet du développement durable, une contribution au débat'. Quittant leurs positions exclusivement écologistes, ces associations élargissent leur champ d'action et offrent avec ce document une base de discussion nouvelle, certes moins percutante que l'étude présentée précédemment, mais intéressante dans l'approche novatrice que procure cette mise en commun. Ainsi, bien que leur discours reste centré sur le pôle écologique, une ouverture sociale et économique est fortement mise en avant. Nous retiendrons aussi que l'implication individuelle de chaque citoyen est l'un des objectifs principaux qui se dégage de ces thèses. "Le développement durable doit être reconnu comme un projet ou un défi impliquant l'ensemble de la société. Tous les acteurs de cette société sont donc interpellés et appelés à agir dans le cadre d'un processus d'apprentissage, de recherche et de création ayant pour finalité de développement durable. 101 "

      D'autres associations, axées celles-ci sur l'aide humanitaire, ont également fusionné dans un projet commun. Sous le nom de 'Campagne Nord-Sud pour le développement durable', on retrouve ainsi les associations de Swissaid, Action de Carême, Pain pour le prochain, Helvetas et Caritas. Cette campagne publie, le 30 janvier 1997, un manifeste contenant 21 thèses qui définissent le rôle de la Suisse par rapport au monde. Ainsi, si elle reste principalement tournée vers un pôle social, cette campagne met en avant des actions écologiques telles que l'initiative énergie et environnement ou l'initiative solaire présentées par le WWF et aborde également tout ce qui touche le développement économique. "Le développement - durable surtout- est un processus intégral englobant non seulement une dimension économique, mais également des composantes écologiques, sociales et culturelles. Ce n'est ni le marché ni la concurrence qui doivent être prépondérants mais bel et bien l'homme; la société civile avant tout doit être une force agissante tirant parti d'un développement durable. 102 "

      En ce qui concerne l'information au public, chaque organisme propose à ses membres des revues, en général mensuelles. Celles-ci, en plus d'apporter certaines connaissances, permettent des suivis d'informations sur certains projets en cours, qu'il s'agisse d'enquêtes, de mise sous protection d'un site, de débats juridiques, etc. Elles permettent également de promouvoir les différentes actions dans lesquelles elles s'investissent, ainsi que les différentes activités qu'elles proposent à leurs membres, activités principalement destinées aux enfants et aux écoles.

      Le dynamisme dont elles font preuve, leur omniprésence dans des projets polémiques (Expo 01 et les JO de Sion en 2006 sont certainement les exemples les plus frappants de ces deux dernières années au niveau de la protection de l'environnement en Suisse et la réflexion quant à la compatibilité de tels projets et la mise en place du développement durable), et leur intransigeance à défendre leur position en font des organisations largement connues du grand public. Le nombre de membres 'actifs' qu'elles rassemblent en est une preuve. Malheureusement, une récente recherche menée auprès d'adolescents genevois montre que, si la plupart d'entre eux reçoivent l'une ou l'autre brochure, peu la lisent véritablement.


1.1.3.7.1. L'exemple des associations de consommateurs

      Il est intéressant de relever qu'avant même que le terme de "durable" ne soit "officialisé" par le rapport Brundtland, les associations de consommateurs l'ont utilisé pour sensibiliser ces derniers à une certaine forme de consommation. Ainsi, en 1977 déjà, la revue "Budget", éditée par l'Union Fédérale des Consommateurs en France, titre dans son numéro d'avril: "A la recherche d'un autre consommateur". La Fédération Nationale des Coopératives de Consommateurs en France, au mois de mai 1978, élabore un dossier intitulé: "Consommer ou gaspiller les biens durables?".

      Si, à cette époque, le terme de durable est défini par "la capacité dont les producteurs dotent leurs produits, au moment de la conception et de la fabrication, de durer plus ou moins longtemps 103 ", la réflexion qui lui est sous-jacente dépasse la simple conception d'une durabilité axée sur une certaine qualité matérielle. Ainsi, dans un article traitant de l'augmentation du prix des produits d'importation en provenance de l'hémisphère sud, nous pouvons lire: "Si pesantes qu'elles soient sur les prix de revient des biens que nous consommons, ces hausses rapides ont au moins le mérite de poser quelques questions fondamentales à notre système économique. En effet (...) elles remettent en cause un certain ordre économique mondial, fondé, hier sur la colonisation et aujourd'hui sur des organisations internationales régentant, ou étant censées régenter les échanges de marchandises et de capitaux; elles mettent brusquement en lumière l'incompatibilité entre la boulimie des pays riches qui repose sur le gaspillage et le caractère limité des ressources naturelles; enfin elles soulignent la gravité du danger inflationniste dans un système monétaire international délabré. Et ces questions, les consommateurs d'un pays comme la France doivent se les poser. 104 "

      Si l'économie mondiale est ainsi mise en avant à travers le choix et surtout le prix des produits de consommation, l'aspect éthique de ce commerce n'apparaît que de manière sous-jacente. Il en va de même avec l'aspect écologique de la question. Si, en 1980, le Centre de Formation des Consommateurs propose un document devant favoriser une réflexion sur le gaspillage des matières premières et de l'énergie, sur la manière d'amener professionnels et consommateurs à une nouvelle conception de l'utilisation des produits durables en vue d'une meilleure qualité de vie (FNCC, 1980), l'aspect économique y reste prédominant.

      Cette prédominance perdure aujourd'hui encore. Si les deux revues destinées aux consommateurs de Suisse romande ("J'achète mieux" et "Bon à savoir") présentent régulièrement des thèmes liés au développement durable (labels et certifications, qu'est-ce qu'un produit bio, comment se retrouver dans la jungle des sigles, les OGM, etc.), leur discours reste très fortement axé sur la seule information, sans permettre au consommateur une véritable réflexion écologique ou éthique. Le rapport qualité/prix est prédominant, au détriment d'un rapport qualité de vie environnementale et sociale/prix.


1.1.3.8. Mise en place des systèmes de management environnemental (SME)

      Les SME sont avant tout un outil au service de la loi sur la protection de l'environnement édictée en 1997. Pour encourager leur mise en place, le Conseil fédéral pousse les entreprises qui y font recourt à utiliser la certification obtenue à des fins de promotion publicitaire. Cette tactique correspond à l'un des enjeux fondamentaux de la mise en oeuvre du plan d'action en faveur de la promotion du développement durable à travers le travail de l'OFEFP. "Un système de management environnemental doit permettre à une entreprise de contrôler et réduire continuellement l'impact direct ou indirect de toutes ses activités sur l'environnement. Un SME établit la structure organisationnelle, les responsabilités, les pratiques, les procédures, les procédés et les ressources nécessaires, afin d'atteindre les objectifs que l'entreprise se fixe en matière de performance environnementale, et ceci de façon compatible avec les autres managements en place 105 ". Une telle certification permet aux entreprises, industries, producteurs de se positionner sur le marché 'vert', ce qui augmente leur prestige et leur compétitivité en vue d'une reconnaissance non seulement nationale, mais internationale.

      Néanmoins, s'il est du ressort de l'OFEFP de promouvoir ces SME, il faut relever que c'est sur une base privée que les milieux industriels ont développé et adopté, en septembre 1996, la norme de référence ISO 14001. Nous reviendrons donc ultérieurement sur cette dernière puisqu'elle dépend plus directement de l'action privée des entreprises.

      Au-delà de leur aspect écologique, les SME proposent une technique de management novatrice, basée sur un concept d'autocontrôle (OFEFP, 1999). Appliquée principalement aux industries, la Confédération envisage également de l'introduire au sein de ses offices et institutions. 'La Confédération disposerait, avec un SME, d'un instrument capable d'intégrer et appliquer de manière cohérente, de coordonner et d'optimaliser les diverses initiatives déjà lancées pour améliorer ses performances écologiques et énergétiques: stratégie du Conseil fédéral pour le développement durable, Energie 2000, directives sur le 'green purchasing', etc. (...) Un SME est donc une chance non seulement pour l'environnement, mais aussi pour le développement économique et social d'une communauté locale. 106 '


1.1.3.9. Industrie et certifications internationales

      Mis à part cet encouragement à promouvoir la mise en place de SME, il n'existe aujourd'hui encore aucune contrainte légale pour obliger les entreprises à prendre en compte les atteintes qu'elles portent à l'environnement. Malgré cela, les objectifs fixés en la matière par l'ordonnance européenne EMAS (environmental management and audit scheme) qui édicte certaines normes en matière de SME, les lois sur l'environnement du Conseil fédéral, ainsi que l'ensemble de la politique du 'pollueur-payeur' ont incité les entreprises à se prendre en main en s'imposant elles-mêmes des normes souvent encore plus sévères que celles prescrites par ces organismes.

      En Suisse, la certification la plus convoitée par les entreprises publiques et privées s'obtient par la mise en place des normes internationales ISO (International Standardisation Organisation).

      Faisant suite, voire complétant les normes ISO 9000 concernant la qualité des produits, les normes ISO 14000 et ISO 14001 garantissent, à long terme, une amélioration notoire du bilan écologique des entreprises qui font appel à elles. Les exigences extrêmement sévères qu'elles leur imposent impliquent une participation active de l'ensemble du personnel. Si une formation complémentaire n'est pas toujours obligatoire, il en résulte néanmoins une information très poussée pour l'ensemble des employés. Celle-ci est indispensable, puisqu'une grande part de responsabilité dans la réussite et l'obtention de cette certification leur incombe. Il en résulte une amélioration dans la qualité du travail effectué et dans la rentabilité de l'entreprise d'une manière générale. La qualité de vie de l'ouvrier est également visée, ce dernier devenant un maillon indispensable dans une chaîne qui n'est plus anonyme.

      La certification se fait par l'intermédiaire de sept organismes, actuellement accrédités en Suisse (ABCert, ATAG, BVOI, EMPA, SGS, SOS. TüV). Cette accréditation se fait elle-même par une instance indépendante, le Service d'Accréditation Suisse. L'obtention de la certification atteste que le SME correspond aux exigences de l'ordonnance EMAS. 'Aujourd'hui plus de 150 107  entreprises sont déjà certifiées selon ISO 14001 en Suisse' annonce l'OFEFP (1999). Pourtant, la publicité faite autour de cette certification semble rester très méconnue du grand public 108 .

      Parallèlement à la certification, la Confédération envisage des récompenses qui seraient décernées 'à des entreprises ou des produits qui répondent au mieux aux exigences du développement durable. (...) Les entreprises qui se seront vues décerner un prix feront l'objet d'articles dans la presse et pourront tirer parti de cette récompense à des fins publicitaires. 109 '

      Les certifications qu'obtiennent les entreprises soumises à ces normes sont non seulement des arguments publicitaires pour la promotion de l'industrie elle-même et de ses produits, mais participe également à une forme d'émulation inter-entreprises. Nous pouvons relever que si les consommateurs reconnaissent sans difficultés la plupart des labels, les certifications sont nettement moins connues. De plus, la formation ou du moins l'information des employés dans le cadre de leur travail, la sensibilisation particulièrement axée sur le pôle écologique, l'amélioration de leur qualité de vie à travers l'amélioration de leur statut au sein de l'entreprise, participent certainement à une diffusion informelle de valeurs écologiques à travers le cadre familial de ces personnes. Malheureusement, aucune étude ne s'est encore penchée sur l'impact dans l'éducation parentale d'une formation en entreprise!

      Toujours dans le secteur industriel, les énergies renouvelables s'efforcent de promouvoir leur économie en fonction de critères écologiques, bien sûr, mais également en fonction de critères économiques et sociaux, en mettant l'accent sur les débouchés à venir. Malgré cet effort, les différents états ne participent que très modestement aux recherches et au développement de ces domaines, la pression économique des lobbies étant très importante. Pourtant, les incitations envisagées par la Confédération vis-à-vis du secteur privé s'étendent également dans les achats que cette dernière envisage. 'Lorsqu'elle acquerra des biens et des services, la Confédération vouera une attention plus grande aux préoccupations de l'écologie et, vu le poids que sa demande représente, posera les jalons menant à des produits durables. 110 '


1.1.3.10. Indicateurs de développement durable

      Néanmoins, si des critères écologiques comme les normes ISO 14000 les envisagent peuvent être assez facilement édictés, il n'existe pas encore de véritables grilles permettant d'évaluer la durabilité d'un produit ou d'un service. 'Une vaste littérature est consacrée à ce sujet, mais pour le moment aucun système d'indicateurs élaboré par les scientifiques ou par les organisations internationales ne donne satisfaction, car dans la plupart des cas, la présentation des IDD (indicateurs de développement durable) n'est pas suffisamment opérationnelle ou 'démonstrative'. Or précisément et par définition, les IDD, pour qu'ils soient utilisables au-delà d'un cercle d'initiés, devraient être clairs, explicites et compréhensibles, de même qu'accessibles à la population qui en est en fin de compte le destinataire. 111 '


1.1.3.10.1. Qu'est-ce qu'un indicateur de développement durable (IDD)?

      "Les indicateurs ont pour rôle de montrer, de mettre en évidence, et de rendre publique une information. Ils sont utilisés dans la prise de décision quotidiennement par tous les acteurs de notre société. 112 " Grâce à sa fonction très pratique, il doit réduire l'information à certains éléments de base, tout en conservant la spécificité primordiale de sa triple dimension: descriptive, intégratrice et évaluative (Blanchet & November, 1998). Parmi les organismes qui ont relevé ce difficile challenge, citons:

  • Les organismes des Nations Unies.
  • L'OCDE
  • Le World Ressources Institute.
  • La banque mondiale.
  • Des regroupements d'experts issus de milieux universitaires et scientifiques.
  • Des organismes européens (Eurostat, AEE).
  • Des organismes de recherche nationaux (notamment le département de l'Environnement du Royaume-Uni, l'IFEN en France, le Ministère de l'Environnement canadien et l'Office de la statistique en Suisse).
  • Certaines ONG dont le WWF.

      Ainsi, en 1997, plus de 50 approches concernant la définition d'IDD ont été présentées à la Commission du Développement Durable des Nations Unies (Blanchet & November, 1998).

      Au stade actuel des recherches, ces indicateurs offrent un appui certain aux décisions politiques (Blanchet & November, 1998). Par exemple, les indicateurs mis en place par les Nations Unies sont avant tout destinés à une évaluation des besoins des différentes nations et n'ont pas été pensés en fonction des biens de consommation (ONU, 1999). "La liste des 130 IDD se présente comme la juxtaposition d'informations permettant de faire parallèlement quatre diagnostics: le niveau de développement social, le niveau de développement économique, la préservation de l'environnement, et la capacité institutionnelle à faire face au développement équitable. Les Nations Unies, conscientes de cette lacune, encouragent fortement la recherche en vue de proposer des indices permettant l'analyse des interactions principales. 113 " Ces IDD ont surtout l'avantage de proposer une redéfinition de la notion de développement durable, comme nous pouvons le voir à travers la proposition faite par Bartelmus (1995) du Département de la Statistique des Nations Unies (UN-STAT) que nous donnons ici à titre d'exemple. "Le concept de développement durable sur lequel se base la réflexion de P. Bartelmus se base sur l'analyse de la soutenabilité de l'approvisionnement soutenable de biens économiques et de services non marchands par l'économie, la nature et le système social. De sorte qu'il est possible de distinguer la soutenabilité économique, environnementale et sociale de l'approvisionnement et de la production. En ce sens les différentes étapes allant de la ressource (source) à l'usager, en passant par l'approvisionnement et l'usage sont mises en avant" 114 .

      

Tableau I/IV : Indicateurs de développement durable proposés par P. Bartelmus

Indicators of Sustainable Growth and Development, P. Bartelmus (1995)

      Ce qui nous semble fondamental dans ce projet, c'est "le remplacement des indicateurs traditionnels de croissance économique (PNB, PIB) par un indicateur de production intérieure et environnementalement ajusté". De plus, "les indicateurs environnementaux et les comptes de ressources naturelles, valeurs physiques, non monétarisés, permettent de suivre la disponibilité des ressources naturelles nécessaires au cycle de production - usage humain". Enfin, "les indicateurs sociaux permettent de suivre les potentialités humaines (éducation, santé...) et sociales (institutions, lois, fiscalités...) nécessaires au développement. L'introduction du concept de "soutenabilité sociale" en tant que capacité institutionnelle et fiscale de préserver la capacité d'une société à fournir des services collectifs et des services à l'individu est intéressante 115 ".


1.1.3.10.2. Indicateurs de développement durable en Suisse

      L'OFS (office fédéral de la statistique) en collaboration étroite avec l'OFEFP (office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage) vient de terminer une étude pilote concernant les indicateurs de développement durable qui devraient guider le gouvernement suisse dans ses décisions. 'L'objectif de cette étude n'est pas de réaliser un système opérationnel d'indicateur, mais d'en poser les premiers jalons et de provoquer ainsi un large débat parmi les principaux acteurs du développement durable. 116 ' Partant des 134 indicateurs proposés par les Nations Unies, ces offices ont retenus 33 indicateurs pertinents et réalisables, et adaptés aux particularités intrinsèques de la Suisse. Nous ne nous étendons pas sur les critères qui ont servi à cette sélection. Mentionnons néanmoins que certains de ces indicateurs sont reconnus comme convenant parfaitement au monitoring du développement durable en Suisse, que d'autres ne conviennent que partiellement ou que l'indicateur est retenu, mais doit encore être développé. Enfin, sur ces 33 indicateurs, 5 apparaissent comme non pertinents pour le cadre spécifique suisse. Le tableau que nous proposons est un simple résumé des critères sélectionnés considérés comme pertinents, que nous étayons par une définition restreinte à l'essentiel et certaines évaluation de l'indicateur qui nous ont semblé intéressantes.

      
Tableau I/V : Les indicateurs de développement durable retenus pour la Suisse
Volet social
Le taux de chômage Le taux de chômage est un bon indicateur de développement durable lorsqu'il est uniformément mesuré dans le temps et lorsqu'il peut être mis en relation avec d'autres indicateurs socio-économiques comme les indicateurs de pauvreté et les indicateurs d'emploi.
Indice Gini 117  sur la répartition des revenus Le bien-être matériel d'une population est fréquemment décrit à l'aide du PIB par habitant. L'usage de la moyenne arithmétique peut masquer des inégalités dans la distribution de la richesse. Or, ces inégalités sont souvent le signe qu'une partie de la population vit dans la pauvreté et la précarité.
Taux de migration nette En Suisse, l'accroissement de la population est surtout le fait de l'immigration, car l'excédant des naissances est faible. L'importance des migrations ne dépend pas seulement de leur ampleur mais également de leur composition.(...) (Cet indicateur) pourrait être complété par des aspects qualitatifs illustrant le niveau d'intégration des populations immigrées.
Part du produit intérieur brut (PIB) consacré à l'éducation Cet indicateur, un des classiques dans le domaine de l'enseignement, illustre la volonté des pouvoirs publics de contribuer à l'éducation et à la formation. Il autorise la comparaison avec d'autres dépenses et investissement du secteur public. Par contre, il ne permet pas de juger de la qualité et des performances d'un système éducatif.
Durée probable de scolarité Elle (l'éducation) est un processus grâce auquel les individus et les sociétés développent pleinement leur potentiel et acquièrent les connaissances indispensables à la compréhension des problèmes de développement et à une participation active à la vie de la société. Un haut niveau d'éducation est une des conditions du progrès technologique et permet d'assurer des places de travail à haute valeur ajoutée.
Consommation par habitant de carburants pour les transports Selon l'Agenda 21, la diminution de la consommation de combustibles fossiles et de l'utilisation des véhicules à moteur est une étape indispensable au développement durable des régions urbaines. (...) Cet indicateur est le seul qui concerne directement les transports et la mobilité (...). A terme, il devrait être complété ou remplacé par d'autres indicateurs de transport.
Pourcentage de population vivant dans des régions urbaines Si l'urbanisation est souvent considérée comme un signe de développement économique et social, elle a également des conséquences sociales, économiques et environnementales profondes. Certaines villes suisses sont aujourd'hui confrontées à de nombreuses difficultés telles que pénurie financière, structure démographique déséquilibrée, trafic important, pollution.
Surface et population d'établissements urbains formels et informels 118  Il n'y a pas d'établissement informel en Suisse. Pour la Suisse, cet indicateur décrit uniquement l'emprise spatiale et la population des zones urbaines. (...) Cet indicateur permet de comparer la croissance des zones urbaines avec la croissance de la population qui y vit.
Surface habitable par habitants Pour de nombreuses personnes, une augmentation de la surface habitable est synonyme d'augmentation de la qualité de la vie. Une augmentation de la surface habitable implique généralement une augmentation de la surface construite ainsi qu'une plus grande consommation d'énergie par habitant. (...) La surface habitable par personne n'est pas à lui seul , un indicateur de qualité de vie. Celle-ci dépend avant tout de la qualité de l'environnement immédiat qui est déterminée par des paramètres physiques tels que qualité de l'air, bruit, ensoleillement, verdure et de caractéristiques subjectives comme la présence d'une place de jeux, la proximité des écoles et des moyens de transports publics ainsi que l'ampleur de la criminalité. Le prix du logement ou la part du revenu affectée au logement devraient également être pris en considération. Cet indicateur ne peut pas être interprété de manière univoque. Une augmentation de la surface habitable (...) peut avoir des conséquences négatives sur l'utilisation du sol.
Volet économique
Produit intérieur brut (PIB) par habitant Le PIB mesure uniquement les flux monétaires entre les agents économiques, il est souvent considéré comme un indicateur du bien-être matériel d'une nation. Le PIB ignore par contre de nombreux aspects déterminants pour la qualité de la vie ou pour la durabilité d'une société tels que le tissus social, le temps librela qualité de l'environnement ou l'utilisation de ressources naturelles non renouvelables. Il ne tient compte ni de la répartition de la richesse à l'intérieur d'une nation ni du secteur informel.
Consommation annuelle d'énergie par habitant Le but final est d'assurer la prospérité grâce à l'augmentation de l'efficacité énergétique et non par un accroissement de la consommation de ressources naturelles.
Consommation d'énergies renouvelables A la différence de l'ONU, l'énergie nucléaire et la tourbe ne sont pas considérées comme renouvelables. (...) Elles (les énergies renouvelables) sont souvent le fruit de développements technologiques considérables qui peuvent devenir un important facteur de développement économique et assurer la création ou le maintien de place de travail.
Aide publique au développement par rapport au PNB Ces flux financiers sont accordés à des conditions de faveur dans le but essentiel de favoriser le développement économique et social des pays en développement. (...) Cet indicateur décrit les actions entreprises par les gouvernement (...). Il ne tient pas compte des efforts consentis par les ONG et les particuliers. Il serait envisageable d'y adjoindre un indicateur décrivant les efforts des manéges en faveur d'un commerce plus équitable (produits Max Havelaar, par exemple).
Dette extérieure par rapport au PNB Il est difficile de fixer avec précision l'endettement maximum raisonnablement supportable pour un Etat ou une commune. Cette limite dépend non seulement de la politique économique pratiquée ou du terme fixé pour la réalisation des objectifs mais également de l'affectation de l'emprunt.
Volet environnemental
Consommation d'eau par habitant Une consommation excessive peut affecter sérieusement les biotopes liés aux cours d'eau considérés (...).
Demande biochimique en oxygène dans les eaux de surface La demande biochimique en oxygène fournit une information sur la contamination possible des ressources en eau par déversements d'eaux usée non épurées. (...) Les mesures de protection des eaux ayant atteint un stade très avancé, il ne sera guère possible d'agir davantage sur ce taux.
Changements d'utilisation des sols Une gestion inadéquate peut avoir des conséquences économiques, sociales et environnementales graves. (...) Cet indicateur fournit de bonnes indications sur les changements d'affectation des sols et particulièrement sur l'augmentation des surfaces d'habitat et d'infrastructure.
Utilisation d'énergie pour l'agriculture Le but à atteindre est un bilan énergétique positif, c'est-à-dire que la quantité d'énergie contenue dans les produits agricoles dépasse celle utilisée pour leur production, leur transformation et leur stockage. Ce but réclame une augmentation de l'efficacité énergétique ainsi que des méthodes culturales, de stockage et de transformation moins gourmandes en énergie. (...) Cet indicateur est important pour le suivi du développement durable de l'agriculture, mais il doit être partiellement amélioré. Il devrait tenir compte de toute l'énergie utilisée lors du processus de production et jusqu'au consommateur final (...).
Terres arables par habitant La SAU (surface agricole utile) est plus intéressante (pour la Suisse), car elle permet de décrire la pression exercée sur les terres cultivables par la croissance démographique ou par l'extension des zones urbaines.
Superficie protégée en pourcentage de la superficie totale Ces surfaces illustrent l'importance politique et sociale qu'un pays accorde à la protection des paysages, des biotopes, des espèces sauvages et de son patrimoine culturel. Il est cependant impossible de savoir si ce statut juridique de protection permet effectivement d'atteindre les objectifs visés. Un tel indicateur ne dit en effet pas grand chose sur la manière de protéger la nature sur l'ensemble du territoire, notamment en ce qui concerne l'interconnexion des biotopes.
Espèces menacées en pourcentage des espèces indigènes totales Le bilan des variations reflète mieux l'évolution de la situation et permet une interprétation plus pertinente des résultats obtenus que le pourcentage d'espèces menacées.
Emissions de gaz à effet de serre 119  C'est l'un des indicateur-clés de la politique de développement durable menée en Suisse. Il n'apporte par contre pas d'information quant aux progrès réalisés pour éviter de déséquilibrer le système climatique. En effet, l'ampleur des modifications climatiques d'origine anthropique dépend de l'évolution globale et à long terme des émissions de gaz à effet de serre. (...) Les émissions de gaz à effet de serre se sont stabilisées depuis le début des années 90. La légère diminution observée pour l'industrie et l'agriculture est compensée par un accroissement du même ordre dans le secteur des transports.
Emissions d'oxydes d'azote Ils ont des répercussions sur la santé humaine, sont les précurseurs du smog estival se déposent dans le sol et contribuent à la formation des retombées acides. L'accumulation d'azote dans le sol modifie indirectement les associations végétales et augmente la teneur en nitrate des denrées alimentaires et de l'eau potable (...).
Consommation de substances appauvrissant la couche d'ozone Cet indicateur montre le résultat des mesures prises pour réduire les émissions ou en évite de nouvelles. Il ignore les émissions provenant de produits fabriqués et d'appareils construits et mis en service avant l'application complète du Protocole de Montréal (1987). Enfin, il ne fournit aucune indication sur l'état de la couche d'ozone. La Suisse ne s'est pas encore engagée à exclure complètement l'usage de ces substances mais à en interdire les principales applications d'ici l'an 2002.
Concentration de polluants atmosphériques dans les zones urbaines Les mesures effectuées sur de longues périodes montrent qu'il vaudrait mieux se référer au nombre d'heures où les valeurs limites sont dépassées plutôt qu'aux valeurs horaires maximales. (...) Des études épidémiologiques ont révélé l'importance considérable des poussières fines (PM10) pour les maladies respiratoires, ce qui justifierait l'adoption de ce critère particulier.
Elimination de déchets ménagers par habitant Les déchets sont synonymes de gaspillage de ressources, et leur traitement implique certains risques ou pollutions, par exemple lors du transport. (...) Ces chiffres englobent les déchets urbains provenant des ménages d'une part, de l'artisanat et d'une partie de l'industrie d'autre part. Il n'existe que des estimations locales concernant l'importance relative de ces deux grandes sources de déchets.
Recyclage et réutilisation des déchets Cet indicateur illustre la manière dont on gère les ressources, surtout s'il est associé à l'indicateur 'élimination de déchets ménagers par habitant'. L'existence de ce dernier se justifie par le fait qu'un taux de recyclage croissant n'implique pas nécessairement une diminution des quantités de déchets à éliminer - critère essentiel de développement durable. Il convient donc d'utiliser conjointement ces deux indicateurs.
Production de déchets radioactifs Le combustible nucléaire irradié provenant des centrales nucléaires n'est pas compris dans la statistique. Il n'est en effet pas considéré comme un déchet tant qu'il n'a pas été retraité et conditionné en vue d son dépôt final. Sa Suisse expédie régulièrement des barres de combustibles irradiés aux deux usines de retraitement existant en Europe. Aucun de ces déchets n'a encore été renvoyé en Suisse. (...) Cet indicateur n'apporte aucune information sur le danger potentiel des déchets considérés. (...) Il ignore complètement la problématique des déchets issus du traitement des barres de combustibles irradiés.

      Ce tableau est intéressant dans le sens où il nous montre la volonté d'appréhender les problèmes dans une optique systémique (l'approche du PIB, la surface habitable par habitants, l'utilisation d'énergie pour l'agriculture où la prise en considération de 'l'énergie grise' apparaît, etc.). Il nous permet également de voir la difficulté qu'il y a à vouloir catégoriser de manière formelle ces indicateurs dans des domaines spécifiques. Cette ambiguïté est d'ailleurs relevée par l'OFS lui-même. '«Consommation de carburants pour les transports» figure dans le volet social alors qu'il aurait également pu se trouver dans les volets environnemental ou économique. 120 ' Dans le même temps, la difficulté à vouloir 'mesurer' la qualité apparaît, comme, par exemple, dans l'exemple de 'la surface habitable par habitants', où des données tout à fait subjectives interviennent.

      Enfin, les limites de ces indicateurs sont très nettes dès qu'il s'agit de sortir des domaines de compétences du gouvernement. Cette lacune n'échappe pas à l'OFS, qui remarque que 'les actions entreprises par l'économie privée et les consommateurs en faveur du développement durable ne sont pas (...) abordées par les indicateurs présentés ici. Les indicateurs économiques de la CDD 121  (...) concernent uniquement des aspects qui relèvent du domaine publique et sur lesquels l'économie privée n'a que peu d'influence directe 122 '.


1.1.3.10.3. Indicateurs de développement durable régionaux

      Dans une optique tout à fait pragmatique, le Conseil Economique et Social de Genève a demandé au Centre d'écologie humaine de l'université de Genève une étude d'IDD pour l'aménagement du territoire de ce canton. Celle-ci a été réalisée par Blanchet & November (1998 123 ) qui, en se basant sur la notion de "projet" (constructions, transports...), ont établi une grille de 20 questions devant permettre d'établir la durabilité de ce dernier.

      

Tableau I/VI : Grille de lecture pour l'analyse de projets dans une perspective de développement durable

Blanchet & November (1998)

      Si cette grille reste, elle aussi, un outil destiné avant tout à une prise de décision politique (Blanchet & November, 1998), elle a mené ses auteurs à développer une représentation "tétraédrique" du développement durable que nous retenons comme une représentation spatiale pertinente de ce concept. En effet, le tétraèdre permet de visualiser de manière simple toutes les interactions qui définissent le développement durable. Il montre ainsi clairement les trois domaines en interaction, mais surtout, il intègre la dimension éthique qui, bien que souvent citée, n'est que très rarement représentée (tableau I/I, point 1.1.1.2.).

      

Tableau I/VII : Représentation tétraédrique de critères possibles pour l'analyse d'un projet dans une perspective de développement durable

Blanchet & November, 1998

1.1.3.10.4. Prestations de services et indicateurs de développement durable

      'Peu de banques offriraient des produits de développement durable si la demande du marché n'était pas perceptible 124 .' Une telle déclaration peut s'appliquer à toute entreprise à but lucratif.

      Mais, nous l'avons vu, prendre en compte les critères écologiques, sociaux, éthiques et économiques pour définir la durabilité n'est pas aisé et peu d'entreprises se sont risquées dans ce chemin jusqu'à aujourd'hui. Nous pouvons néanmoins observer que, sous la pression des consommateurs et de la demande toujours plus forte que subit le marché écologique et éthique, l'économie cherche à construire sa niche en proposant des placements tenant compte de ces facteurs. Bien que les critères soient encore très flous, certains acteurs économiques proposent donc des prestations de service respectant des critères écologiques et éthiques, l'économie étant leur domaine par excellence.

      Travaillant dans ce sens, le 'Centre-Info', qui a ouvert ses portes en 1990 à Fribourg (CH), tient un bureau d'étude dont l'objectif majeur est la promotion du développement durable. Dans ce dessein, il réalise des études sur certaines entreprises tant suisses qu'étrangères à travers l'analyse de leurs portefeuilles et le suivi de leurs Assemblées Générales, en tenant compte de critères tant sociaux et économiques qu'environnementaux (Centre-Info, 1997).

      
Tableau I/VIII : Présentation des critères sociaux, économiques et environnementaux retenus par Centre-Info
Exemples de critères sociaux-économiques:  
Produits et productions compatibles avec les besoins sociauxRelations avec les collaborateurs, les actionnaires, les clients et les fournisseursRelations avec les pays en développementActivités communautaires et relations avec le public en général
Exemples de critères environnementaux:
Impacts sur l'environnement des produits et de la productionSystème de management environnementalSensibilité environnementale du management et du personnelQualité de l'information environnementale donnée par l'entreprise.

      'Le but du Centre-Info est de mettre à disposition du public, des investisseurs en particulier, des analyses concises des activités des entreprises cotées en bourse et de leur permettre aisni de juger en connaissance de cause des avantages et des risques de leurs investissements, des chances de retrouver à long terme la substance financière nécessaire pour assurer les retraites des épargnants. Le but des analyses du Centre-Info est aussi d'indiquer aux investisseurs et au public en général, les activités qui vont dans les sens d'un développement durable. 125 '

      Parmi les précurseurs de ce type de mouvement, notons la société financière VTZ, sise à Zürich, qui travaille sur les 'usages écologiques de l'argent' depuis 1992. En proposant des placements tenant compte de critères écologiques à ses clients, cette entreprise favorise le développement d'industries respectueuses de l'environnement avec un fort accent mis sur tout ce qui touche au développement des énergies renouvelables (VTZ, 1997). Plus complète sur l'approche tridimensionnelle du développement durable, ce sont les caisses de pension qui, en Suisse, ont donné l'impulsion à une recherche de critères différents pour la gestion des portefeuilles (Lazzarini, 2000). Ainsi, par exemple, la 'fondation suisse d'investissement pour un développement durable' Ethos s'occupe de la gestion des fonds du deuxième pilier. Fondée en 1997, elle tente d'harmoniser le rendement économique des titres avec une éthique relative à des critères écologiques et sociaux. 'Gérer des obligations avec des critères de développement durable implique une analyse financière, environnementale et sociale des débiteurs. Outre l'évaluation d'entreprises, il s'agit de procéder également à l'analyse d'Etats et d'organismes supranationaux. (...) Pour un investisseur ayant une perspective à long terme, une telle approche permet d'appréhender un Etat dans sa globalité. 126 '

      La banque Migros 127 , nouvelle venue dans le monde de 'l'éco-finance', propose des fonds de placement 'Eco' non dépendant d'un investissement minimum, dont les titres sont soumis à un contrôle environnemental et social.

      
Tableau I/IX : Mi-fonds ECO de la banque Migros: présentation des IDD retenus
Analyse environnementale des entreprisesLes critères positifs  
1. Politique environnementale  
Ancrage/mise en oeuvre: Modèle environnementale et qualité de celui-ci
Information environnementale: Rapport environnemental et qualité de celui-ci, prise de position de la direction
Contacts: Groupe de revendication, consignes données aux fournisseurs
Engagement/sponsoring: Prix environnemental, sponsoring, déclarations environnementales signées
Marketing: Environnement dans la publicité
2. Gestion de l'environnement  
Système de gestion de l'environnement: Présenter documentation, responsabilité (de la direction et de la ligne)
Audits environnementaux: Périodicité des audits, méthode, développement à venir, respect des consignes juridiques
Ressources personnelles: Délégué à l'environnement, service spécialisé
Collaborateurs Service de propositions écologiques, formation
3. Exploitation  
Ecologie d'entreprise:Consommation d'énergie et rejets de CO2, consommation de ressources, déchets, eaux usées et préservation de la pureté de l'air, transport/logistique: Concept d'écologie de bureau, chemin des collaborateurs pour se rendre au travail (moyens de transport)Analyse des données, objectif, vérification, exemples de mesures, évolution dans le temps
Risque/sécurité Système de gestion des risques, pollutions anciennes et leur élimination
4. Produits  
Analyses des produits: Bilans écologiques
Recherche/développement: Critères écologiques, exemples positifs
Emballages: Optimisation écologique, reprise et recyclage
Marketing/conseil produits Encouragement de produits non-polluants, conseil donné aux clients
Reprise: Reprise de produits usagés, réutilisation, remise en état et recyclage des produits

      Les critères d'exclusion d'entreprises

      
1. Accélération du changement climatique
* Promotion et vente de vecteurs énergétiques combustibles (exception: gaz naturel)* Exploitation de centrales fossiles (exceptions: centrale de chauffage par blocs et centrales au gaz)* Fabrication d'automobiles traditionnelles ou d'avions* Compagnies aériennes
2. Participation à la dégradation de la couche d'ozone
* Fabrication de substances nuisibles à la couche d'ozone
3. Participation à la réduction de la diversité des espèces
* Fabrication d'un pesticide appartenant à la liste des "Dirty-Dozen"* Exploitation forestière non durable* Pêche non durable* Génie génétique visant à libérer des organismes génétiquement modifiés
4. Energie nucléaire
* L'exploitation de centrales nucléaires, installations de retraitement atomique ou stocks finaux de déchets nucléaires
5. Autres critères d'exclusion
* Fabrication d'armes* Production de tabac et d'articles pour fumeurs
Le contrôle socialComme l'évaluation de critères sociaux est encore beaucoup moins développée de nos jours que l'évaluation de critères environnementaux et qu'il existe des grandeurs caractéristiques pratiquement inconnues, une procédure 'plus souple' s'applique en ce domaine. Pour chaque entreprise, les analyses procèdent à une recherche négative ciblée par des sources adéquates (sites Web d'organisations internationales, banques de données d'instituts de recherche à vocation sociale). Ils étudient si une entreprise est mise en relation avec des messages négatifs concernant les thèmes suivants: - licenciements massifs sans mesures sociales suffisantes,- travail forcé des enfants,- taux d'accidents élevés,- non-respect flagrant des lois du travail et des dispositions en matière de sécurité,- violation des droits de l'homme,- non-respect des droits des autochtones.

Extraits de: Banque Migros (1999) Mi-Fonds ECO, brochure:
Critères environnementaux dans la procédure de sélection des titres

      Les critères choisis pour l'analyse environnementale sont ceux de la Banque Cantonale de Zurich qui pratique une procédure similaire pour les placements environnementaux des grandes fortunes institutionnelles. L'Association Transport et Environnement (ATE) surveille en permanence le respect des obligations environnementales. L'ensemble de ces critères sont périodiquement adaptés aux standards environnementaux de l'économie (Migros, 1999).

      Comme nous pouvons le constater, les critères sociaux restent très peu définis, alors que les critères écologiques tendent à être toujours plus pointus et mieux ciblés. Lazzarini (2000) précise que 'les critères appliqués pour sélectionner les actions des entreprises entrant dans des fonds de placement à caractère éthique couvrent des domaines qui vont de la simple prise de conscience jusqu'aux mesures écologiques appliquées en amont et en aval du cycle de vie d'un produit. En matière sociale, les critères couvrent les relations avec l'ensemble des partenaires: les employés, les fournisseurs, les collectivités publiques, les actionnaires et les consommateurs 128 '. Si cela est certainement dû à leur récente apparition sur le marché économique, il ne faut pas non plus oublier que leur nature ne tient pas sur des connaissances scientifiques, mais sur des jugements humains. Pour illustrer cette difficulté, Lazzarini (2000) donne comme exemple le travail des enfants. Celui-ci est jugé contraire à une certaine éthique très en lien avec nos sociétés industrialisées. Pourtant, le travail contribue non seulement à la survie économique de certaines populations, mais a une importance dans la reconnaissance sociale de l'enfant. Pour parvenir à un optimum, il faut alors chercher à déplacer le problème, en ne focalisant pas sur le travail lui-même, mais sur les conditions dans lesquelles il se déroule et l'effort d'éducation qui l'accompagne.

      Le grand avantage de ces prestations tient dans le fait qu'elles présentent de manière tout à fait concrète au consommateur les interactions qui existent entre les différents domaines, ainsi que l'influence qu'il peut avoir sur la promotion d'une certaine forme d'économie et de marché. En favorisant ces mises en relation, nous pouvons espérer qu'elles participent d'une manière tout à fait informelle à la formation du citoyen en l'amenant à adopter une certaine forme de pensée complexe.

      Néanmoins, nous devons rester attentifs au fait qu'aucune définition de ce qu'est un placement à caractère éthique, social ou environnemental n'est donnée par l'ONU (OFS, 1999). En ce qui concerne la Suisse, la définition est la suivante: 'Fortune totale (en millions de francs) des principaux véhicules de placements (fonds, banques, sociétés de participation, etc.) qui prennent explicitement en compte des critères d'ordre écologique, éthique ou social. (...) Une question reste cependant ouverte, à partir de quand peut-on admettre que des placements répondent explicitement et de manière sélective (par exemple avec des critères d'exclusion) aux principes et exigences du développement durable. 129 '


1.1.3.11. Commerce: étiquetage et labellisation

      D'une manière générale, la publicité ne se limite plus à promouvoir un produit ou une marque. Elle véhicule avant tout l'image que veut se forger l'entreprise qui fait appel à ses services. Avec l'avènement des produits ou des procédés de fabrication respectueux de l'environnement, un créneau particulier de la communication privée s'est développé, soutenu, comme nous l'avons vu précédemment par le Conseil fédéral. On 'vend de l'environnement', que ce soit à travers les appellations 'Bio', 'Migros Sano', 'Natura Plan', 'Eco Plan', etc. ou à travers le respect de normes telles que présentées précédemment.

      'Parallèlement, les consommateurs se comportent de plus en plus en citoyens et imposent à travers des labels de connaître la provenance des produits sous peine de boycott', relève Lazzarini (2000). Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt, et les défenseurs d'un marché parfaitement libre, prôné comme la clé d'une société démocratique et prospère (Kriesi, 2000) apportent eux aussi leurs arguments, si ce n'est écologiques, du moins sociaux. Ainsi, 'les bénéfices pour la société, par exemple en termes d'emploi et de bien-être, découleraient de la concurrence sur le marché libre: la rationalité des actions de tout un chacun engendrerait automatiquement le bien-être de tous 130 '.

      Pourtant, et nous l'avons déjà relevé, le 'marché' du développement durable est porteur et prometteur. Une étude menée en août 1999 montre un lien direct entre la qualité de l'appréciation environnementale d'une entreprise et sa rentabilité économique (Butz & Plattner, 1999). Si celle-ci est due, comme nous l'avons déjà mentionnée précédemment, à la pression qu'exerce les consommateurs, elle est aussi explicable en termes économiques. 'Conceptuellement, c'est très simple, nous dit Dérobert (2000). Il s'agit de faire plus avec moins, c'est-à-dire d'augmenter la part de valeur ajoutée par rapport aux matières premières utilisées. On a même trouvé un néologisme pour cela: l'écoefficacité. 131 '


1.1.3.11.1. Labels écologiques

      Les labels écologiques, ou écolabels, sont décernés aux produits qui répondent aux normes concernant l'engraissement des sols, l'utilisation de produits toxiques tels qu'herbicides, insecticides ou fongicides, la rotation des cultures, le respect des jachères, ainsi que de l'intégrité des produits proposés (les organismes génétiquement modifiés sont donc exclus de la labellisation), qu'édicte l'Ordonnance sur l'agriculture. Ceux-ci sont de deux ordres, les labels indiquant les produits issus d'une agriculture biologique et ceux provenant d'un domaine pratiquant la production dite 'intégrée'. Il n'existe pas un 'label biologique fédéral', raison pour laquelle plusieurs sigles sont proposés aux consommateurs. Néanmoins, 'pour qu'une denrée alimentaire puisse bénéficier de la dénomination 'biologique', il faut en principe que 100% du produit soit issu de la culture biologique. Exceptionnellement, s'ils ne sont pas disponibles en production biologique, 5% des ingrédients peuvent provenir d'une autre méthode de production 132 '.

      Ainsi, si plusieurs labels répondent aux normes de l'Ordonnance, les exigences de chacun d'eux peuvent quelque peu différer. En Suisse, le label le plus répandu est celui de l'Association suisse des organisations d'agriculture biologique (ASOAB) qui est dépositaire du label du Bourgeon. Ce label s'applique à des "produits autoproclamés écologiques" et repose sur des critères de transparence de production, facilement identifiables. Octroyés par des groupes d'intérêt (associations professionnelles, entreprises...) leur objectif est avant tout d'encourager et de récompenser les producteurs de produits biologiques (OFEFP, 1997). Contrairement aux "labels écologiques proprement dit", les critères utilisés pour la labellisation ne tiennent pas compte de l'appréciation de la durée de vie du produit, comme c'est le cas pour le label "la fleur" de l'Union Européenne. Un tel label certifie non seulement que le produit est issu d'une culture biologique, mais également qu'il est le meilleur dans sa catégorie, selon des critères écologiques.

      Le label du bourgeon interdit l'utilisation des herbicides, des pesticides et autres engrais chimiques, des organismes et des produits génétiquement modifiés ou des adjuvants chimiques de synthèse même naturels (concentrés, additifs, arômes, colorants). Il garantit un élevage respectueux des animaux ainsi qu'un affouragement biologique de ceux-ci. De plus, l'agriculture biologique doit être pratiquée sur l'ensemble de l'exploitation (FRC, 1997). Un organisme indépendant, l'IRAB (institut de recherche sur l'agriculture biologique), est chargé des contrôles relatifs à l'attribution du label.

      Le label de l'Union Européenne est accrédité par une LCA (Life Cycle Assessement), c'est-à-dire une évaluation du cycle de vie du produit. Une telle certification tient compte de tous les effets possibles du produit sur l'environnement, depuis l'extraction des matières premières jusqu'à son élimination. Cette certification se fait sur une base volontaire, mais la méthode est coûteuse, ce qui limite le nombre d'entreprises qui se lancent dans une telle opération. La Suisse ne faisant pas partie de l'Europe, ce label n'est pas utilisé dans ce pays.


1.1.3.11.2. Labels éthiques et critères sociaux

      Des critères éthiques ont également été édictés, notamment en ce qui concerne le commerce équitable. Aucun label suisse ne promeut cette pratique commerciale. Par contre, des associations telles que celle de 'Max Havelaar', mais aussi les 'Magasins du monde', se sont imposées dans ce pays.

      Ces associations visent à promouvoir un marché qui respecte le producteur et restent attentives au fait que celui-ci soit payé de manière correcte, en tenant compte du pouvoir d'achat du pays auquel il appartient. L'instauration d'un tel système économique contribue également à favoriser la survie des entreprises de petite taille, voire familiale. Il lutte donc, d'une manière indirecte, contre l'exode rural de certains pays en voie de développement que l'implantation de multinationales aurait tendance à favoriser. Par ce biais, un tel commerce permet aussi d'éviter les monocultures de trop grandes surfaces, tout en ne tenant pas forcément compte de critères écologiques stricts, comme nous les mentionnions précédemment. Le travail des enfants, les conditions de travail des ouvriers, l'égalité de salaire entre hommes et femmes font également partie de ces critères éthiques.

      Max Havelaar s'étant imposé jusque dans les magasins à grandes surfaces, il nous paraît intéressant de nous pencher sur cette association d'origine néerlandaise qui a su conquérir le consommateur suisse.

      Max Havelaar n'est donc pas une marque, mais un organisme de certification qui authentifie que la production de l'objet répond à des critères sociaux allant dans le sens du commerce équitable. C'est la raison pour laquelle certaines marques proposent des produits labellisés "Max Havelaar" à côté de produits "identiques" mais provenant d'un marché où le suivi social n'est pas garanti.

      "Il va s'en dire que la qualité (...) représente un critère fondamental auquel doivent répondre les producteurs qui souhaitent adhérer aux principes de Max Havelaar. En effet, aucun consommateur n'achètera un produit s'il n'est pas bon, sous prétexte que c'est un geste pour le Tiers-monde 133 ".

      Très récemment, cette association, sous la pression de plus en plus forte des consommateurs (Max Havelaar, 1999) s'est également préoccupée de la manière dont les producteurs qui travaillent avec elle tiennent ou non compte de critères écologiques. Elle envisage même la culture biologique comme "une planche de salut" pour les petits producteurs. Pour pallier aux difficultés financières et techniques que demande une certification, Max Havelaar octroie une prime aux producteurs biologiques. "Parallèlement, des contacts avec des ONG capables d'apporter sur place des moyens spécifiques en termes de formation ont été développés, dans l'attente de la création imminente d'un réseau spécialisé. Verra-t-on un jour une agriculture du Tiers-Monde massivement biologique? Possible, car la protection de l'environnement est aujourd'hui une exigence du grand public. 134 "

      La prise en compte de critères écologiques et éthiques devient donc, de plus en plus un argument de vente, de promotion. Cette publicité apparaît même dans certains journaux à grands tirages, mettant ainsi en avant des valeurs différentes que celles auxquelles le consommateur moyen est confronté quotidiennement. "La démarche d'achat devient un choix de société, l'expression d'un vote d'un "consomm'acteur" averti, engagé et responsable qui achète non seulement un produit mais un processus. 135 "


1.1.3.12. Limites de la labellisation

      Qu'il s'agisse d'écolabels ou de labels certifiant une certaine éthique, "il ne faut pas oublier, dans tous les cas de figure, que ces labels sont au bout du compte des instruments économiques destinés à augmenter la vente de produits (...). Mais qui dit augmentation de la consommation dit aussi augmentation de la pollution 136 ". L'écologie et/ou l'éthique ne doivent donc pas seulement servir de "bonne conscience" au consommateur qui achète de tels produits. Celui-ci doit également rester vigilant à ses véritables besoins de produits de consommation. Comme le rappelle très justement l'OFEFP (1997), "l'avantage que présente un papier "écolo" ne pèse pas lourd si son acheteur en profite pour faire plus de photocopies"!

      Si ces publicités, basées sur des actions réellement favorables à une meilleure gestion de l'environnement, participent activement à la mise en place d'un processus de développement durable, d'autres utilisent l'image de la 'nature' au sens large, uniquement pour donner bonne conscience, que ce soit à eux-mêmes ou aux consommateurs de leur(s) produit(s). Dans ce dessein, le 'sponsoring' est fréquemment utilisé. 'La publicité a un tel effet sur les moeurs et sur la communication qu'elle est devenue elle-même un média, au sens étymologique du terme, et, compte tenu de son rôle économique auprès de tous les médias, le média des médias. 137 '

      La "foire aux labels" que l'on peut observer actuellement crée une certaine confusion auprès des consommateurs. Ceux-ci ne savent plus très bien à quel "label" se vouer, ce qui contribue à discréditer ce mouvement. De plus, l'engouement des consommateurs pour les produits biologiques pousse certaines industries à jouer sur les mots. Par exemple, la dénomination "bio" se retrouve dans nombre de publicités, comme c'est le cas pour ce yoghourt qui n'a rien de biologique dans sa production, l'usage du préfixe faisant dans ce cas référence à un certain équilibre dans l'alimentation. Il en va de même pour cette protection contre l'influence supposée négative des écrans de télévision et d'ordinateur. Dans ce dernier cas, le "bio" concerne certainement plus l'atteinte pathologique à la physiologie humaine, mais l'utilisation de symboles comme la fleur ou la coccinelle évoque un côté "nature" volontairement équivoque.

      Dans le même ordre d'idée, l'usurpation du terme de développement durable peut également être observée. Notamment, le concept de développement durable a été repris de manière erronée par des entreprises soucieuses de montrer 'patte blanche', et utilisant les termes du concept comme un synonyme de protection de l'environnement. Exemple, la publicité faite autour de l'exposition nationale suisse prévue pour 2001. 'Quant à la question environnementale, il convient d'adopter un comportement exemplaire qui prenne en compte le principe de développement durable, quand bien même l'Exposition nationale est par essence 'physiquement' éphémère. (...) Pour des raisons écologiques (développement durable) et économiques (amortissement des investissements), il est indispensable de développer une stratégie efficace visant à la réutilisation des composants nécessaires au fonctionnement de l'Exposition. 138 ' Cette interprétation du concept n'est pas l'apanage d'Expo 01 et nous retrouvons de tels exemples dans bien des domaines.


1.1.3.13. Limites du processus de développement durable

      Si nous considérons l'ensemble des informations que nous avons présenté dans ce premier chapitre, nous constatons qu'un hiatus existe entre le développement d'une attitude citoyenne de responsabilité que l'on retrouve dans les engagements de l'Agenda 21 et la mise en application de celles-ci par les autorités gouvernementales ou locales helvétiques. Nous relevions déjà cet état de fait dans les limites que nous voyions à la communication publique (point 1.1.3.6.). Il en ressort un sentiment de "manipulation" de la part de la gouvernance, qui semble en parfaite contradiction avec, non seulement la place du citoyen au sein d'un gouvernement démocratique, mais également allant à l'encontre de la liberté individuelle concernant le choix de vie.

      Afin de mieux comprendre comment s'établissent ces relations quelque peu ambiguës, basées sur le principe hologrammatique (Morin, 1990) que nous avons développé au point 1.1.2.4., nous tentons de présenter ce que signifie le concept de responsabilité au sein d'une société démocratique, pour le citoyen, pour le gouvernement, et comment il faut envisager la notion de liberté personnelle dans une telle approche. Nous aborderons ainsi les limites du principe hologrammatique appliqué dans le champ sociétal et le frein que ces limites forment à la mise en place du processus de développement durable.


1.1.3.13.1. Responsabilité du citoyen

      Pour comprendre ce qu'implique la notion de 'citoyen responsable', il faut se pencher sur l'origine de ce terme. Son acception antique, venant des républiques classiques de la Grèce et de Rome, lui confère les devoirs qui s'attachent au sentiment d'appartenance à une communauté politique, ainsi que ceux relatifs à l'action civique où les droits et les intérêts individuels sont subordonnés à ceux du collectif. Plus récente, une deuxième signification, issue de la tradition libérale, lui confère une série de droits qui sont à l'origine de la charte des 'Droits de l'Homme' (Longet, 1997). S'appuyant sur la pensée de Locke 139  et de Jefferson 140 , ce deuxième courant met l'accent sur la notion d'individu en tant que personne concrète respectée dans sa particularité et sa diversité. 'Pour distinguer schématiquement ces deux approches de la citoyenneté, on peut dire que la tradition libérale privilégie les droits de l'individu (...), alors que la tradition républicaine met l'accent sur la notion d'appartenance collective et de devoir. 141 '

      La démocratie actuelle définit le citoyen à travers ces deux acceptions qui se chevauchent et se complètent. L'interaction de ces deux approches permet d'appréhender l'individu sous son double aspect d'entité individuelle et de membre d'une société. En tant que tel, il a donc des droits, mais aussi des devoirs envers les autres membres de la société dont il fait partie. Si ces droits sont définis notamment à travers les 'Droits de l'Homme', les devoirs reposent sur le principe éthique de responsabilité (Jonas, 1990). Une telle approche du citoyen correspond aux principes que sous-tend le développement durable. Une 'éthique du développement durable (est) fondée sur une déontologie appropriée des consommateurs/producteurs et des acheteurs/vendeurs et sur les valeurs de compétitivité économique, d'équité sociale et de protection de la qualité de l'environnement. Ce sont là des conditions centrales pour favoriser l'entreprise humaine dans son ensemble. 142 ' Un vieux dicton nous dit: 'la liberté individuelle s'arrête où commence celle de l'autre'. O'Connor (1998) modère cette vision en affirmant que "l'idée de liberté est nuisible si elle ne s'accompagne pas d'une conscience des enjeux futurs. Malheureusement, notre environnement quotidien ne nous pousse pas à avoir cette conscience 143 ".

      En effet, il n'est pas toujours aisé pour le citoyen ni de reconnaître les limites de cette liberté individuelle, lorsque celles-ci dépassent sa sphère privée, ni d'accéder à cette conscience des enjeux futurs. Or, le développement durable, s'il doit être vécu de manière locale "rapprochée", voire même "privée", doit être pensé au niveau global. Le principe de solidarité sur lequel il s'appuie ne peut être envisagé que par un dépassement de la liberté individuelle au profit d'une liberté plus "collective". Cette transition doit être facilitée par l'intervention d'un pouvoir décisionnel supérieur, en l'occurrence, le gouvernement. Lois, normes, ordonnances, sont autant de "barrières" mises à la liberté individuelle au profit de celle de la collectivité. Pour assumer le rôle de "guide" qui leur incombe, les autorités doivent en quelque sorte faire la promotion du développement durable, ce que fait le Conseil fédéral, secondé par l'OFEFP. Nous retrouvons là le principe du processus hologrammatique qui fait qu'une société produit des individus qui eux-mêmes produisent cette société (point 1.1.2.4.).

      Néanmoins, une question délicate est sous-jacente à cette relation non égalitaire qui s'instaure ainsi entre autorités et individus. Non égalitaire dans le sens où c'est le gouvernement qui a la charge de donner, le premier, l'impulsion de départ à l'ensemble de la société dans une direction que lui-même a choisie et qui ne vient pas forcément d'une volonté des citoyens eux-mêmes. Dès lors, est-il acceptable, éthiquement parlant, de vouloir imposer, par le mode publicitaire que constitue la communication publique, un certain style de vie et donc certaines valeurs?

      'Les fanatiques de la communication usent d'une communication fanatique qui ressemble à de la communication, qui a le goût de la communication, mais qui est l'inverse de la communication, à savoir de l'information. La communication échange, l'information soumet. 144 ' Cette citation de Lagneau (1993) met en interaction directe l'aspect communicationnel-publicitaire et la notion de citoyenneté. Elle place également un problème déontologique. Peut-on prétendre former à cette dernière tout en utilisant les techniques de l'économie libérale pour guider le choix des consommateurs? A-t-on encore le droit d'informer au sein d'un système démocratique qui prétend faire de ses citoyens des individus responsables dans leurs décisions et autonomes dans leur façon de penser? Et comment peut-on envisager la liberté individuelle, dès lors que l'on admet que nous vivons dans une société de l'information et que celle-ci 'soumet' l'individu à un système de pensée? Appréhendé sous cet angle, le principe hologrammatique n'est-il pas une déviance d'une volonté gouvernementale?

      Un débat philosophique, éthique et politique pourrait être engagé sur cette délicate question. Pour notre part, nous laissons la question ouverte et nous contentons de la réponse que donne à ce sujet 'l'Agenda 21': 'Les pays et le système des Nations Unies devraient établir des liens de coopération avec les médias, comme avec les secteurs du spectacle et de la publicité, en engageant des débats destinés à mobiliser leur expérience aux fins de modeler le comportement public et les schémas de consommation, et de faire largement usage de leurs méthodes 145 '. Le Conseil fédéral suisse suit d'ailleurs clairement cette voie lorsqu'il préconise l'utilisation de l'information en vue d''harmoniser les habitudes (...) de la population avec les objectifs d'un développement durable. 146 '


1.1.3.13.2. Responsabilité de l'Etat

      Dans l'idéal, voire l'absolu, le rôle de l'Etat vis-à-vis de l'individu est de permettre à ce dernier de devenir un citoyen. Pour y parvenir, l'Etat recourt à des lois, établies pour le bien de la 'Cité' dans son ensemble. 'La loi tempère les passions, protège ceux qui sont les plus faibles, triangule les relations, impose des interdits pour que l'échange puisse se tenir, tente d'empêcher les rapports de séduction, de manipulation et de mensonge 147 ' rappelle Cifali (1999). Le statut de citoyen sous-entend que ce dernier soit capable d'assumer ses responsabilités envers la société dont il fait partie, et donc qu'il peut (ou du moins, pourrait) s'affranchir des lois établies, et par conséquent de l'Etat, celui-ci n'étant plus nécessaire.

      Ainsi, l'Etat, à travers la communication publique, a donc ce rôle ambivalent de devoir, d'une part, diriger, canaliser les styles de vie et les comportements des citoyens dans un sens où les libertés individuelles vues sous l'angle du libre arbitre (Guichet, 1998) 148  doivent céder la place à des valeurs servant la société, le collectif. Dans cette optique, la communication publique, en tant que porte-parole des autorités, 'décide' en quelque sorte du bien de l'individu sans que celui-ci soit forcément consulté sur le choix de ces décisions. 'La gouvernance pose (à l'endroit de tous les acteurs qui constituent, dans une démocratie, la matière première de la gouvernance) une question essentielle: quelles sont et quelles devraient être leurs marges de liberté? Entre les droits et les devoirs, l'obéissance et l'autonomie, l'individualisme et la participation à un projet collectif, c'est en effet une mission fondamentale et, pourtant, tout à fait 'pratique' de la gouvernance, que de mesurer l'espace des 'libertés personnelles. 149 '

      D'autre part, elle a le devoir de former des citoyens responsables, capables de juger par eux-mêmes et de prendre des décisions en toute connaissance de cause. En participant à la formation de tels individus, elle prend également le risque de voir ceux-ci refuser cette "manipulation" envisagée précédemment et dont la survie de la société est néanmoins dépendante. 'Toute organisation qui détermine et développe spécialisations et hiérarchisations détermine et développe des contraintes, asservissements et répressions. (...) Ce n'est qu'au niveau d'individus disposant de possibilités de choix, de décision et de développement complexe que les contraintes peuvent être destructrices de liberté, c'est-à-dire devenir oppressives. Ainsi ce problème se pose-t-il de façon à la fois ambivalente et tragique au niveau des sociétés, et singulièrement des sociétés humaines. 150 '

      Quoi qu'il en soit, il faut appréhender la notion de responsabilité selon le principe de hiérarchisation présenté par Kocher (1996). 'Les stratégies actuellement dominantes sont la démocratisation, la décentralisation et la libéralisation. Ces trois stratégies ont un point commun qui les rassemble dans cette phase. Il s'agit de remettre le pouvoir sur l'individu ou sur des structures les plus restreintes possibles. L'état ne doit pas décider à la place des individus qui le composent mais fournir un cadre à la société, qui permette à chaque individu de résoudre ses propres contraintes dans leur diversité, et dans la liberté des choix et alternatives qui doivent coexister. 151 ' Il faut donc accepter que le gouvernement "sache mieux que l'individu ce qui est bon pour lui", et mette ainsi en place un cadre culturel et informationnel visant à l'entraîner presque malgré lui dans un processus de développement durable. Cette acceptation, qui pourrait conduire à tous les despotismes, n'est possible que dans le cadre d'une démocratie qui, tout en guidant, en encourageant, voire en incitant certains comportements offre par ailleurs une information relativement transparent permettant au citoyen d'accéder aux décisions de l'Etat, ainsi qu'à cette responsabilité de citoyen. Celle-ci devrait être d'autant mieux organisée que la Suisse fonctionne selon le mode de la démocratie directe, qui demande la participation active de ses citoyens dans les prises de décisions qui dépendent du vote populaire. Or, comme le rappelle Allemand (1998), " la volonté ne peut se constituer que grâce à toutes les " lumières " que la discussion, l'échange d'idées et la confrontation des opinions peuvent fournir à chacun (...). La délibération implique une certaine publicité des décisions gouvernementales  152 ".

      Malheureusement, force est de constater qu'en dehors des milieux scolaires, l'Agenda 21 reste muet en ce qui concerne la forme que pourrait prendre cette information. Les médias au sens large sont les grands absents de ce programme d'action. Si nous retrouvons à plusieurs reprises des locutions telles que 'orienter les choix', 'renforcer les valeurs', 'diffuser des informations', 'sensibiliser les consommateurs', etc. aucune allusion ne concerne la manière dont les médias pourraient, pratiquement intervenir. Seule, émanant essentiellement des entreprises privées, la publicité apparaît. 'Les gouvernements et les organisations du secteur privé devraient encourager l'adoption d'attitudes plus positives à l'égard des modes de consommation rationnels par le biais de programmes d'éducation et de sensibilisation du public et autres moyens comme la publicité positive pour des produits et services utilisant des technologies écologiquement rationnelles ou encourageant des modes de production et de consommation soutenables à terme. 153 ' Or, nous savons que l'impact des médias et leur influence sur la manière de consommer, bien qu'ils ne soient pas réellement quantifiables (Ewen, 1977; Cathelat, 1992), sont néanmoins reconnus. N'oublions pas qu'ils représentent, en tout cas dans nos sociétés industrialisées, l'élément vital, le 'cordon ombilical' qui relie tout pouvoir au consommateur. Ce manque de réelle communication entre acteurs du développement durable nous paraît comme l'un des maillons les plus faibles de la toile que tisse la mise en place du processus de développement durable.


1.1.3.13.3. ... et la liberté individuelle dans tout cela?

      Cette approche du devoir du gouvernement envers les citoyens correspond à celle de Spinoza (1996 154 ) lorsqu'il envisage la loi comme une garantie à notre liberté, en contraignant non seulement les autres, mais nous-mêmes d'agir d'une certaine manière. Cette conception du devoir de l'Etat pose très concrètement le problème de la liberté individuelle. Avec l'avènement du consumérisme dans les sociétés industrielles, celle-ci est le plus souvent appréhendée dans son sens de 'libre arbitre' (Guichet, 1998). Cette conception dite 'négative' de la liberté consiste en une absence d'obstacle (Rawls, 1971) qui se traduit par 'faire ce qu'il me plaît, quand et où je le veux'. Notre vie "repose sur le fondement idéologique de la liberté absolue de l'individu. (...) Souvent, cela se résume à la liberté d'acheter le produit que l'on souhaite. La tyrannie de la consommation prend en effet souvent le pas sur d'autres choix ou d'autres libertés qui sont en dehors du circuit économique. La solidarité n'a, a priori, pas sa place dans ce type de société 155 ". Le mythe des vacances que véhicule notre société correspond en tout point à cette vision égoïste et égocentrique de cette notion. Cette acception est en fait une déviance de l'approche libérale de la notion de citoyen, telle que nous l'avons définie précédemment. Sous l'influence d'un libéralisme économique à outrance prônant l'accession aux biens matériels pour tous comme preuve d'égalité, et le choix individuel comme symbole de la liberté, la pensée libérale est détournée en faveur d'un libre arbitre où la notion de liberté ne vaut qu'à travers celle de l'individualisme et où les devoirs s'arrêtent bien souvent à celui de la participation aux votations...bien que les 30% de participation qu'enregistrent en moyenne les votations en Suisse, qu'elles soient fédérales ou cantonales, laissent planer quelque doute quant à la réelle application de ce devoir de citoyen.

      Cette vision de la liberté a fortement été promue par l'éducation parentale, voire scolaire. Comme le rappelle Cifali (1999), 'nous avons cru, récemment, pouvoir nous passer d'interdits pour que les enfants grandissent en liberté, et nous nous apercevons que cette absence pour rendre fou, entraîner des confusions de place, de générations, et que dans un tel contexte c'est la loi du plus fort qui l'emporte 156 '.

      

      En donnant à l'individu l'illusion de la liberté, le libre arbitre lui enlève celle qui réside dans la volonté. Comme le rappelle Guichet, 'la liberté est avant tout une affaire éthique, une affaire de la volonté (...). 157 ' Car la seule vraie liberté réside dans le pouvoir de décision et non dans l'action. Là encore, nous retrouvons l'importance du développement d'un esprit critique constructif pour dépasser la soumission et permettre à l'individu d'aller de la simple obéissance à la responsabilité.

      Pourtant, il s'agit bien de l'acception de la notion de liberté dans sa forme de libre arbitre que promeut toute la publicité actuelle. Qu'il s'agisse des assurances censées résoudre tous les problèmes, voire 'prévenir' tous les accidents, des divers produits d'entretien supposés abolir l'effort des tâches ménagères, des crédits bancaires personnels ouvrant les portes de l'avoir inaccessible, l'homme occidental moderne ne semble pouvoir accéder au bonheur que libéré de ses entraves pratiques et entourés de biens matériels. Saint-Geours (1987) va jusqu'à lier la difficulté 'qu'a le citoyen à vivre les complexités modernes dans le champ de la gouvernance' au fait que 'les bureaucrates de tous les niveaux tendent, non plus à servir les citoyens, mais à se substituer à eux. 158 ' Dans un tel contexte, la responsabilité individuelle est totalement niée. Cette coupure que subit l'individu du monde réel et donc des conséquences de ses actes participe certainement au sentiment d'impuissance et surtout de déresponsabilisation que nous relevons dans le point 3.3.3.5. de nos analyses.

      Ainsi, si nous acceptons l'idée que l'individu ne peut se définir que par le cadre culturel et social auquel il s'identifie (appartenance ethnique, linguistique, travail, hobby, cercle d'amis, etc.) nous ne pouvons faire abstraction de cette vision très individualiste qui régit la majeure partie de la société. En tenant compte également du fait que 'le comportement du consommateur sur le marché n'est pas nécessairement conforme à ce qu'il affirme faire en réponse à des sondages 159 ', nous comprenons que cette acception de la liberté individuelle est le frein principal à la mise en place du développement durable.

      

Untitled

Barbara Kruger, 1987

1.1.4. Synthèse du chapitre 1.1.

      Pour mettre en évidence les principaux axes sur lesquels s'oriente le processus de développement durable, nous avons modélisé ce dernier en utilisant le symbole de l'infini comme support des interactions.

      

Tableau I/X : Dynamique du développement durable

      Concept complexe par excellence, le développement durable nécessite l'intégration des interactions 'horizontales' qui lient les domaines de l'économie, de l'écologie et du développement social, en même temps que celle des interactions 'verticales' qui font appel à l'ensemble des acteurs sociaux, et dont l'individu fait partie, dans une nouvelle manière d'aborder le réel.

      En ce qui concerne les interactions 'horizontales', si nous prenons le cas particulier de la Suisse, il faut se rendre à l'évidence qu'actuellement, le développement durable est avant tout en train d'établir des liens entre l'économie et l'écologie. Celle-ci bénéficie de la mise en place de normes (SME, ISO, etc.), de lois et de taxes, toutes choses qui ne touchent le développement social que par le biais du développement de la qualité de vie que peut apporter un plus grand respect de l'écologie.

      Cette difficulté à intégrer le développement social dans la réflexion sur la durabilité vient principalement de la subjectivité et de l'aspect fortement contextuel qui caractérisent ce dernier. Cet état de fait apparaît très clairement dans les différentes recherches proposées en vue de définir des indicateurs de développement durable (IDD). Qu'il s'agisse de ceux proposés par les instances internationales, gouvernementales, locales ou par des prestations de service, l'aspect qualitatif qui est inhérent au développement social empêche une définition claire des objectifs à atteindre et des paramètres identifiables.

      En fait, la difficulté que tout notre système éprouve face au développement durable provient du fait que nous continuons de fonctionner dans un cadre de pensée qui ne permet pas de gérer les situations complexes. L'approche systémique ou globale qu'elles nécessitent constitue une difficulté que le cartésianisme qui règne actuellement dans nos sociétés industrielles a de la peine à gérer. Ceci d'autant plus que la notion de système engendre l'aléatoire, le flou, le paradoxal, l'incertain, etc., autant de paramètres non maîtrisables qui vont à l'encontre de l'ensemble de nos modes de raisonnement.

      En ce qui concerne les interactions 'verticales', force est de constater que si un certain 'dialogue' semble s'établir entre le gouvernement, les différents secteurs d'activités économiques, les ONG et les communautés locales, nous ne pouvons encore parler de véritable synergie. De plus, malgré la mise en place de plusieurs Agendas 21 locaux, le citoyen, bien que théoriquement toujours sollicité, reste exclu des véritables décisions. La mise en place de l'Agenda 21 local pour Genève par le canton en est un exemple éloquent.

      Pourtant, le bon fonctionnement du développement durable ne peut être assuré que si tous les acteurs sociaux y participent et deviennent de véritables partenaires. Dans cette optique, une information claire sur les enjeux, les perspectives, le rôle de chacun, etc., devrait être donnée de manière systématique, accompagnée d'une infrastructure efficace permettant à tout citoyen d'accéder aux outils et aux moyens mis à sa disposition. Ainsi, bien que, comme le rappelle Longet (2000 160 ), le caractère itératif et processuel inhérent au développement durable ne permet pas une linéarité, ni dans sa mise en oeuvre, ni dans l'introduction de procédures de régulation de ce dernier, nous ne pouvons que déplorer l'inefficacité des actions de communication, tant publique que médiatique.


1.2. La complexité dans la formation et l'information

      De par sa nature, pouvoir appréhender la complexité est une gageure aussi impossible à tenir que celle de visualiser l'infini! Et pourtant, les problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés et pour lesquels le développement durable tente d'apporter, si ce n'est des solutions, du moins des optimums, sont de nature complexe et nous obligent à repenser les fondements paradigmatiques de tout notre développement. De plus, comme le rappelle très justement l'Unesco (1997), 'essayer de simplifier ce qui, par nature, n'est pas simple, risque d'aggraver la confusion et les malentendus et, en fin de compte, de nuire à la crédibilité 161 '.

      Dans ce chapitre, nous allons tenter d'approcher les éléments qui nous semblent les obstacles les plus caractéristiques à cette approche de la complexité. Il va de soi que, la complexité se définissant par une approche systémique des interactions entre les différents éléments qui la constituent, l'énumération de ces derniers dans une forme linéaire inhérente à un texte provoque inévitablement des redondances 162 .


1.2.1. Enjeux d'un apprentissage de la pensée complexe

'Il vaut mieux que tu saches rien
Comme ça au moins tu es pénard,
Anonyme citoyen.
Tu as droit, Citoyen au minimum décent,
A la publicité des enzymes et du charme,
Au trafic des dollars et au trafiquants d'armes
Qui traînent les journaux dans la boue et le sang
L'immobilité ça dérange le siècle,
C'est un peu le sourire de la vitesse'

Léo Ferré, 1973, Il n'y a plus rien

      'Les problèmes essentiels ne sont jamais parcellaires, et les problèmes globaux sont de plus en plus essentiels 163 '. Cette phrase résume de manière succincte la nécessité, non seulement pour l'individu, mais pour la nation dont il fait partie et le monde auquel cette dernière appartient, de la nécessité d'un apprentissage de la pensée complexe. L'individu étant l'unité de base de tout système (politique, social, économique...), il a donc une part active très forte dans la mise en place du processus de développement durable. Dès lors, celui-ci peut être considéré comme un exemple de choix en matière d'apprentissage de la complexité. Car, être citoyen responsable au sein d'un système démocratique, c'est être capable d'affronter son époque en sachant y faire des choix personnels et pertinents. Peut-on alors envisager de concilier la complexité, avec tout ce qu'elle suppose d'incertain, de flou, d'aléatoire, de paradoxal et la prise de décision? On ne peut plus aborder un problème de société quel qu'il soit en espérant lui trouver une solution simple. En acceptant l'idée de complexité, nous savons que LA solution n'existe pas et qu'il faut souvent choisir entre plusieurs propositions ayant toutes un certain nombre d'avantages et d'inconvénients. Il faut donc apprendre à penser avec des notions telles que 'le moindre mal' ou 'le moins mauvais'. Pour ce faire, il faut comprendre que 'l'acceptation de la complexité, c'est l'acceptation d'une contradiction, et l'idée que l'on ne peut pas escamoter les contradictions dans une vision euphorique du monde 164 '. Ensuite, il faut accepter le fait que 'si la complexité est non pas la clé du monde, mais le défi à affronter, la pensée complexe est non pas ce qui évite ou supprime le défi, mais ce qui aide à le relever, et parfois même à le surmonter 165 '.

      Une véritable éducation à la citoyenneté doit être entreprise, en vue de développer 'une éthique du développement durable, fondée sur une déontologie appropriée des consommateurs / producteurs et des acheteurs / vendeurs et sur les valeurs de compétitivité économique, d'équité sociale et de protection de la qualité de l'environnement 166 '. Si celle-ci est censée être entreprise à travers la formation scolaire, elle doit également prendre forme à travers tous les autres moyens qu'offre l'éducation informelle. Nous définissons de ce fait les enjeux de cette dernière. 'Le maintien d'un processus démocratique exige des citoyens qu'un nombre suffisant d'entre eux saisissent les enjeux de la question, discutent des solutions de rechange et tranchent en connaissance de cause 167 '.

      L'éducation en général a donc un rôle primordial à jouer dans ce partage du savoir, si nous voulons que le système dans lequel nous vivons reste une véritable démocratie et non pas une démocratie à deux vitesses où seule une élite d'initiés serait capable de juger et de décider pour une masse scientifiquement et techniquement 'analphabète'.

      Les enjeux politiques et idéologiques sont un facteur d'importance dans une telle problématique. '(...) Le paradigme de simplification ouvre la porte à toutes les manipulations. (...) Toute connaissance simplifiante (...) se traduit par une manipulation, répression, dévastation du réel dès qu'elle est transformée en action, et singulièrement en action politique 168 ', nous rappelle Morin. Entrer dans une pensée complexe, c'est porter un regard critique sur notre société d'une manière générale et principalement sur les prises de décision des gouvernements et de leurs représentants.

      Plus proche de chaque individu et de sa vie de tous les jours, c'est se poser des questions sur sa propre façon de vivre, sur les décisions et les choix à faire en tant que consommateur d'énergie, de matières premières et de services. En mettant en relation ses gestes quotidiens et leur impact sur l'environnement social, économique et écologique sur une échelle allant du local proche au global, l'individu est alors apte à remettre également en question toutes les valeurs que véhicule le contexte culturel dans lequel il évolue. Une telle attitude pourrait alors déboucher sur une remise en question de l'influence même des médias et plus spécifiquement de la publicité. Comme le rappelle Windisch (1999), 'Il est faux de dire que les médias sont tout-puissants. Ils sont aussi sensibles aux critiques et se corrigent sans cesse 169 '. Encore faut-il que les critiques soient constructives et réclament une véritable information, hors de la seule recherche du sensationnel.


1.2.2. Etat de l'approche complexe dans la réalité scolaire

'Il n'a pas encore eu huit ans
Mais creuse la mine comme ses parents
De quoi gagner un peu d'argent
Pour nourrir les autres enfants.
Massacrez pas les innocents,
Ne tuez pas les enfants,
Laissez la guerre aux gens méchants'

Fou, 1991, Massacrez pas les innocents

      Dire que l'école, dans sa manière actuelle de fonctionner ne permet pas d'aborder la complexité est un euphémisme. Le découpage horaire en disciplines bien distinctes, les programmes établis de manière stricte, ne permettant que peu de prendre en compte les intérêts de l'apprenant et/ou les sujets d'actualité. L'importance exacerbée portée pour les mathématiques, la manière dont les élèves sont évalués et sélectionnés, etc, tout, dans le système scolaire, est fractionné, découpé, selon une logique cartésienne qui perdure depuis plus de 150 ans. L'hyper-spécialisation à laquelle amène le cursus académique sert de modèle à l'ensemble des curriculi, de l'école enfantine aux études universitaires. Dans l'école publique, seules survivent quelques classes de petits degrés qui échappent encore à ce 'saucissonnage' du temps scolaire. 'L'être humain est à la fois physique, biologique, psychique, culturel, social, historique. C'est cette unité complexe de la nature humaine qui est complètement désintégrée dans l'enseignement, à travers les disciplines (...) 170 '.

      De plus en plus, l'inadéquation des contenus enseignés d'une part et l'inefficacité des approches pédagogiques et didactiques utilisées d'autre part se font ressentir. Désintérêt pour la chose apprise, démotivation, absentéisme, violence, exclusion sont les réponses à un système qui ne parvient plus à suivre l'évolution de la société. Alors qu'elle devrait anticiper, l'école ne fait que répéter les essais et erreurs mis à jour par les chercheurs depuis le début du siècle. Toutes les pédagogies marginales, cherchant dans l'approche globale le développement d'un enfant en harmonie avec son environnement (Montessori (1916), Ferrière (1922), Wallon (1942), Freinet (1956), etc. restent confinées à un idéal auquel tout le monde aspire mais que peu de personnes peuvent réaliser.

      Comme le résume très bien Perrenoud (1984), pour survivre dans l'école actuelle, 'l'envie d'apprendre n'est pas nécessaire, l'envie d'avoir le moins d'ennuis possible suffit 171 '. Nous pouvons ajouter à ce constat que, pour réussir des études, même supérieures, l'envie de comprendre n'est pas nécessaire, une bonne mémoire suffit. Il n'en va pas de même pour devenir un citoyen responsable sachant gérer un monde complexe en perpétuelle mutation. 'Les esprits formés par les disciplines perdent leurs aptitudes naturelles à contextualiser les savoirs, ainsi qu'à les intégrer dans leurs ensembles naturels. L'Affaiblissement de la perception du global conduit à l'affaiblissement de la responsabilité (chacun tendant à n'être responsable que de sa tâche spécialisée), ainsi qu'à l'affaiblissement de la solidarité (chacun ne ressentant plus son lien avec ses concitoyens). 172 '


1.2.2.1. Contenus et programmes scolaires

      Il est reconnu que les programmes qui définissent les contenus des diverses disciplines, déjà surchargés à l'heure actuelle, ne peuvent faire face à l'explosion des connaissances nouvelles, notamment en sciences et en techniques. De plus, l'évolution perpétuelle de ces dernières ne permet pas d'anticiper sur les savoirs qui seront en vigueur dans 5, 10 ou 20 ans, moment où les enfants d'aujourd'hui entreront dans la vie pratique active (Giordan, 1998). En plus de ces bouleversements liés aux découvertes récentes, l'école doit faire face à des demandes spécifiques, telles que la motion déposée en 1996 concernant des cours d'éducation à la santé envisagés dans une "approche transversale, sorte de "mosaïque" pour transmettre les multiples éléments qui concourent à améliorer les conditions de vie, de la santé mentale et physique des élèves" et qui "ne se prête guère à être comptée en nombre d'heures 173 ', ou le besoin de plus en plus pressant d'une réelle éducation civique et d'un apprentissage à la citoyenneté pour redonner vie au système démocratique (Albala-Bertrand, 1995; Tedesco, 1997; Longet, 1998).

      Nous atteignons donc la limite des savoirs disciplinaires tels qu'ils sont enseignés aujourd'hui. Dès lors, il faut offrir aux apprenants les moyens de devenir de futurs autodidactes, en leur apprenant notamment à chercher, trier et gérer de façon critique les diverses informations que répandent les multiples médias auxquels le grand public a accès (Giordan & Souchon, 1992; Giordan, 1998; Giordan & Pellaud, 1999). Plutôt que de les pousser vers toujours plus de spécialisations basées sur des savoirs dépendant d'un contexte culturel et temporel, toute connaissance étant dépendante de son époque (Morin, 1977), il faut leur proposer des manières de penser, de raisonner, des savoir-faire et des savoir-être 174  qui puissent leur offrir une ouverture d'esprit les rendant capables de s'adapter au contexte qui sera le leur et qu'il ne nous est pas possible de prévoir (Giordan, 1998).

      Ainsi, les contenus doivent tenir compte de l'ambivalence qui règne entre la nécessité de maîtriser certains concepts de base, nécessaires à la compréhension de notre environnement, et cette ouverture d'esprit qui doit pousser l'apprenant à remettre sans cesse en question ses acquis (Giordan, 1997). Cette planification à long terme, à laquelle fait appel le concept de développement durable, passe également par ce cheminement de pensée. La communication dans son sens le plus large tient donc une place primordiale dans l'enseignement. Au-delà de la gestion qu'elle présuppose, l'élève doit aussi apprendre à dialoguer, à poser et à se poser des questions, à ne pas avoir peur de l'expression orale ou écrite. Elle devient ainsi un moteur à son investissement en tant que citoyen vivant au sein d'une démocratie, cette dernière étant idéalement fondée sur le dialogue comme mode de négociation (Meyer-Bisch, 1995).

      Dans un tel contexte, l'approche disciplinaire découpée par une grille horaire laissant peu de marge à l'imprévu n'a plus sa place.


1.2.2.2. Gestion de la complexité, base de tout enseignement

      En 1999, Morin écrit, parallèlement, 'Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur', publication interne de l'UNESCO, et 'La tête bien faite', livre dédié tout particulièrement aux enseignants et aux enseignés. Dans ces deux documents, il tente de décrire ce que doit devenir l'école du futur en tenant compte de la réforme paradigmatique que celle-ci doit nécessairement faire si elle veut favoriser l'émergence d'une culture qui permette 'de comprendre notre condition et de nous aider à vivre (en même temps que) de favoriser une façon de penser ouverte et libre 175 '. Pour lui, 'le problème n'est pas tant d'ouvrir les frontières entre les disciplines que de transformer ce qui génère ces frontières: les principes organisateurs de la connaissance 176 '.

      Morin (1999/1) ne remet donc pas en question la notion même de discipline. Au contraire, il s'appuie sur elles pour proposer, non pas des contenus, mais des compétences à développer. 'Il faudrait enseigner des principes de stratégies, qui permettent d'affronter les aléas, l'inattendu et l'incertain, et de modifier leur développement, en vertu des informations acquises en cours de route 177 '. Ses propositions vont donc dans le sens d'une définition des objectifs scolaires pour chacun des trois niveaux d'enseignement (primaire, secondaire et universitaire), basés sur sept principes complémentaires et interdépendants définis pour permettre l'émergence d'une pensée capable de gérer les interactions inhérentes à la complexité (Morin, 1999/2). Ces sept principes sont:

Le principe systémique et organisationnel.

Le principe hologrammique (ou hologrammatique).

Le principe de la boucle rétroactive.

Le principe de la boucle récursive.

Le principe d'autonomie/dépendance.

Le principe dialogique.

Le principe de la réintroduction du connaissant dans toute connaissance.

      Nous ne développons pas plus avant les six premiers principes qui correspondent à ceux présentés dans le chapitre 1.1., en lien direct avec la notion de système. Quant au dernier, spécifique à la pédagogie en général, et non seulement celle liée à l'approche de la complexité, il consiste à placer l'apprenant au centre de l'acte d'apprendre et de tenir compte de la manière dont ce dernier traduit et reconstruit le savoir. Nous développerons plus avant cet aspect essentiel de l'apprentissage au point 1.2.4.5., lorsque nous aborderons l'utilisation des conceptions pour favoriser l'acte d'apprendre (Giordan, 1994,1995,1996,1998,1999).

      En cherchant à réconcilier la démarche scientifique et l'apport des sciences humaines, Morin (1999/2) envisage donc un enseignement à l'école primaire qui soit centré sur l'être humain et sur sa relation avec le monde. 'C'est en interrogeant l'être humain que l'on découvrirait sa double nature, biologique et culturelle. D'un côté on s'initierait à la biologie; de là, ayant discerné l'aspect physique et chimique de l'organisation biologique, on situerait les domaines de la physique et de la chimie, puis les sciences physiques nous conduiraient à insérer l'être humain dans le cosmos. De l'autre côté, on découvrirait les dimensions psychologiques, sociales, historiques de la réalité humaine. Ainsi, dès le départ, sciences et disciplines seraient reliées, ramifiées les unes aux autres, et l'enseignement pourrait faire la navette entre les connaissances partielles et une connaissance du global. De cette sorte, physique, chimie, biologie peuvent se différencier, devenir des matières distinctes, mais non plus isolées, puisque toujours inscrites dans leur contexte. 178 '

      En ce qui concerne l'enseignement secondaire, Morin pense que 'les programmes devraient être remplacés par des guides d'orientation permettant aux enseignants de situer les disciplines dans les nouveaux contextes: l'Univers, la Terre, la vie, l'humain 179 '. De nouvelles ouvertures devraient apparaître, notamment sur la culture des adolescents, le questionnement philosophique et la prédominance d'un enseignement de l'histoire offrant des repères nationaux, européens et mondiaux en lui permettant de se situer dans le devenir de l'humanité.

      Quant à l'université, la réforme se situerait principalement au niveau d'une réorganisation générale des Facultés, Départements ou Instituts afin d'opérer un 'remembrement polydisciplinaire autour d'un noyau organisateur systémique 180 '. Il va jusqu'à proposer une Faculté du Cosmos, de la Terre, de la Vie, de l'Humain et de la Connaissance. Dans l'idée de Morin, l'histoire devrait bénéficier d'une Faculté à part entière et une Faculté dédiée aux problèmes mondialisés serait à envisager... mais, comme le relève Longet à travers la lecture de ce travail, 'lesquels ne le sont pas?'...

      En cherchant à atteindre une véritable compréhension de l'humain à travers le dépassement, ou plus exactement, la prise en compte des illusions, la gestion des certitudes et l'utilisation opérationnelle des legs de l'histoire, Morin (1999/1) ouvre non seulement les portes sur des problèmes fondamentaux de culture et de définition de paradigmes, mais également sur ceux plus intrinsèques à l'individu, ses conceptions (celles-ci ayant toujours une forte part sociale) et sa propre manière d'apprendre. Une telle démarche et un tel questionnement permettraient également de mettre en évidence les dangers liés aux erreurs perceptives et sensorielles développées au point 1.2.3.1., dont celles de la vision ne sont pas des moindres.

      Nous ne pouvons donc que regretter que Morin n'aborde pas les moyens pratiques pour parvenir aux finalités qu'il envisage. Nous nous permettons donc de compléter sa pensée en soulevant par exemple le problème que posent les illusions perceptives dans l'approche expérimentale à l'école. Ce paradoxe n'est absolument pas soulevé par les nouveaux promoteurs de ce type de pédagogie (Charpak, 1998), alors qu'il pourrait grandement enrichir cette pratique, pour autant que les enseignants soient prêts à le gérer et à le mettre en valeur. Une telle caractéristique pourrait amener à mieux comprendre le doute scientifique, en même temps qu'elle peut amener à comprendre l'utilité d'une approche mathématique complémentaire à l'approche empirique. Ainsi, si une telle méthode est indispensable dans la (re)construction des savoirs par l'élève, elle doit être impérativement accompagnée de cette 'réflexion sur' (Giordan, 1998; Pellaud, 1999) qui permet de relativiser les résultats obtenus, de les contextualiser dans une approche plus globale et de les insérer par comparaison et par confrontation dans une démarche d'apprentissage systémique. Le développement de l'esprit critique qui découle de cet enchaînement d'activités de comparaison, de confrontation et de mobilisation favorise l'apparition de la 'rationalité' ou plus exactement du 'principe d'incertitude rationnel' qui opère une incessante navette entre l'instance logique et l'empirisme (Morin, 1999). 'La conscience du caractère incertain de l'acte cognitif constitue une chance d'arriver à une connaissance pertinente, laquelle nécessite examens, vérifications et convergence des indices. 181 ' Nous reviendrons de manière plus approfondie sur la mise en place d'un environnement didactique favorable à l'approche complexe dans le chapitre 1.2.4.


1.2.2.3. Education et environnement: une première tentative d'approcher la complexité

      Promue dans les écoles depuis la Conférence de Stockholm en 1972, l'éducation associée au terme d'environnement s'est vue déclinée sur différents modes dont la signification varie en fonction de la locution qui relie ces deux termes. Dans sa thèse, Boillot (1996) brosse un tableau très complet de ces appellations qui, toutes, illustrent une approche particulière du sujet.

      Ainsi, l'environnement est envisagé comme un contenu spécifique à enseigner lorsque l'on parle d'éducation "au sujet de" l'environnement, et comme une stratégie pédagogique lorsque "dans" relie ces deux termes (Lucas, 1980). Il devient un lieu privilégié de l'apprentissage avec l'utilisation de la préposition "par" (Lucas, 1980; Sauvé, 1994) et est lié à la vision d'un environnement-problème à résoudre, nécessitant un engagement en sa faveur lorsque "pour" le précède (Giordan & Souchon, 1992). Plus neutre idéologiquement parlant, certains auteurs préfèrent la préposition "à" (Giry, 1992) et l'UNESCO utilise dans ses textes la locution "relative à" (UNESCO, 1978, 1983, 1986, 1988), reprise notamment par Lucie Sauvé dans l'ensemble de ses écrits.

      Nous ne nous attarderons pas sur ces débats philosophico-linguistiques. Loin d'être antinomiques, ces définitions sont complémentaires et permettent d'envisager une approche systémique de l'environnement, incluant les dimensions technologiques (Giordan & Souchon, 1992) et par conséquent une approche économique et sociale en vue d'une éducation à la responsabilité et à la citoyenneté. Cette vision est celle qui transparaît déjà dans les termes de la Conférence de Tbilissi de 1977, bien que les approches technologique et scientifique ne soient pas mentionnées en tant que telles. "L'ERE (éducation relative à l'environnement) doit (...) faciliter une prise de conscience de l'interdépendance économique, politique et écologique du monde moderne, de façon à stimuler le sens de la responsabilité et de la solidarité entre les nations. Ceci constitue un préalable pour que les problèmes environnementaux graves qui se posent sur le plan mondial puissent être résolus 182 '.

      Au vu de telles déclarations, il est légitime de se demander si l'éducation pour l'environnement ne serait pas équivalente à une éducation au développement durable. Sauvé (1994) va dans ce sens lorsqu'elle déclare que l'éducation "pour" l'environnement est favorable, non seulement à la protection de ce dernier, mais au développement durable, car elle ne peut être envisagée qu'à travers un changement social. Néanmoins, nous préférons l'appréhender comme une partie, certes importante, d'une éducation au développement durable. Celle-ci ne peut s'arrêter aux problèmes environnementaux et sociaux, même conjugués, si nous voulons qu'elle réponde aux attentes de l'Agenda 21 lorsqu'il préconise que "l'éducation, de type scolaire ou non, est indispensable pour modifier les attitudes de façon que les populations aient la capacité d'évaluer les problèmes de développement durable et de s'y attaquer. Elle est essentielle aussi pour susciter une conscience des questions écologiques et éthiques, ainsi que des valeurs et des attitudes, des compétences et un comportement compatibles avec le développement durable, et pour assurer une participation effective du public aux prises de décisions. Pour être efficace, l'enseignement relatif à l'environnement et au développement doit porter sur la dynamique de l'environnement physique/biologique et socio-économique ainsi que sur celle du développement humain (y compris, le cas échéant, le développement spirituel), être intégré à toutes les disciplines et employer des méthodes classiques et non classiques et des moyens efficaces de communication 183 '.

      Nous pouvons voir à travers ces propos une remise en question du modèle scolaire tel que nous le vivons aujourd'hui, puisque le développement durable devrait être "intégré à toutes les disciplines" et donc devenir, si ce n'est un savoir, du moins une réflexion transversale à tout le cursus scolaire. Une telle vision de l'enseignement était déjà envisagée par Giordan et Souchon (1992) dans leur livre "une éducation pour l'environnement" et la pédagogie de projet s'en inspire grandement, même si celle-ci reste limitée à des objectifs souvent technologiques et ne dépassant pas la structure d'un programme d'une année scolaire. Ainsi, comme le rappelle Fien (1996), "beaucoup de ces approches n'ont rien de "nouveau" (...) 184 ',mais dans la pratique quotidienne de l'enseignement, elles restent l'apanage d'une minorité d'enseignants motivés.

      Ainsi, si "l'éducation au développement durable plonge à l'évidence de solides racines dans l'éducation relative à l'environnement (,) celle-ci n'est pas la seule discipline qui ait un rôle fort à jouer dans le processus de réorientation, mais elle est un allié de taille 185 '. Cette citation, montre clairement que l'une des limites de l'éducation relative ou pour l'environnement est inhérente au fait qu'elle soit assimilée à une branche d'enseignement à inclure dans un programme. Ce statut l'empêche de véritablement accéder à l'interdisciplinarité dont sa philosophie est faite, ainsi qu'à l'action telle que nous l'envisagons. En effet, comme le relève Boillot (1996), "les pratiques de l'éducation relative à l'environnement rejoignent peu l'agir, 186  les objectifs les plus couramment atteints référant plus à une sensibilisation ou à une responsabilisation plus proche du changement d'attitude que de conduites réelles 187 ". Cette constatation nous amène à une deuxième limite, inhérente à la désignation même de cette forme d'éducation. Figée dans une approche disciplinaire, elle reste confinée dans un domaine qui lui attribue un contenu spécifique. Or, ce contenu, influencé par une conception ancienne de la notion d'environnement reste fortement axé sur la nature et l'idée de protection qui s'est développée depuis l'essor des divers mouvements écologistes. Une telle approche peut être observée dans la pratique quotidienne de l'enseignement de cette "branche" à tous les niveaux de la scolarisation.


1.2.2.4. D'une éducation pour l'environnement à une éducation au développement durable

      Le développement durable ne doit pas tomber dans les mêmes pièges que l'éducation pour l'environnement. Il ne doit en aucun cas être envisagé comme une matière de plus à enseigner à l'école. C'est d'ailleurs ce que relève l'Unesco (1997) lors de la Conférence Internationale qu'elle tient à Thessalonique, cinq ans après celle de Rio. Si le développement durable repose sur un "entraînement à la réflexion pour établir des conjectures, les conceptualiser, tirer des conclusions, et atteindre des solutions par le raisonnement, l'observation et l'expérimentation 188 ', il ne doit pas être assimilé à une discipline, mais appréhendé comme une base pouvant servir un changement de paradigme tel que l'envisage Morin (1977).

      Il ne suffit pas de décider qu'une orientation nouvelle de l'enseignement serait propice au développement de la personnalité et de l'esprit critique des individus pour que l'ensemble du système scolaire suive cette nouvelle direction. Pour espérer voir aboutir un tel projet, il faut d'abord définir la spécificité des contenus à enseigner et leur orientation en fonction d'une appropriation de la pensée complexe.

      L'importance de celle-ci est d'ailleurs fortement relevée dans le texte de l'Unesco (1997). 'Les problèmes liés au développement durable sont caractérisés, entre autre, par leur complexité. Cette complexité, il faut la faire connaître et comprendre, même si cela n'est pas facile ni forcément agréable. La simplification des problèmes complexes, qui est aujourd'hui monnaie courante, est non seulement une manoeuvre frauduleuse dans la mesure où elle donne une fausse représentation de la réalité, mais aussi un acte irresponsable de la part de ceux qui comprennent les problèmes. 189 ' Pour parvenir à cette nouvelle approche, l'Unesco donne quelques pistes permettant d'envisager une réforme scolaire nécessitant des changements importants, voire radicaux, mais tenant néanmoins compte de l'inertie de l'institution, due, entre autre, aux enseignants en place et à la formation de ceux-ci. Les pistes données sont les suivantes:

- Faire de la notion de citoyenneté un des objectifs primordiaux de l'enseignement scolaire. 'Cela obligerait à réviser de nombreux programmes existants et à élaborer des objectifs et des contenus, mais aussi des processus d'enseignement, d'apprentissage et d'évaluation privilégiant les valeurs morales, la motivation éthique et la capacité de travailler avec les autres pour concourir à l'édification d'un avenir viable. 190 ' Dans cette optique, les méthodes d'enseignement doivent être repensées en vue de:

* favoriser l'identification et la pose des problèmes,

* favoriser la capacité à imaginer d'autres modes de vie et de développement,

* apprendre à négocier, à justifier des choix,

* travailler en synergie et en réseau,

* favoriser le passage à l'action.

- Décloisonner les disciplines, la complexité inhérente aux problèmes actuels se trouvant généralement dans l'interface de plusieurs disciplines, dans leur zone interactionnelle.

- Etablir un 'cadre de référence général' définissant des objectifs globaux sur les finalités de l'enseignement, 'laissant aux enseignants et aux élèves une certaine liberté de choix en ce qui concerne les expériences d'apprentissage à mettre en oeuvre 191 '.

- Elaborer de nouvelles méthodes d'évaluation, appréhendant l'apprentissage comme un processus à mettre en place.

- Envisager une éducation visant l'autodidaxie, afin que l'acquisition de connaissances et la réflexion ne s'arrête pas avec la fin de la scolarité.

      Cherchant à sortir d'une approche purement théorique, l'Unesco cite en exemple la réforme entreprise à Toronto. Cette dernière a la particularité d'avoir été formulée par l'ensemble des acteurs. Une consultation des parents fait apparaître six acquis primordiaux à développer à l'école: l'alphabétisation, le sens esthétique et la créativité, la capacité à communiquer et à collaborer, la capacité de gérer l'information et la responsabilité civique. Nous sommes bien loin des objectifs consignés dans nos programmes scolaires actuels! 'L'essence de la réforme de Toronto est que le programme n'est plus axé exclusivement sur les grandes matières traditionnelles, langues, mathématiques, histoire, etc. 192 ', et son succès tient de ce que son impulsion est venue de l'intérieur et non pas d'une volonté répondant aux désirs d'une autorité quelconque.

      S'inscrivant dans une optique semblable, la Commission française pour le développement durable, sous la plume de Brodhag (1998), propose une approche tenant compte de trois types de stratégies à mettre en place simultanément.

  1. "Savoirs de base et disciplines traditionnelles mobilisés sur des exemples liés au développement durable: en littérature des textes du développement durable, en histoire (exemples des relations civilisations/ressources), en mathématique (statistiques). Objectif: donner un statut à part entière dans ces disciplines aux problématiques du développement durable.
  2. Savoirs et méthodes mobilisables pour le développement durable à l'occasion d'une pédagogie par projets; géographie, histoire, sciences naturelles. Objectif: participer à l'intégration des disciplines par une approche de terrain et à l'intégration des problèmes de développement durable dans les disciplines.
  3. Mobiliser les savoirs et les disciplines spécifiques pour le développement durable: environnement, institutions, méthodes mises en jeu pour le développement durable (approche de la complexité, jeu multiacteurs...). Objectif: donner les outils et les méthodes directement utilisables dans le domaine du développement durable. 193 '

      Ces directions sont complétées par le schéma suivant, où apparaissent les notions de savoir-être et de savoir-faire déjà abordées à travers le modèle allostérique de Giordan (v. point 1.2.4.7.).

      

Tableau I/XI : L'éducation au développement durable d'après Brodhag

Brodhag (1998)

      Réalisé à la même époque dans le cadre de la mise en place de l'Agenda 21 pour Genève, nous avons également travaillé un projet pédagogique dont nous donnons un aperçu dans le tableau suivant.

      
Tableau I/XII : Projet pédagogique autour du développement durable par Pellaud
Le projet pédagogique
1) Le concept de développement durable touche à toutes les activités humaines. Il dépasse donc le cadre restreint des disciplines et peut être utilisé comme base à tout enseignement.
2) L'enseignement ainsi construit aborde, à travers une approche interdisciplinaire englobant toutes les disciplines, des notions peu abordées dans le cursus scolaire actuel, telles que: - des savoir-être,- la citoyenneté, - la gestion de la complexité, - le respect et la gestion de l'environnement, - le respect de l'autre et la solidarité, - l'appartenance à un groupe social allant du quartier à la planète.
3) L'enseignant, véritable 'professionnel de la communication' favorise un enseignement interdisciplinaire visant:- le plaisir d'apprendre,- la valorisation de l'image de soi,- la curiosité, - l'autonomie et l'autodidaxie, - la responsabilisation de l'individu,- la conscience des enjeux, favorisée par une approche de la pensée complexe.

Pellaud pour SPE (1998)

      Si ces modèles ont l'avantage d'envisager le développement durable comme un sujet transversal à plusieurs domaines, ils ont le tord de ne pas proposer de véritable contenu au niveau des savoirs.

      Quant aux savoir-être, il faut rester attentif au fait que ces derniers s'appuient sur des valeurs dépassant le cadre de la connaissance ou du savoir. On peut en effet avoir appris un certain nombre de choses sur l'éthique, la morale, les droits de l'homme, sans pour autant savoir ou vouloir les mettre en pratique (Meyer-Bisch, 1995). Les valeurs ne se transmettent que 'dans l'interaction durable avec les personnes au milieu desquelles nous vivons 194 '. Il ne suffit donc pas d'en parler, mais de les vivre, et pas seulement dans des exercices de simulations tels que plusieurs écoles ont déjà tenté de le faire (Pierrelée, 1998). "Les connaissances du développement durable doivent être orientées vers l'action et la mobilisation, elles sont à l'opposé d'un savoir passif. 195 ' Il faut donc également repenser les rôles de l'enseignant au sein de sa classe. Celui-ci, par sa manière de gérer les conflits, de répondre aux demandes, d'accompagner les élèves, d'instaurer une relation de confiance avec eux, d'écoute, de non-jugement, etc. doit apporter les éléments nécessaires au développement de ces valeurs. Celles-ci ne peuvent se construire que dans un environnement qui permette leur émergence. Or, la manière dont se pratique encore aujourd'hui l'évaluation des élèves, la sélection de ceux-ci en fonction des diverses filières, la course incessante aux diplômes supérieurs, etc. en même temps que le rôle de "détenteur de la vérité" que continue de représenter l'enseignant va à l'encontre des principes de solidarité et d'entraide à la base du développement durable.

      Ainsi, qu'il s'agisse de l'éducation pour l'environnement ou d'une éducation au développement durable, toutes deux se heurtent à l'heure actuelle à des obstacles qui leur sont communs:

  • cloisonnement disciplinaire,
  • absence de formation spécifique des enseignants et surtout
  • absence de prise en compte dans le système d'évaluation (Boillot, 1996) de données relatives à l'adoption d'attitudes (curiosité, créativité, inventivité, esprit de collaboration, attitude critique constructive, etc.) et de savoir-faire (gestion de l'information, utilisation de techniques de recherches d'information, autodidaxie et autonomie dans l'apprentissage, capacité à mobiliser un savoir, à le transmettre, etc.).

      Les examens restent focalisés sur un système d'évaluation sommative de connaissances et de contenus trop souvent décontextualisés. Bien que des essais dans ce sens aient été menés à travers l'évaluation formative et l'auto-évaluation, les attitudes et les démarches, deux éléments essentiels dans ce type de formation, n'ont toujours pas réussi à être réellement pris en compte.

      Travaillant sur la notion de projet et sur celle de conception qui lui est sous-jacente, les difficultés de leurs réalisations et de leurs évaluations sont abordées par une nouvelle didactique de l'architecture en train de se développer. 'Effectuer un acte de projet en situation d'apprentissage, ce que chacun s'accorde aujourd'hui à qualifier de complexe, pour un apprenant et d'autant plus pour un apprenant en conception architecturale, nécessite la conjonction de trois vecteurs de savoir. Premièrement, bien sûr, celui de la compréhension brute du contenu à exercer, secondement celui qui touche à la compréhension de l'intentionnalité de l'enseignant et, troisièmement, celui lié à sa propre réflexion envers l'état de son moi d'apprenant. Ce n'est qu'une fois cette articulation mise en place qu'un possible dialogue réflexif au sens de Davis Schön 196  se réalise, qu'une possible relation didactique s'opère et qu'elle s'opérera jusqu'à son effectivité, dès lors qu'elle sera concrétisée sous forme d'évaluation, respectivement d'auto-évaluation. 197 '

      Concrètement, envisager l'école dans un processus de développement durable implique que tous les acteurs du milieu éducatif "se doivent de réactiver la tradition de critique sociale ou de reconstruction dans l'enseignement et de promouvoir, en matière de planification des programmes et de pédagogie, des approches qui soient de nature à faciliter l'intégration de la justice sociale et de la durabilité écologique à une vision et une mission placées sous le signe de la transformation de la personne et de la société 198 '.

      De plus, les disparités sociales et les diversités ethniques souvent mal acceptées au sein de la société 199  sont des facteurs importants auxquels l'école doit faire face et pour lesquels une éducation au développement durable devrait apporter, si ce n'est une réponse, du moins une aide considérable. Ainsi, l'école se doit de devenir un nouveau ciment social, un repère adapté à une société en constante mutation, un lieu de communication privilégié entre les différents acteurs de la société (Giordan, 1998). Sa vocation n'est pas de rester un simple lieu de transmission de savoirs et de connaissances, mais de devenir un lieu culturel pour le quartier, la ville ou la région (Meyer-Bisch, 1995).

      Il faut donc envisager l'école comme un lieu de dialogue entre l'institution, les enseignants, les apprenants et les parents de ces derniers, non seulement dans le cadre de réunions formelles, mais dans de véritables échanges permettant une participation active de chaque protagoniste. Etre reconnu, dans sa ressemblance comme dans sa différence, appartenir à un groupe, y avoir des valeurs et des repères partagés avec d'autres, découvrir l'utilité de sa personne pour se forger une image positive de soi, voilà quelques-uns des objectifs que doit atteindre l'école. En intégrant ces valeurs, qui sont également celles du développement durable, cette dernière offre à l'élève les moyens de réfléchir à son devenir ainsi qu'à celui de la société. Par là même, l'école devient un véritable lieu de vie proposant aux élèves la possibilité de se réaliser autrement que par l'intermédiaire d'un bulletin scolaire.


1.2.3. Difficultés d'apprentissage inhérentes à la complexité

'Computer, téléphones sans fil,
C'est compliqué la vie facile,
On n'arrête pas le progrès
Il faut que tout soit parfait
Alors, alors on finit tout seul,
Tant pis, l'amour virtuel
Nous donnera des ailes
Pour s'éloigner de l'animal
On s'est donné tant de mal...'

Maurane, 1999, Tout va bien dans ce monde

      Si plusieurs auteurs se sont penchés sur les enjeux de la complexité (Capra, 1983/ 1990; Saaty, 1981/1984; Saint-Geours, 1987; Lerbet, 1995; Morin, 1977/1990/1991/1998/1999) et ce qu'elle signifie au niveau des changements sociétaux, nous ne trouvons que peu de référence en ce qui concerne les difficultés qu'elle engendre au niveau de l'apprentissage. Les résultats de notre recherche apporte à ce propos des renseignements tout à fait pertinents (v. chapitre 3). Néanmoins, nous avons relevé un certain nombre de paramètres récurrents qui apparaissent systématiquement dès que nous abordons la notion de complexité.

      Bien qu'il ne soit jamais possible d'isoler les éléments les uns des autres, chacun retroagissant tant sur les causes que sur les effets, nous pouvons résumer cet entrelacs d'interactions par un enchaînement d'éléments allant des illusions sensorielles au paradigme de disjonction/fragmentation inhérent à notre culture et largement diffusé, comme nous venons de le voir, durant tout le cursus scolaire.


1.2.3.1. Modes de raisonnement

      La démarche expérimentale, méthode de prédilection des scientifiques de tout temps, a contribué de manière remarquable à la validation du paradigme de simplification qui disjoint et réduit la complexité inhérente à l'objet observé, à un ensemble d'éléments séparés et décontextualisés. Bien que cette approche soit très remise au goût du jour dans le milieu scolaire par les promoteurs du mouvement de 'La main à la pâte' initié par Charpak (1998), il ne faut pas perdre de vue qu'elle dépend fortement de l'observation, méthode qualifiée de scientifique par excellence. Or, celle-ci, au delà des mirages optiques, est sujette à l'interprétation, non seulement biologique par l'intermédiaire du système nerveux central, mais culturelle.

      

Tableau I/XIII : Modes de raisonnement, imprinting culturel et illusions sensorielles

      Morin (1999) parle 'd'erreurs mentales' lorsqu'il aborde ces illusions perceptives dont nous sommes victimes, puisque celles-ci 'sont à la fois traductions et reconstructions cérébrales à partir de stimuli ou signes captés et codés par les sens 200 '. Or, toutes nos expériences vécues sont, d'une manière générale, basées sur nos sens. Il est donc normal que les conceptions que nous véhiculons soient également sujettes aux 'erreurs' que ces derniers provoquent, entraînant avec elles toute une manière de raisonner et de donner du sens au monde qui nous entoure. L'importance de la prise en compte de ces conceptions est donc primordiale dans tout acte de diffusion de savoirs et de connaissance et de tout apprentissage. Ce point spécifique est développé au point 1.2.4.5.

      De plus, la manière dont nos sens codent ces signes est issue d'un contexte, lequel construit et est construit par 'l'imprinting social', ou culturel. Cet ensemble qui définit tous nos modes de raisonnement produit ces illusions et les erreurs qui en découlent. Ces deux 'résultats' sont, selon Morin (1999), à la base de l'égocentrisme et du besoin d'autojustification, projection sur les autres des causes des maux dont nous sommes les auteurs.

      Ces erreurs de perception, qu'elles soient d'origine biologiques ou sociales sont à la base de toute fragmentation, de toute catégorisation. L'approche cartésienne qui caractérise notre mode de pensée occidentale découle en quelque sorte de ces illusions perceptives et des erreurs qu'elle a promues. N'est-ce pas une de celle-ci qui nous pousse encore aujourd'hui à utiliser la notion de 'race' pour distinguer les humains de couleur de peau différente, alors que la science (mais dont les résultats ne sont pas observables macroscopiquement puisqu'il s'agit de l'ADN) nous a largement prouvé que cette notion n'existait pas? (Jacquard, 1983; 1992; 1998).

      'Toute connaissance, quelle qu'elle soit, suppose un esprit connaissant dont les possibilités et les limites sont celles du cerveau humain, et dont le support logique, linguistique, informationnel vient d'une culture, donc d'une société hic et nunc. 201 ' Or, comme nous venons de le voir, toute l'organisation de notre société est encore figée dans une approche du monde qui refuse les interactions.

      Pourtant, les défis socio-économiques et environnementaux auxquels le développement durable tente de répondre tissent autour d'eux un réseau de questions touchant principalement aux domaines scientifiques et techniques, tout en gardant en toile de fond un perpétuel questionnement éthique lié à l'appréciation d'une recherche de qualité. Pour approcher cette réalité, "les termes binaires de vrai ou de faux doivent être abandonnés, ainsi que l'association simple d'une cause à un effet. Nous devons savoir gérer plusieurs paramètres ainsi que leur rétroaction 202 ".

      Pour Giordan (1998), cette approche de la complexité est nécessaire tant pour des raisons professionnelles, personnelles que de citoyenneté. Dans cette même optique, Lehmann (1996) rappelle que la décision qui incombe au citoyen touche des problèmes qui ne sont pas toujours bien définis et dont la solution n'est généralement pas unique, et souvent imparfaite. La décision "fait l'objet d'un certain nombre de compromis et conduit à une décision d'action dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles exactement. (...) Ces décisions ne sont en outre pas des fins en soi (...), mais plutôt le début d'un processus interactif qui conduit à une succession de décisions dépendant en permanence de l'appréciation qui peut être faite d'une situation donnée et évolutive 203 ". Pour aborder ce type de problèmes, le stade de la pensée formelle, dernier stade du développement selon l'approche piagétienne, est considéré comme insuffisant par certains auteurs. La capacité à résoudre des problèmes complexes serait du ressort du "jugement réflexif", stade "post-formel" de la pensée, considéré comme une extension des opérations formelles (Hougardy, 1999). Pour King et Kitchener (1994), les facteurs de développement regroupés autour de ce concept seraient "l'expression du niveau de maturation de la personne adulte (...) dans le milieu académique" 204 .

      Nous ne pouvons nous satisfaire d'une telle constatation. Le cursus scolaire qui mène à ce niveau d'étude n'est certes pas représentatif d'un curriculum favorable aux mises en relation et à la vision systémique. Morin (1999) rappelle à ce sujet que l'hyperspécialisation empêche non seulement d'appréhender le global, puisqu'elle ne cesse de le diviser en parcelles distinctes, mais également l'essentiel, celui-ci ne pouvant être perçu que dans le contexte dans lequel il s'inscrit. Dès lors, ne trouverait-on pas ce type de raisonnement chez des personnes ayant suivi une simple formation de 'culture générale'? C'est en tout cas ce que Morin (1999) affirme en réclamant le développement des aptitudes générales. 'Plus puissante est l'intelligence générale, plus grande est sa faculté de traiter des problèmes spéciaux 205 '.


1.2.3.1.1. Gestion des paradoxes

      'Les paradoxes nous stupéfient car ils nous transportent au-delà des limites de la pensée et de la perception humaines 206 '. Notre manière cartésienne d'appréhender la réalité et toute la culture qui s'y attache ont en effet de la peine à accepter les contradictions qu'ils mettent à jour.

      L'incessante recherche de consensus qui caractérise la politique suisse montre bien la volonté sous-jacente de supprimer le conflictuel. Or, toute situation paradoxale ne cesse de mettre en évidence les aspects antagonistes et pourtant si souvent complémentaires dont elle est formée. Gérer les paradoxes nécessite donc une ouverture d'esprit capable d'accepter les multiples visages que peut prendre la réalité suivant le point de vue que l'on adopte. L'approche systémique d'un sujet, d'un problème, etc. peut aider à mieux comprendre ce phénomène et surtout à ouvrir l'individu à une plus grande compréhension du point de vue adopté dans une situation particulière.

      Pour gérer des situations paradoxales, l'individu est obligé de se décentrer du problème, de l'aborder avec un certain recul pour l'appréhender dans sa globalité. Appréhender notre propre corps comme un ensemble de particules en mouvement alors que nous nous ressentons comme une unité est l'un des paradoxes les plus exaltants que l'on puisse ainsi imaginer. Pour parvenir à comprendre que des ondes ou des neutrinos ne cessent de nous traverser comme si nous n'existions pas, une approche scientifique peut peut-être suffire. Par contre, pour accepter que notre corps et notre esprit, entités si importantes dans l'expression de notre égo, n'est qu'un amas d'éléments comparables à ce que Reeves (1994) nomme des 'poussières d'étoile', une réflexion plus 'philosophique', voire métaphysique est sans doute nécessaire. Une telle approche devrait donc être envisagée pour que l'homme puisse appréhender parallèlement son importance en tant qu'individu et la relativité de celle-ci face à l'évolution globale du monde à laquelle il participe.


1.2.3.1.2. Gestion de l'incertitude

      'Refuser de douter favorise le développement de perspectives dichotomiques, qui nous annoncent ainsi soit une heureuse destinée, soit la catastrophe générale. Toute société soumise aux rythmes accélérés et constants des changements a besoin de citoyens et d'institutions capables de gérer l'incertitude sans pour autant recourir à la suppression du débat. 207 '

      La croyance en une science toute puissante a masqué durant bien des années les problèmes liés à la gestion de l'incertitude. L'appellation 'exactes' attribuée à certaines sciences en est l'expression la plus évidente. Même l'avènement de théories telles que celle de la relativité, puis quantique n'ont pas réussi à ébranler de manière convaincante la vision rassurante qu'elles véhiculent. L'évocation des problèmes écologiques planétaires que nous vivons actuellement, accompagnée, en tout cas dans nos sociétés occidentales, d'une certaine remise en question de dogmes religieux, notamment sur le statut d'un dieu prenant en charge le destin tant individuel que celui du monde, seraient-elles à l'origine de l'apparition de l'incertitude, accompagnée du doute et de notions telles que le flou ou l'aléatoire? Quelle que soit la réponse, nous pouvons observer que si celle-ci s'applique actuellement aux sciences en leur accordant cette 'faiblesse', l'acceptation que 'l'aventure incertaine de l'humanité ne fait que poursuivre dans sa sphère l'aventure incertaine du cosmos, née d'un accident pour nous impensable et se continuant dans un devenir de créations et de destructions 208 ' est encore loin d'être acceptée par le commun des mortels.

      Ainsi, l'incertitude pénètre jusque dans l'intimité de chacun, puisqu'il n'est plus possible aujourd'hui de distinguer, parmi les principes évoqués jusqu'ici, ceux qui proviennent d'influences extérieures de ceux qui sont intrinsèques à l'individu. Les illusions, l'interprétation des faits, et même l'approche épistémologique, doivent-elles être considérées comme intérieures ou extérieures à l'individu? Une remise en question de notre propre intimité de pensée est donc à reconstruire en tenant compte de ces paradoxes et de ces ambiguïtés. 'Connaître et penser, ce n'est pas arriver à une vérité absolument certaine, c'est dialoguer avec l'incertitude 209 '.


1.2.3.1.3. Gestion de l'aléatoire et du chaos

      Le chaos, l'aléatoire font partie de la vie quotidienne. Pourtant, l'être humain ne valorise que l'ordre et l'organisé, et préfère affubler du nom de 'hasard' tout ce qui n'entre pas dans cette logique héritée d'Aristote.

      Le meilleur exemple est certainement celui d'Einstein qui, alors que toutes ses équations lui indiquaient clairement un univers non statique, a préféré ajouter à ses calculs une 'constante cosmologique' dont la valeur numérique lui permettait de compenser l'expansion qu'il avait découverte (Reeves, 1994). Ce choix arbitraire, cette volonté de conserver une vision d'ordre n'est pas seulement liée à une croyance en un être supérieur, malgré sa célèbre exclamation 'Dieu ne joue pas aux dés!', mais montre plutôt la résistance que tout le monde a face à un changement de paradigme. Et cette résistance est l'apanage de l'être humain. La nature, depuis toujours, a su intégrer l'aléatoire et le chaotique. Toute la théorie de l'évolution de Darwin (Stone, 1980) se fonde sur une faculté d'adaptation, ou d'inadaptation, l'extinction des dinosaures en est un exemple parlant, dépendante de facteurs imprévisibles. Qu'il s'agisse de la résistance développée par certaines souches de virus ou de microbes à des médicaments, ou de plantes et d'insectes à des herbicides ou des insecticides, ces êtres vivants ont su intégrer des événements aléatoires pour assurer leur survie.

      Néanmoins, et la différence est de taille, il s'est toujours agi d'une survie de l'espèce au détriment des individus, alors que dans notre vie de tous les jours, c'est l'individu qui est confronté à cette problématique. Dès lors, comment peut-on dépasser le besoin d'ordre, pour montrer que seule une certaine entropie peut garantir ce dernier? L'irrégularité des battements du coeur ne lui garantisse-t-il pas son bon fonctionnement? L'antagonisme des forces ne garantit-il pas la stabilité de la matière? Aller au delà des apparences, au delà de ce que l'on croit voir, au delà de l'évidence première demande une remise en question fondamentale de nos repères culturels.

      Guenat (1995; 2000) en prenant l'exemple des longueurs d'ondes des couleurs donne une métaphore pour exprimer l'ordre apparent du chaos. Partant de l'affirmation que le noir absorbe toutes les couleurs du spectre, il imagine que 'le noir place les longueurs d'onde chacune dans un tiroir qu'il referme soigneusement pour éviter le mélange. Tous les tiroirs ont la même dimension, ou la même aptitude de neutralisation, car si tel n'était pas le cas, le noir aurait une dominante(...). On découvre donc de l'ordre dans ce qui était à première vue un chaos indescriptible. (...) Les tiroirs ne sont donc des boîtes imaginaires que pour l'observateur extérieur, pour celui qui évolue dans le monde blanc, diurne. S'il pouvait se déplacer à l'intérieur du meuble, il constaterait que ces tiroirs n'ont pas de cloisons latérales et que toutes les longueurs d'ondes se mélangent allègrement! 210 '.


1.2.3.1.4. Gestion des synergies

      Influencé tant par l'approche fragmentaire que par la culture de l'économie libérale (qui elle-même est issue de cette dernière) et la recherche de profits immédiats et personnels qui en découlent, l'être humain occidental a de la peine à envisager un mode de fonctionnement basé sur la synergie. Chacun ayant pris l'habitude de 'défendre sa croûte', comme l'exprime le langage populaire, les échanges d'informations en vue d'un meilleur rendement d'ensemble ne sont pas des entreprises facilement intégrables dans nos pratiques. Pourtant, dès que l'on parle de complexité, il faut envisager la communication entre différents domaines qui, au départ, n'étaient pas censés se croiser, et leurs acteurs. C'est donc envisager une collaboration, voire une mise en commun des objectifs allant dans le sens d'un consensus, etc. La complexité ne peut donc s'envisager sans une certaine forme de solidarité, si l'on veut parvenir à la réalisation de projets communs interdisciplinaires. 'Le mot 'solidarité' est ici essentiel. Il marque un des caractères fondamentaux de la complexité à l'oeuvre. 211 '


1.2.3.1.5. Gestion des interactions

      L'homme se définit en fonction d'un groupe d'appartenance. Il appartient à une culture, à une nation, il parle une certaine langue, vit dans un certain pays. Plus proche de son quotidien, il appartient à un corps de métier auquel il s'identifie, il pratique certains hobbys, a un cercle d'amis. Tous ces paramètres lui permettent de se situer, de construire son identité dans un univers à sa dimension. Bien que ces données ne soient nullement remises en question, il est souvent malaisé pour un individu 'de se concevoir comme citoyen d'un monde constitué d'interdépendances globales, si étroites qu'elles puissent être 212 '. En effet, face à cette approche, la dimension individuelle elle-même est remise en question. Cet exemple montre de manière assez simple les difficultés que rencontre toute approche interactive. Tisser des liens nécessite une possibilité de réinvestissement de savoir qui elle-même demande de reconnaître le semblable au coeur du différent.

      De plus, gérer les interactions exige une prise de distance, qui doit permettre à l'individu de sortir du cadre restreint du domaine ou de la problématique dans laquelle il évolue pour accéder à une vision globale. Une telle gestion de la réalité nécessite également de ne pas se satisfaire d'une seule explication, de dépasser la causalité linéaire, d'oser affronter l'inconnu en plaçant, non plus une hypothèse contenant un seul paramètre, mais une série de paramètres pouvant rétroagir entre eux. Nous ne développerons pas plus avant les difficultés inhérentes à ce changement de paradigme, ces dernières ayant déjà été évoquées à travers la notion de système développée au point 1.1.2.4.


1.2.3.2. Nécessité de réguler

      La régulation est 'le fait de maintenir en équilibre, d'assurer le fonctionnement correct d'un système complexe' nous dit le Petit Robert (éd. 1987). Cette définition, si elle précise le concept, ne nous dit rien des mécanismes qui y président. Ceux-ci nécessitent la prise en compte de facteurs multiples, toujours dépendants d'un contexte, d'une époque et d'objectifs à plus ou moins long terme selon l'objet ou le processus à réguler. Elle fait donc appel à ce que Lerbet (1998) appelle la pensée conjonctive. 'L'idée de régulation n'est pas d'un abord aisé 213 ', nous dit Giordan (1996). Un exemple concret de cette recherche de régulation s'exprime à travers ce que les milieux économiques appellent une 'écologie industrielle' (Piguet, 1999; Erkman, 1999). Celle-ci se manifeste par des associations d'entreprises, des 'parc industriels' (Erkman, 1999), qui, à travers des échanges et des coordinations tentent de réguler le plus possible leurs flux de matières et d'énergie, dans le but d'optimiser le plus possible la production. 'Une des clés essentielles du développement durable est l'avènement d'une expertise scientifique sur les flux de matière et d'énergie engendrés par le cycle de vie d'un produit 214 .'

      A l'instar des écosystèmes, cette approche de la régulation demande une utilisation optimale des synergies. Prenant appui sur le vivant, et plus particulièrement sur la gestion des antagonismes par les êtres vivants, Giordan (1995) développe une approche qu'il nomme 'physionique'. Pour cet auteur, 'comprendre, apprendre ou mémoriser sont également des régulations optimisées. L'individu tire parti de ses réussites et de ses échecs pour les réinjecter dans ses pratiques à venir. De même, les sociétés, les entreprises, les institutions humaines ont besoin, pour être efficientes, de la mise en place et de l'optimisation de mécanismes de régulation 215 '.

      Régulation des interactions entre les différents domaines que sont le développement économique, écologique et social, régulation dans la durée pour n'épuiser rien ni personne, régulation pourrait être en fait le synonyme de développement durable. 'Il est probable que les historiens observeront la période de dérégulation massive de ces vingt dernières années comme une parenthèse historique 216 ' souhaite Viveret (2000). Pour notre part, nous ne pouvons que constater qu'un effort conséquent doit encore être entrepris pour que ce processus même de régulation se mette en place à tous les niveaux de la société.


1.2.3.3. Passage de la recherche de solutions à celle d'optimums

      Penser en termes de régulation, c'est également quitter l'idée d'une recherche de solutions au profit de celle d'optimums. Bien que Giordan (1998) préconise une telle approche, notamment en ce qui concerne la pensée scientifique et l'éducation qui s'y réfère, il laisse implicites les modes de raisonnement que nécessite le passage du premier de ces termes au second. Quelle est donc la révolution paradigmatique que sous-entend un tel changement?

      Si nous nous référons à la définition donnée par le dictionnaire (Petit Robert, 1987), un optimum correspond à un 'état considéré comme le plus favorable pour atteindre un but déterminé ou par rapport à une situation donnée'. Un optimum se construit donc en fonction d'un contexte, d'un environnement, tenant compte des particularités et de l'évolution de celui-ci. Il ne peut donc jamais être définitif. L'optimum doit sans cesse être réadapté en fonction des modifications de données par rapport à la situation initiale. Contrairement à la solution, qui substitue 'une pluralité analysable à un ensemble complexe d'éléments entremêlés' (Petit Robert, 1987), l'optimum tient compte de l'ensemble des paramètres complexes, tout en sachant que toutes les interactions sont aléatoires et en perpétuelle mouvance, et qu'il n'est donc pas possible de définir quoi que ce soit 'une fois pour toutes'. Il correspond donc bien à cette approche systémique que nécessite la pensée complexe et offre un terrain favorable à la gestion des interactions. Il permet une adaptation régulée face aux innombrables incertitudes dont les recherches, scientifiques ou non, sont parsemées. Il répond à l'aléatoire de l'évolution de domaines aussi instables que ceux qui ont trait au développement durable, et parmi lesquels les paradoxes fleurissent. Enfin, la recherche d'optimums oblige à repenser les synergies, puisqu'elle pousse à la régulation.

      Néanmoins, l'idée d'optimum n'est pas populaire. Elle renvoie à l'image d'un 'à peu près' qui, souvent, ne satisfait pas l'opinion. Habitués à une technoscience toute puissante, les gens attendent toujours et encore des solutions. Si la faute incombe en partie aux scientifiques eux-mêmes qui, pour valoriser leurs travaux et obtenir des crédits, insistent parfois trop sur certaines données, il faut avouer que les médias contribuent largement à la diffusion de cette image, notamment en interprétant en termes de résultats de simples espoirs (RDT info, 2000) 217 . Il en résulte des attentes proches de la réalisation de miracles, dues à des projections irréalistes et souvent irréalisables, incompatibles avec l'idée d'une approche du 'moins mauvais', du 'au mieux', toujours approximative, que suggère un optimum.

      L'exemple de la médecine est certainement le plus parlant en la matière. Les gens s'étonnent toujours 'qu'à notre époque' on ne puisse pas encore guérir systématiquement le cancer, que des solutions ne soient pas encore trouvées pour des maladies telles que le Sida ou Ebola, que des gens puissent encore mourir d'une pneumonie, etc.

      Il faut donc un changement de mentalité, ouvrant la porte à cette acceptation de la non-maîtrise de l'ensemble de paramètres complexes conduisant à cette idée d'optimum. 'Le mieux est l'ennemi du bien' dit un proverbe populaire. Nous pouvons comparer le mieux aux solutions et, par les multiples exemples qui ont conduit à un développement non durable, comprendre que la recherche de celles-ci est certainement le pire des chemins dans la mise en place d'un processus inverse.

      Le passage d'une pensée cartésienne à une pensée en réseau, la prise de conscience d'une appartenance à un système, voire à un réseau de systèmes, la solidarité qui en découle, la gestion de l'incertitude et tout ce qu'elle comporte, tant au niveau psychologique que conceptuel, sont donc des obstacles inhérents à l'apprentissage de la complexité.

      Nous pouvons encore ajouter à ce tableau les désillusions, qui sont l'héritage du XXe siècle. La première accompagne ce que Morin (1999) appelle 'l'héritage de la mort'. Qu'il s'agisse des guerres fratricides, des holocaustes, de l'utilisation de la bombe nucléaire, de la menace qu'elle laisse encore planer, de la mort des forêts, des lacs, des rivières, des mers, de l'apparition de nouvelles maladies mortelles (Sida, Ebola, etc.), de la progression de maladies plus anciennes telles que les cancers, de l'utilisation exagérées des drogues, etc., ce siècle a marqué les esprits d'un pessimisme noir. Si chaque époque fut marquée par ses propres catastrophes (les épidémies de peste n'avaient certainement rien à envier à Ebola dans leur morbidité), le phénomène de la mondialisation de l'information et de la communication leur donne une dimension différente. Ceci d'autant plus que les médias nous font partager avec une délectation évidente, les catastrophes du monde entier.

      La mort de la modernité, et plus spécialement des croyances en une science et en une technologie toute puissante, contribue à fabriquer un fort sentiment d'impuissance.


1.2.4. Favoriser l'approche complexe: les apports de la didactique

Après le bilan négatif
Du modèle un peu libéral
On m'a demandé
Des idées novatrices
Pour apaiser le cri social
our sauver la démocratie (...).
J'ai fait un tabac
En proposant ma première idée
Elle est au top, pour les plus mal lotis
Une banque à taux réduits
Pour la précarité
A condition de palper le RMI.

Zebda, 1999, Le bilan

      Tout d'abord, il faut prendre conscience que l'explosion des connaissances rend impossible la maîtrise de tous les savoirs. Il faut donc envisager une manière différente d'aborder l'apprentissage, notamment en cherchant à offrir des moyens de gérer l'information plutôt que de l'accumuler. Pour mettre en place cette gestion, il faut également redéfinir en fonction des besoins réels qu'exige la société actuelle les connaissances de base sur lesquelles vont se greffer tous savoirs et toutes connaissances. Ces 'basics' serviraient ainsi de jalons, voire de relais, à l'instar de ceux que l'on utilise en télécommunication, pour permettre à la pensée, non seulement d'accrocher les savoirs nouveaux à des repères plus ou moins stables, mais de baliser en quelque sorte la mise en place des réseaux issus de l'information reçue.

      Pour relever ce défi et répondre à cette nouvelle approche de la réalité, Morin propose des outils conceptuels. Notamment, il affirme qu'au 'paradigme de disjonction/réduction / unidimensionnalisation, il faudrait substituer un paradigme de distinction/conjonction qui permette de distinguer sans disjoindre, d'associer sans identifier ou réduire 218 '. Pour parvenir à ce changement de paradigme, il faut habituer les gens à se poser des questions, à tisser des liens et à développer un esprit critique.

      Une telle approche implique que l'organisation même du modèle scolaire soit revisitée en vue d'un décloisonnement des disciplines et d'une unité thématique ou du moins pédagogique de base, favorable à l'interdisciplinarité et à l'approche systémique. Néanmoins, LA méthode n'existe pas. Elle doit être composite, faite de l'ensemble des connaissances acquises à travers les recherches en didactique et en pédagogie au cours de ces dernières années. Comme le rappelle Philippe Meirieu: 'La caractéristique de la pédagogie, c'est que les finalités ne portent pas en elles-mêmes les méthodes capables de les incarner. Les méthodes, il faut les inventer en permanence. Il faut les glaner ici ou là avec le souci permanent de leur cohérence avec nos intentions véritables 219 '.


1.2.4.1. Hiérarchie des savoirs et des connaissances

      La complexité inhérente aux sciences et aux techniques en font des sujets de prédilection pour aborder la complexité en tant que telle. Dans une optique systémique, il devient évident que, vu leur développement exponentiel, même l'objectif d'atteindre à une connaissance de base de l'ensemble de celles-ci est illusoire. C'est la raison pour laquelle de nouveaux objectifs ont été envisagés pour l'enseignement des sciences, notamment dans les pays anglo-saxons, en France et en Belgique (Fourez, 1995). Parmi ces objectifs, nous relevons ceux qui mettent en évidence l'importance d'une hiérarchie à mettre en place dans les connaissances à aborder, ainsi que celles qui misent sur la capacité de transposer et de mettre en relation ces savoirs:

  • le bon usage des 'boîtes noires',
  • le bon usage des modèles simples,
  • le bon usage des métaphores,
  • le bon usage des traductions,
  • la capacité de négocier,
  • la capacité d'articuler savoirs et décisions 220 .

      Pour ce faire, une gestion correcte de l'information est nécessaire, ainsi que l'approche globale d'une problématique donnée. Ces deux conditions sont indispensables pour que l'apprenant (et l'enseignant) puisse déterminer s'il est ou non pertinent d'examiner certains mécanismes ou fonctionnement. 'L'objectif est d'apprendre à reconnaître quand il est intéressant ou non d'ouvrir une 'boîte noire', c'est-à-dire d'étudier la théorie appropriée à certains contextes. 221 '

      Dans la même optique, savoir modéliser simplement un phénomène permet souvent de le contextualiser, alors qu'une approche plus 'scientifique' est souvent si complexe en elle-même, qu'elle empêche d'accéder à cette étape ultérieure. Cette réflexion peut paraître contradictoire puisque notre but est de favoriser une approche de la complexité. Néanmoins, la valeur d'une compréhension globale d'un phénomène ou d'un processus est primordiale pour parvenir à percevoir, dans un deuxième temps, non seulement les différents éléments qui le constituent, mais surtout leur(s) interaction(s).

      Les métaphores permettent des comparaisons avec d'autres domaines. Sorte de mobilisation du savoir acquis ou en cours d'acquisition, elles sont parfois considérées comme des 'traductions. En ce sens, leur utilisation n'est vue que comme une simple vulgarisation. Nous inspirant de l'approche qu'en fait Raichvarg (1997), nous les envisageons plus proche du langage des symboles. En tant que tels, elles créent leur propre manière de donner du sens et répondent à des besoins se référant à une structure mentale particulière, à une manière différente de raisonner. Si la métaphore et le symbole ne sont pas opposés à l'idée de traduction, ils ont une richesse intrinsèque qui en font souvent des compléments indispensables. Tous deux nécessitent une bonne compréhension du phénomène ou du processus dans son ensemble et favorisent une approche globale de la matière enseignée ou, du moins, une approche contextualisée. Néanmoins, parmi l'ensemble des outils proposés, les métaphores ont un statut particulier qui provient de l'imagination à laquelle elles ont recours. La métaphore est avant tout une 'image (souvent) verbale'. En tant que telle, elle demande de la part de l'apprenant un effort de représentation tout à fait bénéfique à l'appropriation personnelle d'un savoir, puisque l'apprenant est libre d'interpréter comme il en a envie la description qui lui est faite. C'est d'ailleurs cette 'visualisation' mentale qu'elle demande qui la rapproche si fortement du symbole.

      Enfin, la capacité de négocier, comme celle d'articuler savoirs et décisions s'appuient sur la notion d'équilibre à trouver et donc de mise en relation entre deux voire plusieurs paramètres, afin de dégager ce que Giordan (1998) nomme des optimums.


1.2.4.2. Contextualisation et approche concrète

      Tout comme Morin (1990, 1999), Host (1995) voit dans l'hyperspécialisation la perte des éléments fondamentaux à la compréhension globale des phénomènes. Pour lui, cette perte est fondamentale car 'malgré sa rigueur dans son domaine de compétence, l'expert se trompe souvent, car il peut négliger complètement des variables étrangères à son champ disciplinaire ou non quantifiable. (...) Les défauts de la formation scientifique traditionnelle expliquent en partie cette situation: le caractère tardif et élitiste de cet enseignement est dû aux exigences de rigueur de la formulation mathématique 222 '. Cet auteur valorise donc une approche plus pragmatique, offrant la possibilité à l'apprenant de contextualiser son savoir et de pouvoir le réinvestir dans d'autres situations. Cette approche correspond à celle de Martinand (1995) lorsqu'il voit dans 'la compréhension et la maîtrise pratique du monde actuel, profondément imprégné de technique 223 ' l'un des enjeux fondamentaux de l'école.

      Pour y parvenir, les activités scolaires doivent être conçues à l'image des pratiques sociales. Elles ne peuvent donc se restreindre au seul savoir et doivent prendre en compte toutes les composantes qui participent à sa réalité à savoir: problèmes, objets, instruments, savoirs, attitudes, rôles sociaux, etc. (Martinand, 1995). Gagliardi (1995) ajoute à cette optique l'idée d'une contextualisation des savoirs qui tienne compte des principaux problèmes que la communauté à laquelle s'adresse l'enseignement doit résoudre pour améliorer sa qualité de vie.


1.2.4.3. Contenu qui "change le regard"

      Le premier travail consiste donc à définir quelles sont ces "basics" tels que les nomme Giordan (1998) que l'école doit aborder pour que chaque individu puisse, non seulement s'adapter et gérer, mais comprendre l'environnement dans lequel nous vivons actuellement, et qui ne peut se concevoir qu'en perpétuel changement. 'L'effort portera donc, non pas sur la totalité des connaissances dans chaque sphère, mais sur les connaissances cruciales, les points stratégiques, les noeuds de communication, les articulations organisationnelles entre les sphères disjointes. Dans ce sens, l'idée d'organisation, en se développant, va constituer comme le rameau de Salzbourg autour duquel pourront se consteller et se cristalliser les concepts scientifiques clés 224 .' Ces concepts clé, tels que les appelle Morin, sont définis par Giordan.

      

Tableau I/XIV : Métaphore - Articulation du cursus scolaire autour des concepts organisateurs

      Temps, énergie, matière et espace deviennent les 'concepts organisateurs' autour desquels tout apprentissage se structure, se greffe, trouve ses bases épistémologiques.

      Cet axe principal a l'avantage de proposer des contenus qui obligent à repenser l'ensemble des objectifs des programmes scolaires. Il met en évidence les interactions qui lient les différents systèmes que forme chaque concept, et qui s'articulent autour d'un principe organisationnel. Complétés par des notions fortes telles que celles d'identité, d'équilibre, de mémoire, etc., nous pouvons traverser toute l'évolution qui s'agence autour de la notion d'organisation, des particules à la société, en passant par l'écosystème, l'individu, le corps, etc. (ou vice versa, l'organisation se définissant principalement par la circularité générée par l'effet de régulation qui la forme et qu'elle forme).

      Une telle approche, envisagée avant tout pour un cadre scolaire, est complétée par un aspect encore peu développé, qui consiste en une réflexion sur "le savoir sur le savoir". Ce dernier vise la gestion de sa propre formation, la négociation et la prise de décision, la clarification de valeurs, l'organisation et le travail en réseau, ainsi que l'explicitation des démarches de pensée. Ces moments de "réflexion sur" sont parmi les plus importants dans une démarche visant le développement durable, car ils permettent de clarifier des situations-problèmes amenant la recherche des informations nécessaires à la maîtrise de ces dernières. Ce "savoir sur le savoir" ouvre donc les portes de l'éthique et par là-même de la citoyenneté.

      S'appuyant sur des démarches provenant de la pédagogie dite 'active', l'originalité de ce modèle tient avant tout de la variété des moyens mis en oeuvre et de la redondance volontaire que cette diversité offre à l'apprenant. Sans ignorer la valeur et l'importance des connaissances et des savoirs pour lesquels ces stratégies sont mises en place, un accent particulier est mis sur le développement d'attitudes et de savoir-être tels que la confiance en soi, l'imagination créatrice, l'ouverture sur l'environnement, l'esprit critique, la curiosité, l'envie de chercher et celle de communiquer.

      

Tableau I/XV : Organisation d'un enseignement articulé autour de concepts organisateurs

Giordan (1998)

      Une telle redéfinition des objectifs de l'école vise à pouvoir composer une pratique scolaire regroupant un maximum de paramètres favorables à l'acte d'apprendre. Dans cette optique, l'enseignant devient un auteur-compositeur-interprète de son enseignement jouant sur des contenus et des démarches devant permettre aux élèves de donner un sens, d'abord à l'école en tant que lieu de savoir, mais également aux messages que celle-ci veut transmettre. Car le sens que l'apprenant peut donner à un enseignement est le moteur principal de la motivation. Et sans motivation, l'appropriation d'un savoir a peu de chance de se faire.

      L'ensemble de cette approche nous semble tout à fait adapté à développer une pensée complexe, systémique, axée sur une redéfinition des valeurs. De ce fait, il pourrait également servir de base à une éducation au développement durable, celle-ci faisant appel, tant à l'ensemble des concepts organisateurs proposés qu'aux attitudes et aux démarches que l'approche de ceux-ci nécessite, sans oublier que l'un des buts de cette approche est l'accès à la citoyenneté.

      Néanmoins, si elle est adaptable à l'éducation formelle scolaire (pour autant que les structures institutionnelles le permettent, ce qui n'est guère le cas avec la rigidité des programmes et le 'saucissonnage' du temps scolaire), elle ne peut être envisagée de cette manière dans un cadre d'éducation informelle tel qu'un musée ou une exposition. 'Le problème du musée est qu'il s'agit d'un lieu d'éducation informelle où il est impossible de construire un travail suivi avec un apprenant comme on peut le faire à l'école 225 ' rappelle Guichard (1990). Nous devons donc nous pencher sur les savoirs accessibles au grand public et pouvant être appréhendés dans un cadre muséal. Nous retiendrons donc de cette approche l'idée de concepts-clés organisateurs et de savoirs transversaux mis en interaction au sein d'un système, afin de développer une démarche qui permette au visiteur d'entrer dans un mode de pensée fonctionnant sur l'idée de réseau et selon le principe récursif.

      Il nous faut donc mettre l'accent sur certains éléments, ou sur certains facteurs transversaux, ceux-ci n'étant pas forcément liés à des connaissances proprement dites, mais à une forme de pensée relevant plus de savoir-être ou de savoir-faire qu'à des savoirs en tant que tels. L'important dans le choix de ces éléments consiste en ce qu'ils autorisent l'articulation des différents domaines en interaction dans le développement durable. Il faut donc envisager une approche 'circulaire' de ces domaines, chaque notion renvoyant à une autre, comme dans un jeu de billard où les boules, lorsqu'elles entrent en contact avec le cadre du jeu sont renvoyées à l'intérieur, indéfiniment, la 'queue' jouant alors le rôle du questionnement et repoussant ainsi la boule vers d'autres interactions.

      

Tableau I/XVI : Approche circulaire des interactions du développement durable

      'Concevoir la circularité, c'est dès lors ouvrir la possibilité d'une méthode qui, en faisant interagir les termes qui se renvoient les uns aux autres, deviendrait productive, à travers ces processus et échanges, d'une connaissance complexe comportant sa propre réflexivité. 226 '

      La métaphore du jeu de billard permet également d'aborder la notion de frontière dans son double sens d'ouverture et de fermeture. Si une frontière permet de délimiter un territoire, de définir certaines caractéristiques de celui-ci, elle est en même temps le lieu d'échange entre deux environnements, le lieu de communication, d'osmose. Une frontière, aussi hermétique qu'elle puisse être, demeure un 'filtre qui, à la fois, refoule et laisse passer. 227 ' Néanmoins, ce modèle a les limites que lui impose le bord du jeu. Il laisse croire qu'un système peut fonctionner en circuit fermé et que nous pouvons raisonner à l'intérieur de celui-ci. Il ne montre que peu la perméabilité de ses frontières qui, en reliant les systèmes les uns aux autres participent à la mise en place de ces interactions 'circulaires'.


1.2.4.4. 'Conceptogramme'

      Le 'conceptogramme' (Giordan, Guichard & Guichard, 1997) ou 'diagramme conceptuel' (Novak, 1995) est un outil permettant de clarifier un message complexe. Sa présentation graphique oblige, dans un premier temps, à relever les idée-forces qui vont être épurées, de manière à se présenter sous la forme de concept-clés. Cette définition des idée-forces passe par une hiérarchisation de l'information, un tri, et favorise la mise en évidence des regroupements et des recoupements. De cette clarification émergent alors les liens et les interactions qui agissent entre les différents concepts présentés. Ainsi, si cette 'épuration' du discours peut sembler réductrice dans un premier temps, les liens entre les concepts que permet de créer visuellement le conceptogramme offre une vision qui va au-delà de la présentation linéaire du texte écrit ou oral.

      

Tableau I/XVII : Le conceptogramme: un outil pour visualiser la complexité

      Dans notre recherche, nous avons fréquemment eu recours à cet outil. S'il permet une approche systémique des problèmes (tableau I/XVIII; I/XX), des concepts (tableau I/II) ou des résultats (tableaux III/VII; III/IX; III/X), il ne permet pas de dépasser les limites inhérentes à la gestion de la complexité. Celles-ci apparaissent clairement dès qu'une évaluation chiffrée est souhaitée. En effet, tenir compte de la complexité des interactions empêche souvent d'isoler de manière cartésienne les informations divulguées. Dès lors, les nombres n'ont plus qu'une valeur indicative. Plusieurs exemples de cette limite se retrouvent dans notre travail, particulièrement lorsque nous avons utilisé le conceptogramme pour offrir une vision synthétique des résultats de notre recherche (tableaux III/I; III/II; III/III; III/IV).

      Une autre limite de cet outil est son approche bidimensionnelle. Destiné avant tout à être utilisé pour accompagner et compléter un document écrit, l'utilisation de l'espace en deux dimensions oblige à ne faire apparaître que les liens les plus pertinents afin de conserver une certaine lisibilité.

      Cette limitation de l'espace graphique oblige également à disposer les différents concepts, non pas dans un ordre hiérarchique d'importance, mais en fonction des liens et des interactions qui déterminent en quelque sorte leur topologie.

      Ces deux dernières limites peuvent être dépassées lors d'une utilisation informatisée de cet outil. Les logiciels interactifs, tout comme les dispositifs CD-Rom ou Internet permettent en effet de créer des liens dans une troisième dimension, rendant visibles des interactions impossibles à présenter de manière bi-dimensionnelle. Toute médaille ayant son revers, cette application tend à 'perdre' l'utilisateur dans différents niveaux, enlevant la vision d'ensemble initiale, en apportant une fragmentation qui se traduit par l'apparition sur l'écran de nouvelles plages (textes, dessins, schéma, autre conceptogramme, etc.).

      En ce qui concerne l'importance hiérarchique des données, elle peut être en partie compensée par des effets graphiques (grosseur des caractères, des liens, utilisation de fonds de couleur, etc.). Néanmoins, notre oeil étant (encore) habitué à une lecture allant de gauche à droite et de haut en bas d'un document, il serait intéressant de savoir jusqu'à quel point un tel subterfuge est perçu et interprété.


1.2.4.5. Conceptions, outil-obstacles à l'approche complexe

      S'il est un domaine complexe par excellence, c'est celui de la transmission des savoirs. 'On apprend à la fois 'grâce à 'comme l'écrit Gagné, 'à partir de' (Ausubel) et 'avec (Piaget) et en même temps 'contre' (Bachelard) les savoirs fonctionnels dans la tête de l'apprenant. 228 ' Rien que dans cette citation, nous retrouvons l'aspect paradoxal qui s'inscrit dans toute approche complexe. Néanmoins, nous possédons, à travers les conceptions, un outil non négligeable pour entrer dans le système de pensée de l'apprenant et tenter, par ce biais, de lui fournir les éléments nécessaires à la construction de son propre savoir.

      'Tout apprentissage vient interférer avec un 'déjà là' conceptuel qui, même s'il est faux sur le plan scientifique, sert de système d'explication efficace et fonctionnel pour l'apprenant. 229 ' C'est la définition donnée par Astolfi et Develay (1993) de la représentation d'un concept, laquelle est nommée 'conception' par Giordan et de Vecchi (1987). 'La conception n'est pas le produit de la pensée, elle est le processus même de l'activité mentale. Elle devient une stratégie, à la fois comportementale et mentale, que gère l'apprenant pour réguler son environnement 230 '. En tant que telle, elle n'a pas forcément des origines liées à la connaissance physique du monde. Ses racines peuvent être d'ordre affectif, émotionnel, épistémologique, conceptuel ou sémantique. Or, si ces conceptions sont nécessaires car elles permettent de créer le lien indispensable entre le savoir déjà acquis et celui présenté comme étant à acquérir, elles deviennent vite un obstacle à l'apprentissage. En effet, tout apprentissage demande une déconstruction puis une reconstruction de nos savoirs antérieurs. 'Apprendre est à la fois affaire d'approximation, de concernation, de confrontation, de décontextualisation, d'interconnexion, de rupture, d'alternance, d'émergence, de palier, de recul et surtout de mobilisation. 231 ' Il faut donc appréhender les conceptions dans leur double sens d'obstacle et d'outil. En tant que processus actif, elles permettent l'identification de situations, que celles-ci soient nouvelles ou non, en activant les savoirs antérieurs accumulés. En ce sens, elles sont un outil indispensable à toute nouvelle acquisition de savoir. Paradoxalement, ce réseau d'informations, constitué de l'ensemble des expériences personnelles antérieures travaille également comme un "filtre" réducteur. Ainsi, ce qui peut permettre l'acquisition de nouvelles connaissances peut en même temps être à l'origine d'une non-intégration de savoirs nouveaux.

      Ce moment de transition, de mise en adéquation du réseau sémantique de l'apprenant avec les données nouvelles qui transforment ses conceptions est un moment très fragile de l'acte d'apprendre. C'est un moment d'intense émotion, voire d'angoisse (Yanni-Plantevin, 1998) pour lequel l'enseignant doit donner à l'apprenant les moyens de gérer par lui-même son propre affect en vue de le dépasser. 'Ce moment de suspension du jugement, instant où l'on perd ses repères pour en construire d'autres, s'il est dépassé, c'est-à-dire si le sujet est en mesure de mettre en lien ses connaissances avec le réel dans ce double mouvement de va-et-vient de l'extérieur vers l'intérieur puis de l'intérieur vers l'extérieur mais aussi, s'il laisse le sujet indemne, s'il retrouve son équilibre psychique, lui permettra à nouveau d'affronter l'inconnu. 232 '

      Si le mécanisme de transformation des conceptions reste le même quelle que soit la situation d'apprentissage, il est probable que la 'fragilité' de cet instant, tel que le décrit Yanni-Plantevin (1998), soit considérablement différente suivant le contexte dans lequel il se passe. En situation de recherche volontaire d'information, le passage d'une conception erronée à une conception plus 'juste', ou du moins mieux adaptée, se fait plus aisément, l'apprenant étant intrinsèquement prêt à la modifier... pour autant que la question posée soit une 'vraie' question et non une recherche de confirmation de la conception en place!

      'Une conception présente divers aspects: informatifs, opératifs, relationnels, dubitatifs au sens strict et organisationnels. Une première fonction repérable est la conservation d'une connaissance ou d'un ensemble de savoirs, y compris pratiques. Cette mémorisation n'est pas directe, elle est modelée par intégration à une structure. Une conception organise des informations, elle constitue la trace d'une activité antérieure. 233 ' Il ne faut donc pas s'arrêter à ce que l'on peut 'voir' des conceptions. Cette partie 'visible', que l'on peut découvrir à travers un entretien, un dessin, une explication, etc. n'est souvent que la partie émergée de l'iceberg. En rester à ce stade ne sert à rien. Il faut parvenir à déceler les mécanismes, les 'modèles explicatifs sous-jacents' (Giordan & de Vecchi, 1987) aux conceptions si nous voulons pouvoir donner aux apprenants les outils nécessaires pour les transformer. Car si le médiateur, qu'il soit enseignant ou concepteur d'une exposition est là pour aider l'apprenant dans ce sens, seul ce dernier 'peut travailler à intégrer les informations afin de leur donner un sens qui demeure compatible avec l'organisation globale de sa structure mentale. 234 '

      Prendre en compte ces mécanismes, c'est également chercher à éviter l''ancrage' de certaines conceptions. Ce phénomène rend d'autant plus difficile la transformation de ces dernières. Pour illustrer ce phénomène, nous donnons un extrait d'un entretien effectué dans le cadre de notre recherche. Cette personne ayant déjà entendu parler de développement durable, voici la définition qu'elle nous donne de ce concept: 'Ce que j'ai appris durant ma formation: la conjonction des développements économique, écologique et culturel. Pour moi, cette notion est à appliquer aux pays en voie de développement, dans le sens où notre action envers eux soit une action à long terme. Par exemple, Swissaid qui forme du personnel sur place et surtout qui fait en sorte que les responsables soient des gens locaux.' Cette 'personnalisation' est une forte réduction de la définition de base qui, elle, tient compte des dimensions économiques et écologiques. Dans ce cas précis, il est bien évident que les tenants et les aboutissants du développement durable n'ont pas été intégrés, bien que les interactions entre les trois domaines aient fait l'objet de cours (universitaires en l'occurrence). Il en ressort une conception très influencée par le pôle social, et qui plus est, tournée uniquement vers l'aide aux pays en voie de développement, mais dont lui-même, en tant qu'individu est totalement extérieur, nullement concerné. Cette conception 'tiers-mondiste' du développement durable perdure dans la suite de l'entretien. "Il ne faudrait pas que ce sujet reste théorique, il faudrait le mettre en pratique, comme je disais avant, par une meilleure manière d'aider les pays en voie de développement. On devrait au moins faire un centre d'information pour expliquer ce que c'est et les enjeux que cela a pour l'avenir de nos enfants. 235 "

      Néanmoins, proposer une confrontation directe entre l'apprenant et ses propres conceptions peut avoir un effet perturbateur favorable qui peut, parfois, les remettre en question au point de pouvoir les dépasser (Pellaud, 1996). Dans la même optique, l'utilisation des traditions issues d'un patrimoine culturel lié à un contexte particulier comme support à la reconstruction de concepts scientifiques peut s'avérer tout à fait pertinente (Gagliardi, 1995). Dans les deux cas, une valorisation de l'individu ou de la communauté à laquelle il appartient apparaît, élément fondamental dans la motivation à apprendre.

      Tenir compte des conceptions, c'est donc entrer dans le mode de pensée de l'autre pour parvenir à lui offrir les outils indispensables à sa propre construction du savoir. Pour ce faire, deux autres outils sont à la disposition du médiateur. Le modèle allostérique d'une part et l'environnement didactique d'autre part.


1.2.4.6. Outil spécifique: l'évaluation préalable

      D'une manière générale, les évaluations sont des outils permettant, d'une part, de mieux connaître la portée pédagogique d'une action éducative (Oberlin-Perritaz, 1996) et, d'autre part, de 'mesurer' (Allal, 1992) l'efficacité de tout média à 'faire passer' un message (Cantor, Giordan & Souchon, 1993). Nous distinguons trois types d'évaluation:

- L'évaluation sommative,

- L'évaluation formative,

- L'évaluation préalable ou pronostic.

      L'évaluation sommative est celle qui est encore traditionnellement pratiquée dans les écoles, et plus particulièrement lors des concours d'entrée et des examens. Sélective par excellence, elle ne permet de connaître que l'état des connaissances d'un sujet à un moment et dans un contexte donné. L'évaluation formative participe, quant à elle, fait partie intégrante du processus d'apprentissage. Elle ne sélectionne pas, mais permet à l'apprenant et à l'évaluateur de "faire le point" et d'ainsi cibler de façon plus précise les problèmes que rencontre l'apprenant. L'évaluation préalable ou pronostic se fait avant d'aborder un sujet à traiter. Sorte de "pré-test" (Giordan, 1985), elle peut être réalisée sous forme d'entretiens, de dessins, de questionnaire, etc. Elle permet à l'évaluateur, en l'occurrence l'enseignant ou le concepteur d'une exposition, de connaître les conceptions des personnes à qui il s'adresse.

      Dans l'optique d'une approche de la complexité, l'utilisation des évaluations formatives et préalables s'avèrent tout à fait pertinente (Cantor, Giordan & Souchon, 1993). Toutes deux permettent de mettre en évidence les facteurs qui interviennent, de manière positive ou négative sur les apprentissages des apprenants. Les informations complémentaires qu'elles apportent participent activement au principe d'innovation. Leur utilisation simultanée, à des moments distincts du processus d'apprentissage permet d'envisager l'évaluation comme un processus qui indique les possibilités d'évolution, de modification, voire de transformation des supports didactiques utilisés, qu'il s'agisse d'une séquence d'enseignement, d'un élément d'un environnement didactique ou scénographique, d'un concept d'exposition, etc.

      Dans le cadre du diagnostic préalable (Guichard, 1990) ou évaluation préalable (Borun, Massey & Lutter, 1994; Bitgood & Shettel, 1994), 'on évalue pour prendre une décision en fonction d'un objectif qui oriente son action 236 ', afin de permettre l'adéquation la meilleure entre la présentation d'un 'savoir savant' tel que le définit Sachot, (1996) et les conceptions des visiteurs. L'évaluation préliminaire porte sur la typologie des visiteurs, leur attitude et leur familiarité vis-à-vis du sujet. Ces informations permettent d'anticiper sur les difficultés d'appréhension et de compréhension des futurs visiteurs (Gottesdiener, cité par Guichard, 1998). Cette mise en évidence de leurs attentes et de leurs conceptions permet de "sélectionner les éléments à mettre en oeuvre" (Guichard, 1990). Il est donc primordial, pour qu'une telle évaluation soit efficace, que le ou les objectifs qui lui sont assignés soient clairement exposés (Dominicé, 1978). Cantor, Giordan & Souchon (1993) ajoutent à l'évaluation pronostic la possibilité pour elle de devenir le moteur de la réalisation même de la présentation muséale, en permettant d'effectuer des choix pertinents par rapport non seulement au sujet traité, mais au public auquel elle s'adresse. 'Plus on en sait sur le public auquel on essaie de transmettre un message, plus on a de chance de concevoir le message de manière à ce que le public l'apprécie, le comprenne et y réponde. 237 ' En procédant de cette manière, le concepteur tente d'entrer dans le mode de pensée du visiteur et non dans celui du spécialiste du sujet.

      Malheureusement, cette approche reste encore trop souvent confinée à ce que l'on "voit" extérieurement, ou plus exactement, à ce que le visiteur exprime explicitement dans sa conception. "L'évaluation préalable consiste à mieux connaître le niveau de connaissance d'un public potentiel, les imaginaires sociaux, les représentations sociales, liés à un domaine donné, afin de partir de ces données pour conduire le public là où on entend le mener. 238 " Si nous reprenons les expériences faites en didactique (voir point précédent), "partir de ces données" n'est pas suffisant. Les modes de raisonnement implicites, sous-jacents aux conceptions exprimées, ne sont pas étudiés en tant que tels. Les "outils" développés s'ils tiennent compte et s'appuient sur les conceptions exprimées ne permettent souvent pas de les dépasser. Or, ce sont ces modes de raisonnement qui sont les véritables obstacles à l'appropriation d'un savoir nouveau. Si pour Chaumier (1999) "l'intérêt ultime de l'évaluation est de proposer au visiteur une exposition qu'il aura plus de facilité à faire sienne parce qu'elle aura été pensée pour son usage", nous ajoutons à cet objectif qu'en plus de l'appropriation de l'exposition elle-même, le visiteur doit pouvoir dépasser cette dernière pour que le savoir qui y est présenté devienne véritablement le sien.

      Bien que les termes de 'diagnostic' ou 'évaluation préalable' lié à l'élaboration et la mise en place des Agenda 21 locaux n'apparaissent pas en tant que tels dans les propos de l'Agenda 21, il s'agit bien du même type de stratégie dont ce dernier parle lorsqu'il préconise qu'"il faudrait que toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées (...). La concertation et la recherche d'un consensus permettraient aux collectivités locales de s'instruire au contact des habitants et des associations locales, civiques, communautaires, commerciales et industrielles, et d'obtenir l'information nécessaire à l'élaboration des stratégies les plus appropriées." 239 .


1.2.4.7. Modèle allostérique et environnement didactique

      Prenant appui sur ce travail de mise à jour des conceptions des apprenants, les recherches les plus récentes en didactique des sciences montrent que la transmission des savoirs dépend d'un processus complexe faisant intervenir plusieurs éléments. Si le modèle constructiviste proposé par Piaget (1967) situait l'acquisition d'un savoir nouveau dans le prolongement des acquis antérieurs par 'assimilation' et 'accommodation', le modèle allostérique, développé par Giordan et de Vecchi (1987) ajoute à cette vision l'idée d'une rupture avec eux ou plus exactement d'une transformation 240 . Il faut donc commencer par "démonter" les façons de penser de l'apprenant, car il est impossible de les "détruire" directement. Ce dernier en a besoin, il s'y accroche puisqu'elles sont les seuls outils à sa disposition pour appréhender son environnement. Il faut donc faire "avec" pour aller à "l'encontre" de celles-ci, tout en conservant à l'esprit que l'apprenant ne peut construire qu'au travers de ce qu'il déconstruit.

      'Comme le montre le modèle allostérique, construction et déconstruction ne peuvent être que des processus interactifs 241 '. Or, cette phase, primordiale dans le processus d'apprentissage, ne peut apparaître que si l'apprenant perçoit la nécessité de modifier sa conception initiale. Tant que celle-ci lui suffit pour comprendre ou interpréter son environnement, cette dernière perdure. La contextualisation du savoir est donc indispensable. Giordan (1999) parle donc d'élaboration de savoir par l'apprenant ou du moins d'une transformation, faite à partir d'intégration (et non d'assimilation) d'apports externes, interprétés par une structure interne, la structure de pensée de l'apprenant. Cette dernière, au travers de processus d'organisation et de régulation progressifs se métamorphose, évolue, s'adapte en fonction des besoins de l'apprenant au niveau de son système explicatif. Il est donc primordial de parvenir à comprendre le fonctionnement des mécanismes de pensée du public auquel on s'adresse pour lui offrir, à travers les moyens de médiation, des approches susceptibles de répondre à ses besoins personnels en matière d'apprentissage. Ces approches sont constituées d'une part d'un 'réseau interactif de paramètres' et d'autre part, d'un 'système d'éléments à mettre en scène', appelé 'environnement didactique' (Giordan & de Vecchi, 1987).

      

Tableau I/XVIII : Le modèle allostérique: un environnement didactique favorisant l'acte d'apprendre

D'après Giordan (1999)

      Tous ces éléments doivent parvenir à déstabiliser les conceptions des apprenants de manière à ce que ceux-ci remettent en question leurs acquis. 'Ces perturbations créent une tension qui rompt ou déplace le fragile équilibre que le cerveau du visiteur-apprenant a mis en place. Cette dissonance fait progresser; sans celle-ci, ce dernier n'a aucune raison de changer d'idée ou de façon de penser. 242 ' Par la suite, l'environnement didactique doit lui fournir les éléments nécessaires à la reconstruction d'un savoir nouveau, plus élaboré, mieux adapté à son 'nouveau' système de pensée. Ces éléments sont, d'une part, une mise en scène suscitant une interpellation et donnant du sens au thème proposé, différentes possibilités de mobiliser le savoir et des approches du savoir sur le savoir et, d'autre part, des perturbations, des confrontations allant dans le sens du conflit sociocognitif ou de la coaction, des mises à plat de certains concepts organisateurs ainsi que des aides à penser sous forme de schémas, modèles, simulations, etc. Toutes ces mises en situation interfèrent les unes avec les autres, offrant ainsi différentes démarches pour que chaque apprenant puisse y trouver du sens. Il convient également d'envisager les éléments de cet environnement comme des "objets" malléables, qui se laissent modeler par la démarche et les intentions de l'utilisateur (Bradburne, 1998).


1.2.5. Complexité et éducation informelle

Militant quotidien de l'inhumanité
Des profits immédiats, des faveurs des médias (...)
J'adore les émissions à la télévision
Pas le temps d'regarder mais c'est moi qui les fais
On crache la nourriture à ces yeux affamés
Vous voyez qu'ils demandent, nous les savons avides
De notre pourriture,
Mieux que d'la confiture
A des cochons

Noir Désir, 1996, L'homme pressé

      Si les recherches sur le milieu scolaire foisonnent, l'université ne s'est jamais penchée de manière approfondie sur l'éducation informelle (Friedman, 1998). Alors, parler de la complexité dans ce champ de diffusion de connaissance semble une véritable expédition en "terra incognita". Pourtant, ce questionnement fait l'objet d'une remise en question dans une certaine frange de la formation journalistique, par exemple. Et si elle n'est pas abordée en tant que telle, la complexité se retrouve dans certains thèmes, proposés tant par des expositions, et des musées, que par la presse écrite ou télévisée, les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC), que par des ONG.

      Aborder un thème complexe peut se faire de manières très différentes et aucune étude actuelle ne nous permet de savoir jusqu'à quel point des démarches allant dans ce sens se sont développées ni quels sont les paramètres mis en place pour favoriser son apparition.

      Nous nous contentons d'observer que le thème du développement durable est actuellement repris par plusieurs organisations non gouvernementales de protection de l'environnement et d'entraide sociale dans la mise en place de séminaire de réflexion, d'activités parascolaires et de camps, et que plusieurs brochures destinées au grand public proposent tant une explication de certains phénomènes y relatifs que, par exemple, des buts de randonnées pédestres ou cyclistes pour voir, 'in situ', des actions participant à ce processus 243 .


1.2.5.1. Caractéristiques de l'éducation informelle

      L'éducation informelle, ou non formelle (Don Adams, 1972), comme toute éducation d'une manière générale, fait partie de la culture dans laquelle elle s'inscrit. Elle ne peut donc se définir qu'en relation intime à cette dernière, laquelle transmet nos manières de percevoir, penser, sentir, évaluer et agir (Hutmacher, 1994). Nos références en la matière tiennent compte de cette contrainte. Les sources sur lesquelles nous nous appuyons proviennent donc d'environnements culturels similaires ou proches à celui de la Suisse.

      L'éducation informelle se différentie fortement de l'éducation scolaire de par sa structure, mais aussi de par ses objectifs. Néanmoins, nous pouvons dire que si, d'une manière générale, l'éducation informelle 'refuse' le modèle scolaire (Gautier, 1989), elle s'inspire directement des recherches en psychologie appliquée ainsi que de modèles pédagogiques et didactiques. Elle se situe donc dans la continuité de l'éducation formelle, et en complémentarité des actions d'éducation péri- et parascolaires. En d'autres termes, le but formateur de l'éducation informelle se situe plus vers une communication socio-pédagogique, c'est-à-dire qui participe à l'éducation à des problèmes liés à la vie sociale, qu'à la pédagogie qui, elle, relève d'une véritable volonté d'enseigner (Peraya, 1993).

      Guichard (1998) redéfinit l'éducation informelle par le terme de "médias" pour désigner "toute situation socialement organisée et techniquement outillée mettant en rapport des destinataires avec un savoir ou des représentations sociales. En ce sens une exposition, tout comme un livre, une revue, un CD-ROM, une représentation théâtrale, un film, une émission de télévision, un musée ou une exposition sont des médias 244 '. Nous ne retiendrons pas cette terminologie, la définition ne permettant pas de distinguer le terme de "médias" dans son acception courante de "support d'informations" (télévision, journaux, radio, revues, etc.) de cette forme d'éducation. D'autre part, le milieu scolaire pouvant tout à fait s'inscrire dans cette définition, nous préférons conserver des termes peut-être plus 'communs', mais qui permettent une différenciation plus aisée.

      Les principales caractéristiques de l'éducation non formelle prise dans son sens le plus global sont:

  • Un public non captif, qui accède à cette forme d'éducation en fonction de son bon vouloir et de son intérêt.
  • Le fait que l'apprentissage fait en situation d'éducation informelle n'est validé par aucun examen et n'est donc pas socialement reconnu.
  • La volonté de transmettre un message.
  • Le fait que, si nous faisons abstraction de certains musées et autres lieux d'exposition, l'éducation informelle doit survivre, financièrement, de manière autonome.

      Nous définissons donc l'éducation informelle comme un moyen de communication, dans le sens où celle-ci suppose un échange entre l'émetteur et le récepteur, visant tant à distraire, à informer qu'à instruire et ceci dans un contexte qui n'est ni celui de l'école, ni celui de la famille.

      Grâce à son statut, l'éducation informelle est libre de choisir ses contenus, ses méthodes et ses objectifs, sans tenir compte de contraintes autres que celles que le contexte spécifique à son émergence lui impose. Elle peut donc s'inspirer de la pédagogie, de la didactique, tout autant que des techniques de marketing utilisées par les médias ou la publicité qui, elles-mêmes sont issues des recherches faites en psychosociologie. N'oublions pas que l'assistance à l'éducation informelle n'étant pas obligatoire, elle doit savoir attirer, plaire, séduire son public.


1.2.5.2. Différentes formes de l'éducation informelle

      L'éducation informelle étant ainsi définie, nous pouvons dire que, bien que nous parlions de celle-ci au singulier, elle adopte des formes multiples, puisque, entrent dans cette définition:

- Les expositions, les musées, les centres de culture scientifique, technique et industrielle, les inventomobiles,

- Les associations, les groupes d'intérêts, les clubs, les ONG,

- Les médias (quotidiens, hebdomadaires, revues, télévisions, radio),

- La publicité (communication publique et privée), quelle que soit son support,

- Les nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC),

- Les lieux publics tels que bibliothèques ou médiathèques,

- Les lieux publics de débats et de conférences,

- Les spectacles (théâtre, concerts, cinéma, etc.).

      Cette diversité de supports implique des publics, des objectifs et des stratégies spécifiques à chacun d'eux.

      'Si l'importance d'une question se mesure aux efforts de recherche qui lui sont consacrés, la diffusion extrascolaire des savoirs n'est manifestement pas un enjeu digne d'attention. (...) Nul ne s'interroge non plus sur le bilan cognitif réel des différentes voies et modes d'accès à la connaissance 245 '. Cette citation de Bertrand Labasse (1998) résume bien l'état actuel de connaissance que nous avons concernant l'éducation informelle et confirme les observations faites à ce sujet par Friedman (1998). Pourtant, quelle que soit la forme qu'elle adopte, elle joue un rôle social indéniable comme interface entre le savoir et le public. Elle participe donc d'une façon tout à fait directe à la culture d'une société, par l'information, la formation continue et l'autodidaxie et influence ainsi les modes de vie et de penser.

      Néanmoins, parmi les différentes formes que prend l'éducation informelle, nous différencions les structures qui permettent une relation directe entre médiateur et apprenant 246  et celles où l'apprenant n'a aucun lien avec le concepteur des messages qui lui sont divulgués. Ce type de relation est caractéristique des médias, mais également de la présentation muséale sous toutes ses formes. Une fois l'article écrit, l'émission enregistrée, l'exposition montée, l'utilisateur de ces moyens de diffusion de savoirs n'est plus qu'un consommateur qui ne peut intervenir sur ceux-ci qu'en refermant le journal, en éteignant son poste de radio ou de télévision ou en quittant l'espace muséal. Dès lors, il nous a paru intéressant de voir si des messages ou des concepts complexes sont compatibles avec la notion d'information.


1.2.5.3. Traitement de sujets complexes par les médias

      Au-delà des informations liées à l'actualité, les médias, quels qu'ils soient, ont la prétention de jouer le rôle de transmetteurs de connaissances et de savoirs. Bien que peu d'études aient été menées sur ce sujet, nous pouvons affirmer que la majeure partie de ce qu'apprend une personne à partir du moment où elle quitte un lieu de formation lui a été transmis par un ou des médias, plus précisément, et par ordre d'importance, par la radio, la télévisioin, les quotidiens, les hebdomadaires et les revues spécialisées (CADAS, 1996). Couvrant un très large public, ils sont reconnus comme les véhicules par excellence de l'information. Dans une récente étude sur les violences anti-OMC qui eurent lieu à Genève en mai 1998, Windisch (1999) relevait même que 'la majorité de la population dépendait exclusivement des médias pour son information. (... et que) l'expérience personnelle de la réalité sociale diminue, pour être remplacée par les représentation des médias 247 '.

      En parlant de 'représentations des médias', Windisch (1999) montre bien que, plus que tout autre moyen, ils participent à la transmission des idées qui forment une culture. Les quelques études menées sur l'impact des médias montrent clairement que la grande majorité des gens entendent parler des sujets d'actualité par leur intermédiaire. Leur facilité d'accès est également un gage de leur réussite. Rares sont les ménages qui ne possèdent pas de télévision ou de radio et qui n'investissent pas, régulièrement ou occasionnellement, dans l'achat d'un journal ou d'une revue. L'investissement en temps et en argent est donc une limite négligeable.

      Malheureusement, piégés par l'audimat, les médias en général s'engluent souvent dans une information qui n'en est plus une. A l'heure de la complexité, les journalistes s'évertuent encore à nous faire croire qu'une vérité existe quelque part, alors que notre siècle est marqué par le rejet des certitudes. Labasse (1997) donne à cet état de fait deux explications. La première est liée au statut de l'information, que l'on retrouve à travers toute l'éducation informelle. "La différence essentielle entre le champ de l'information et celui de l'éducation formelle réside dans l'absence de contrainte: qu'on le veuille ou non, l'existence de la presse repose essentiellement sur sa capacité de séduction, donc sur la façon dont elle répond péremptoirement à la demande de sens qui lui est faite. 248 ' La deuxième est directement liée à cette demande qui dépend d'un public qui ne veut pas des questions mais des réponses. Reste à savoir si cette volonté provient réellement des "consommateurs de médias" ou si elle ne vient pas des médias eux-mêmes. Nous pouvons en effet envisager que l'habitude de ce type d'information a été donnée par la forme adoptée par les médias eux-mêmes. Le public s'y serait alors accoutumé. Dire ensuite que cette attitude est celle que souhaite le public, c'est comme lui donner le choix entre 'blanc ou blanc'.


1.2.5.3.1. Télévision

      Partant de la théorie de la pertinence de Wilson et Sperber (1992), qui dit que l'être humain cherche, de manière générale, l'effet cognitif le plus grand pour l'effort le plus faible, la télévision remporte certainement la palme de l'information, quant à la variété et au nombre de gens qu'elle touche. Elle ne demande pratiquement aucun effort de la part du téléspectateur, tout en lui fournissant, à domicile et s'il le désire, une ouverture complète sur le monde 249 . Pourtant, plusieurs recherches à ce sujet prouvent que la télévision n'est pas un moyen d'apprentissage performant. Si elle divulgue un grand nombre d'informations, celles-ci sont souvent superficielles, présentées en quelques minutes, voire quelques secondes dans des émissions telles que le téléjournal. Comme le rappelle Schaerlig (1996), cette "loi de la rapidité", qui frappe aussi bien la télévision que la radio, provoque "un dilemme de choix entre «peu et vite pour un grand nombre' ou 'de façon plus approfondie pour un public autosélectionné 250 '. Aucune approche critique ou complexe n'est donc possible à travers des émissions telles que le journal télévisé. Lorsqu'elle a lieu, ce ne peut être que dans certaines émissions spécialisées que seule une partie de la population va sélectionner dans ses choix. Torracinta (1999) rappelle pourtant que 'la presse n'est pas seulement là pour dire les faits, mais aussi pour les éclairer et aider le téléspectateur à en comprendre le sens. Elle est dans son rôle lorsqu'elle (...) ne renonce pas à son devoir d'interrogation et d'analyse'. Il termine néanmoins en relevant que 'malheureusement, les journalistes travaillent toujours dans l'urgence et ce n'est pas dans les heures qui suivent un événement que l'on possède le recul nécessaire 251 '. Watine (1997) ajoute que 'la télévision se prête a priori moins facilement au traitement de la complexité que la presse écrite parce que la fonction spectacle -et donc l'émotion- y occupe une place prépondérante 252 '. Rappelons, à la décharge de la télévision, que la 'route du spectacle' n'est pas réservée à l'audiovisuel et que bien des journaux en usent et en abusent. De plus, si la TSR (Télévision Suisse Romande) bénéficie d'un monopole en Suisse romande, elle est régie par un mandat de droit public qui l'oblige à respecter certains critères qui ne sont pas uniquement ceux du marché et de l'audimat.

      D'un point de vue plus didactique, en ce qui concerne les émissions plus spécialisées, comme les émissions de vulgarisation scientifique, il est prouvé que l'utilisation de l'image n'est pas forcément une aide à la transmission des savoirs. Au contraire. Le fait de proposer une représentation déjà construite enlève toute une approche fondamentale de l'appropriation des connaissances qui passe par la construction personnelle d'images mentales. Le fait que le téléspectateur ne puisse pas non plus revenir en arrière, ni réguler lui-même la vitesse de présentation des informations apparaît également comme un frein à l'acquisition de connaissances. Ces divers paramètres placent donc les moyens audiovisuels dans une position tout à fait défavorable quant à l'impact sur un véritable apprentissage par rapport au support écrit (Lieury, 1996). Notons néanmoins en faveur de la télévision, comme de la radio d'ailleurs, qu'elles sont des lieux de débats dans lesquels l'auditeur peut prendre part, non seulement en tant que spectateur à qui l'on propose différents points de vue, mais également en tant qu'acteur pouvant intervenir, en général par téléphone, pour poser ses propres questions. Si cette solution reste un moyen d'échange limité, nous le considérons comme un premier pas nécessaire dans l'établissement de dialogues plus larges (cafés scientifiques ou philosophiques, débats publics, tables ouvertes, forums, conférences, etc.) et dans la volonté d'investissement et d'implication par les citoyens dans les sujets d'actualités qui demandent un choix et une prise de position.


1.2.5.3.2. Presse écrite

      Différentes études ont prouvé que les personnes qui cherchent véritablement à acquérir des connaissances d'une manière autodidacte font appel de manière systématique à l'écrit 253 . Le rapport CADAS (1996) hiérarchise à ce propos la qualité de l'information scientifique de différents types de journaux. Il affirme notamment que les pages scientifiques publiées par les grands quotidiens sont beaucoup plus didactiques que celles des hebdomadaires ou même que celles des revues de vulgarisation scientifiques mensuelles, qui ont trop tendance à miser sur l'attrait d'images spectaculaires souvent incompréhensibles pour le lecteur moyen. Ce même rapport souligne le fait que le 'rôle des quotidiens est particulièrement important lorsque se présentent des affaires éthiques ou qui mettent en jeu des problèmes polémiques. (...) Ils sont là aussi en équilibre entre l'information nue et les fantasmes sociaux du moment 254 '. A ce propos, nous pouvons nous poser la question de savoir si les médias d'une manière générale ne participent pas à la 'fabrication' des fantasmes sociaux en accordant à certains sujets une importance exagérée pour le seul besoin du 'scoop'. C'est en tout cas ce que Pépin (1997) relève lorsqu'il dit que le 'risque possible est que l'information, si nous n'y prenons garde, peut avoir tendance à tronquer la réalité et à construire pour les besoins de la cause des représentations sociales fausses ou imaginaires'. Il ajoute que, si la mission du journaliste est de 'rendre simple le compliqué', le risque est grand que cette façon de faire 'amène à entrer dans la simplification, et parfois donc également dans un certain simplisme et une réduction de la réalité'. Autant de facteurs antinomiques avec la complexité inhérente tant aux affaires touchant à l'éthique qu'au thème du développement durable.

      S'éloignant de l'objectivité que préconisent traditionnellement les médias, une expérience, celle du "nouveau journalisme" a tenté de dépasser cette opposition simpliste du "vrai ou faux" en proposant aux lecteurs une vérité qui ne soit pas définitive. Issue du mouvement post-moderne, cette tentative de l'information subjective n'a malheureusement pas su convaincre. Le traditionnel "poids des mots, choc des photos" (devise de Paris-Match) est donc promu à un long avenir, comme l'illustre un slogan de RTL diffusé en 1990: 'Les infos, c'est comme le café, c'est bon quand c'est chaud et quand c'est fort'. De plus, un sujet comme le développement durable est une oeuvre collective qui concerne la vie quotidienne des individus. Or, comme le rappelle Saint-Geours (1987), "c'est le particulier, l'insolite et l'étrange, les destins singuliers plutôt que les existences collectives, qui font courir les médias 255 '.


1.2.5.3.3. Radio

      Lieu de débats par excellence, la radio est proche de la télévision par le fait qu'elle ne demande aucun effort à l'auditeur et qu'elle lui apporte l'information jusque chez lui. 'Aucun effort' n'est peut-être pas le terme adapté puisque la radio à cet avantage sur la télévision que l'auditeur n'a pas d'images toutes faites à se mettre sous les yeux et qu'il doit donc 'faire un effort' pour se représenter mentalement ce qui lui est proposé. Rappelons que cette construction mentale est un élément important, voire nécessaire à l'apprentissage.

      De plus, la radio n'amène pas seulement l'information 'à la maison', mais également dans la voiture, voire sur le lieu de travail. Si cette facilité d'accès peut être appréhendée comme un avantage indéniable pour atteindre un maximum de personnes, on peut se poser la question de l'efficacité d'une telle information. Surtout que la radio se trouve confrontée aux mêmes limites de vitesse de diffusion des informations que la télévision, ainsi qu'à la même impossibilité, pour l'auditeur, de réguler et de revenir sur celles-ci 256 .

      Par contre, du fait que la radio ne véhicule pas d'images, elle devrait être, en quelque sorte, 'libérée' du poids du sensationnel ou du spectaculaire. Ceci n'est vrai qu'à moitié. En effet, la concurrence qui existe entre les médias fait qu'un 'gros titre' présenté comme tel par la télévision ou dans la presse doit suivre le même chemin sur les ondes radiophoniques.


1.2.5.3.4. Dépasser les limites de l'information médiatique

      Quelle que soit la formule médiatique utilisée, la question fondamentale de la compréhension par le public qui les reçoit des informations divulguées reste entièrement ouverte. Comme le rappelle Labasse (1997/2), les recherches sur ce sujet sont rares et fragmentaires, et les quelques résultats obtenus ne sont guère encourageants. De plus, comme le rappelle Brune (2000), 'trop d'informations tuent l'information', faisant passer les publics quels qu'ils soient d'une société de la communication à une société de consommation de la communication où 'compassion et diversion sont les deux mamelles de la (...) néo-citoyenneté médiatique 257 '.

      Pour Maccoby et Markle (1973), la limite de l'apprentissage que rencontrent les médias d'une manière générale, se situe dans "l'impossibilité pour un sujet de s'engager dans une pratique active et d'en appréhender immédiatement les résultats (feed-back) 258  ". Toujours selon eux, "les médias de masse ne présentent ni la souplesse ni la flexibilité que l'on retrouve dans l'enseignement individualisé. Par conséquent, toute pratique individuelle active se trouve donc exclue et, du même coup l'acquis qu'elle contribue à fixer". En d'autres termes, "parler" du développement durable ne suffit pas. L'individu doit pouvoir directement mettre en pratique ce qu'un discours peut lui divulguer. Ces limites sont celles que rencontre toute transmission de savoirs 'ex cathedra'. Ecrites ou orales, les informations restent extérieures à l'individu, sans aucune possibilité de la part de ce dernier de pouvoir se les approprier par construction personnelle à travers la confrontation, soit avec des objets réels ou des modèles manipulables, soit avec des paires ou des spécialistes par échanges d'idées, soit avec le savoir lui-même, au travers de son épistémologie et des implications qu'il véhicule.

      Le phénomène du "scoop" n'est pas seulement un argument marchand, bien que ce soit l'outil de promotion par excellence. Pour Trenaman, il participe directement à l'appropriation des informations que transmettent les médias. "La compréhension est favorisée par la présentation de thèmes et de sujets concrets personnifiés et dramatisés. Cette forme favorise une identification du récepteur au contenu présenté d'autant plus marquée que le niveau de formation est élémentaire. 259  " Cette dramatisation du message apparaît comme un élément obligatoire et constant de tout message médiatique (Barre, 1984; Goldsmith, 1986; Jacobi & Schiele, 1990). Si cette façon de faire apparaît comme fortement réductrice, elle doit néanmoins être considérée comme l'un des outils les plus puissants de la transmission d'un message par les médias. Il faut dès lors se demander comment mettre en scène, dans un texte narratif favorable à l'intelligibilité du message (Jacobi & Schiele, 1990), un contenu conduisant à un esprit critique, ouvrant la voie à la formation d'une opinion (Goldsmith, 1986).

      Incapacité de retranscrire la complexité ou, quand le développement durable n'est qu'un synonyme d'environnement. Feuille d'Avis de Neuchâtel, avril 2000

      Comme le dit très justement Hervouet (1996) "les médias traitent le mieux ce qui se prête le mieux au traitement médiatique 260 ". Or, le développement durable n'est pas un sujet médiatique: aucune image frappante, pas de possibilité d'opposer des approches binaires claires, pas de "scoop" immédiat, sans compter la problématique du long terme, antinomique de l'information par excellence. Nous nous rallions aux suggestions faites par Champagne (1996) lorsqu'il dit qu'il faut "sortir les journalistes de la permanente situation d'urgence dans laquelle ils se trouvent et qui ne favorise guère un travail d'enquête sérieux. Il faut installer le traitement de certains sujets difficiles dans la durée pour aller en profondeur et livrer au public des éléments de réflexion et d'information 261 ".

      Il faudrait donc utiliser la notion de long terme ainsi que la complexité et la mondialisation liées au thème du développement durable pour résoudre les problèmes diachroniques et synchroniques que subissent les médias. C'est-à-dire, permettre l'ouverture de nouvelles perspectives, d'une part en exploitant les enseignements du passé pour aborder l'actualité et d'autre part, en lui apportant des modèles extérieurs, permettant de tirer avec elle des parallèles souvent instructifs (Watine, 1997).

      Comme l'école, le journalisme souffre d'un manque d'interdisciplinarité, de transversalité. On cherche encore et toujours à cataloguer tel ou tel article sous une rubrique particulière. Or, la complexité ne peut être catégorisée de la sorte. Il faut donc sortir, là aussi, des frontières disciplinaires pour permettre des approches globales, allant au-delà de la rubrique "économie" ou "politique". Les "Journées européennes de Brest" de 1999 montrent que ce type de problème ne laisse pas les professionnels de l'information indifférents. En effet, un séminaire particulier fut consacré à la formation de jeunes journalistes pour leur permettre "d'apprivoiser les clés de traitement d'une information envisagée sous l'angle du développement durable 262 ". La complexité, l'objectivité des sources et les interactions entre les domaines ont été les enjeux concrets de cette formation où une volonté très forte d'engager les médias en faveur de la mise en place du processus de développement durable s'est fait ressentir dans la lettre qui a été adressée aux journalistes confirmés et professionnels des médias, aux décideurs des instances publiques et privées, aux scientifiques et représentants des organisations de terrain (Van Cauwenberge, 1999). Celle-ci stipulait notamment que "le développement durable est un puissant outil d'observation, d'investigation et d'analyse. En confrontant directement les intérêts à court terme des pouvoirs politiques et économiques motivés par le profit, le développement durable offre une information de loin plus percutante. (...) Nous demandons que des informations pratiques et des conseils soient inclus dans tous les quotidiens. Tout le monde peut participer, depuis la gestion de la maison et du jardin, jusqu'à la gestion des déchets de bureau 263 ".

      Enfin, une importance toute particulière doit être donnée à la manière d'utiliser la vulgarisation. Comme le rappelle Labasse (1997), "la vulgarisation n'est pas un genre particulier réservé aux sciences ou à la médecine". Elle doit devenir le véritable savoir-faire du journaliste puisqu'elle est le "synonyme exact (mais tragiquement malsonnant) de traitement de la complexité 264 '.


1.2.5.4. Muséologie: science des musées et des expositions

      La muséologie est la science qui s'occupe de la présentation d'un savoir à un large public dans un espace définit en tant que musée ou en tant qu'exposition. La définition reste vague car le sujet est vaste. En effet, depuis la création des "centres d'expérimentations" comme le Palais de la Découverte en 1937, les Children's Museums ou les Science Centers, le musée est devenu un élément parmi ce que nous pourrions appeler des 'Centres de Culture Scientifique, Technique et Industrielle' tels que les définis Van Präet en 1989. Ainsi, bien que Davallon (1998) présente longuement les différences qui existent entre musée et exposition, différences principalement dues au cadre institutionnel dans lequel ces deux espaces se situent, nous appréhendons la muséologie dans son sens le plus large qui est la manière de présenter un certain sujet au public dans un lieu aménagé à cet effet. Entrent également dans ce cadre les expositions qui interviennent comme 'un interface qui paramètre l'accès aux informations. 265 '. Guichard (1990) va jusqu'à comparer l'exposition à «une association de média aux modes d'appropriation complexes 266 '. Dans une optique aussi large, l'exposition ou le musée possède le grand avantage de pouvoir s'inspirer de tous les moyens mis à la disposition, tant de l'éducation formelle que des diverses formes d'éducation informelle pour mettre en valeur le message qu'il ou elle veut véhiculer.

      Si nous voulons distinguer maintenant le musée de l'exposition, nous pouvons dire que le musée, de par ses fonctions de conservation et de recherche, est lié à une structure rigide. L'exposition, quant à elle, si elle nécessite un contexte de présentation, n'est pas forcément liée à un lieu précis. Elle peut être non seulement itinérante, mais également mobile (à l'exemple des 'Inventomobiles' de la Cité des Sciences/Paris). Cette façon de faire permet une intégration de l'exposition au sein de l'éducation formelle (présentation dans des écoles), ou lui permet d'interagir ou de compléter une autre formation, telle que celle proposée dans le cadre d'une entreprise, par exemple, ou d'une présentation publique (foire, stand de rue, etc.). Néanmoins, qu'il s'agisse de musée ou d'exposition, leur rôle culturel reste le même. D'une manière résumée, nous pouvons dire que les espaces muséaux offrent:

  • un lien entre le savoir savant et le grand public,
  • une approche interdisciplinaire d'un savoir,
  • un relais culturel et par là même une forme de démocratisation du savoir,
  • un lieu alliant détente et acquisition de connaissances,
  • une source d'informations participant à une formation autodidacte et continue de la population,
  • un complément à la divulgation du savoir scolaire en permettant d'accueillir des classes,
  • un but de sortie familiale ou d'entreprises,
  • un lieu de rencontres et d'échanges.

      Cette ouverture au monde, cette mobilité permet une approche interdisciplinaire qui offre au visiteur des angles différents pour aborder un même phénomène. En multipliant ainsi les points de vue, en permettant une meilleure compréhension de l'environnement quotidien, ils favorisent la prise de position (Guichard, 1996). En tant que lieux de négociation, ils participent à la formation de citoyens responsables (Girault & Guichard, 1996). S'éloignant définitivement de la 'muséologie de l'objet', et allant au-delà de celle de 'l'idée', une 'muséologie du point de vue ' se développe (Davallon 1992). La familiarisation avec des idées et des notions clés de certains domaines qui découlent de cette approche permet d'une manière très générale de 'sensibiliser aux retombées économiques, sociales, environnementales ou éthique de l'activité des sciences 267 '. Ce sont là tous les ingrédients pour permettre une nouvelle ouverture à la démocratie.

      Le concept de développement durable s'inscrivant dans un contexte principalement scientifique, nous tenons à rappeler que lorsque nous parlons de musées ou d'expositions, nous ne nous intéressons qu'à ceux touchant directement aux domaines des sciences et des techniques et que nous n'aborderons en aucun cas tout ce qui touche à l'histoire et aux arts, sans pour autant négliger dans la connaissance complexe le rôle que joue la perception des artistes envers des phénomènes sociaux tel que l'être face au développement durable 268 . Le musée et l'exposition scientifique "se donnent pour objectif de faire découvrir et de faire acquérir par un public une certaine quantité d'information sur un sujet donné. Ils se réfèrent toujours à un corps de connaissances qu'ils ont la charge de diffuser 269 '.

      Cette définition rappelle l'une des trois grandes missions généralement reconnues des musées d'aujourd'hui 270 : la médiation. Cette dernière, si elle a toujours été plus ou moins présente, a subi les modes et les influences des pédagogies qui se sont succédées au fil des ans. Un bref tour d'horizon nous permet de comprendre l'évolution de la muséologie qui a fait passer celle-ci de la seule présentation d'objets à celle de 'points de vue'.


1.2.6. Du savoir à l'action

J'essaierai de ne plus me comporter comme un délinquant
Rebelle, je payais pas le métro, fumais la gandja
Je réalise que le plus soumis à l'état c'était moi
Je copiais la télé par ce biais accentuais les clichés
Que les jeunes sont tous mauvais, apprenez
Que l'ennemi n'est pas forcément celui contre qui l'on se bat
Mais celui qui profite des dégâts, ouvre les yeux.

Bambi Cruz, 1999, Ouvre les yeux


1.2.6.1. Dépasser la notion de transfert

      Devenir acteur, dans le sens d'entrer en action, fait appel à différentes notions issues tant de la pédagogie que de la psychologie, voire de la psychanalyse. Que le lecteur se rassure, nous ne l'emmènerons pas dans des chemins aussi tortueux. Néanmoins, passer à l'action s'appuie souvent (mais pas toujours), sur une connaissance théorique, et dans tous les cas sur une motivation 271 . Dans l'idéal, il s'agit donc de trouver les mécanismes qui permettent à l'individu de transformer ces savoirs en une action concrète. N'est-ce pas d'ailleurs le but de tout enseignement, voire de toute éducation? En voulant préparer les enfants à devenir de futurs citoyens, épanouis dans une vie active, l'enseignant, tout comme les parents, n'ont-ils pas la prétention de permettre à l'enfant d'acquérir des savoirs et des connaissances qui lui seront nécessaires, utiles dans sa vie d'adulte?

      Le transfert, notion très en vogue actuellement dans les milieux pédagogiques, apparaît souvent comme une condition d'apprentissage, offrant des perspectives de transversalité disciplinaires (Meirieu, 1998). Le maître, quelle que soit sa discipline, envisage donc que ce qu'il enseigne soit reconnu, le moment venu, par l'individu et réutilisé hors de son contexte initial, en l'occurrence, scolaire. Car, comme le rappelle Develay (1998) le transfert de connaissances consiste en la capacité à réutiliser une habileté acquise dans des contextes différents. 'Une éducation qui ne placerait pas le transfert au coeur de ses préoccupations ne serait nullement émancipatrice, ce ne serait pas une éducation. 272 ' Mais cette vision du transfert se heurte aux limites du cartésianisme, de la découpe disciplinaire et de la gestion de l'évolution incessante de notre environnement au sens large. En effet, la notion de transfert s'appuie sur celle de 'déplacement', voire de 'transmission' (Petit Robert, 1987). Elle ne peut donc se concevoir qu'en lien avec un préalable connu (connaissance, compétence, savoir-faire, etc.). Or, si nous envisageons une éducation à l'environnement ou au développement durable, nous nous trouvons confrontés à un ensemble de paramètres qui, tout en s'appuyant sur des bases scientifiques 273  interdisent toute référence à un antécédent. Face à l'ensemble des facteurs qui caractérisent un système complexe (point 1.1.2.3.), ces domaines ne bénéficient d'aucune 'histoire' permettant d'y ancrer un savoir, quel qu'il soit. Tout est en perpétuelle mouvance, en recherche incessante de régulations et d'optimums (points 1.2.3.2. et 1.2.3.3.), dépendants d'un contexte spatial et temporel.

      Ces limites expliquent pourquoi la notion de transfert n'apparaît pas en tant que telle dans le modèle allostérique dans lequel nous nous situons. Giordan (Giordan & De Vecchi, 1994, Giordan, 1996, 1998) préfère utiliser les termes de 'mobilisation du savoir' qui conduisent à une mobilité de pensée. Cette approche dépasse la perspective d'une réutilisation de savoirs reconnus comme opérationnels, en faveur d'une créativité permettant un réajustement perpétuel dans des domaines en évolution. Néanmoins, cette créativité reste dépendante d'attitudes telles que la curiosité, le questionnement, et de compétences telles que la pose (et non la résolution) de situations problème. Ces facteurs entrent en résonance directe avec la métacognition, que Giordan (1996, 1998) préfère nommer 'savoir sur le savoir', paramètres limitant de la notion de transfert.

      Quelle que soit la formulation adoptée, l'important est que l'apprenant réinvestisse son savoir en sachant l'adapter. Cela demande d'être capable de reconnaître le similaire dans le différent, de se détacher de la réalité, de prendre du recul et de parvenir à une forme d'abstraction. Cette dernière permet une dématérialisation de l'objet ou de la connaissance qui libère ces derniers de leur contexte particulier. Néanmoins, pour y parvenir certaines conditions sont nécessaires.


1.2.6.1.1. Nécessité d'un médiateur

      Tout d'abord, il est reconnu que le transfert ou la mobilisation ne sont pas des capacités innées de l'individu. 'Espérer que les élèves effectueront sans que l'enseignant fasse quoi que ce soit pour le provoquer relève totalement de l'utopie. 274 ' Il s'agit donc pour l'enseignant d'aider les élèves à se distancier des situations d'apprentissage afin qu'ils perçoivent les mécanismes de celles-ci, leurs structures internes (Develay, 1998). Develay donne comme exemple de proposer aux élèves 'non pas qu'ils résolvent des problèmes, qu'ils rendent les devoirs que nous leur demandons, mais qu'ils proposent des sujets de problèmes à résoudre, des sujets de devoirs, dans l'optique de les aider à différencier l'essentiel et l'accessoire 275 '. Il est donc important, pour que le transfert ait lieu, que l'apprenant soit mis dans des situations qui le conduisent à rechercher des similitudes, à tracer des parallèles, des comparaisons, à extrapoler en se décentrant du contexte initial. Pour y parvenir, il doit pouvoir mobiliser des données qu'il conserve en mémoire. 'Pour augmenter les probabilités qu'un élève puisse avoir accès à une connaissance en mémoire, celle-ci doit avoir été décontextualisée et, en plus, elle doit avoir été mise en relation avec d'autres connaissances. L'organisation des connaissances constitue alors une autre condition incontournable pour que le transfert puisse se produire. 276 ' Le médiateur est nécessaire à tous les niveaux de cette mise en condition. Dans la situation idéale, il doit commencer par tenir compte des conceptions des apprenants. Les connaissant, il lui incombe d'offrir la meilleure situation pour l'apprentissage initial de la connaissance. Il lui faut donc perturber sans trop déstabiliser, dans l'idée 'de faire avec pour aller contre' (Giordan, 1994) et ainsi permettre à l'apprenant de dépasser ses conceptions. Ensuite, c'est encore à lui que revient la tâche indispensable de faire réfléchir l'apprenant sur les mécanismes internes de cet apprentissage en dépouillant ce dernier de son 'habillage' superficiel. Enfin, il doit encore donner la possibilité à l'apprenant de mobiliser ce savoir dans toutes sortes de situations plus ou moins éloignées du contexte initial de son élaboration.


1.2.6.1.2. Contextualiser - décontextualiser - recontextualiser

      La situation dans laquelle s'effectue l'apprentissage est extrêmement prégnante (Raynal & Rieunier, 1998; Rey, 1998) et l'individu a souvent de grandes difficultés à tracer des parallèles entre des structures similaires si l'environnement dans lequel se situe l'action nouvelle diffère trop de la situation initiale d'apprentissage. Or, 'transférer, c'est être capable de se lier et de se délier à des contextes, à des personnes, à des situations. C'est s'impliquer et se désimpliquer. C'est faire et parvenir à se regarder faire, c'est se dédoubler 277 '.

      Pourtant, nous l'avons vu précédemment, contextualiser un apprentissage donne du sens à celui-ci, en même temps qu'il motive les élèves sur un sujet qui, présenté de manière pertinente, lui donne une signification intrinsèque. En prenant des situations qui lui sont familières, l'apprenant a beaucoup plus de chances de comprendre les mécanismes en oeuvre. Les recherches en psychologie cognitive menées à ce sujet sont tout à fait éloquentes (Raynal & Rieunier, 1998). Néanmoins, pour que le transfert soit possible, l'apprenant doit pouvoir extraire la structure interne du problème, de la connaissance de son carcan contextuel, d'où l'importance de la métacognition. Ce n'est que dans ces conditions qu'il pourra repérer, sous un 'habit' différent, la similitude entre deux situations. Il faut donc commencer par contextualiser une situation dans sa phase initiale pour la rendre motivante à l'apprenant, condition sine qua non d'entrée dans l'acte d'apprendre (Giordan & De Vecchi, 1987, 1994; Giordan & Souchon, 1992; Giordan, 1998; Meirieu, 1998). Il faut ensuite que l'élève, aidé par l'environnement didactique proposé par l'enseignant, la décontextualise afin de n'en percevoir que la 'substantifique moelle'. Enfin, il faut que celle-ci soit recontextualisée de différentes manières, afin que l'élève s'habitue à la repérer, quelle que soit sa forme extérieure, son apparence.


1.2.6.1.3. Métacognition, une mobilisation particulière

      Pour qu'il y ait mobilisation, une série d'actions doivent être mises en place par l'apprenant. Percevoir les données, construire une représentation mentale de la structure en place, formuler des hypothèses, produire du sens, juger de la ressemblance entre deux situations, catégoriser, abstraire et activer les connaissances antérieures (Raynal & Rieunier, 1998). Partir de l'activité mentale menée au moment de l'apprentissage peut se révéler alors bénéfique. Cette mobilisation particulière des connaissances que l'on a sur soi-même et sur son propre fonctionnement interne peut, dans certains cas, s'avérer bénéfique. 'Qu'est-ce qui se passe dans ma tête lorsque j'apprends? Comment est-ce que j'apprends?' Cette métacognition (Giordan, 1996, 1998; Del'Guidice, 1998) consiste à prendre assez de recul par rapport à son propre apprentissage pour parvenir à réfléchir à la manière dont on accède à certains apprentissages, à certaines connaissances.

      Cette faculté correspond à ce que Develay (1998) met sous la notion même d'apprentissage. 'Apprendre, c'est comprendre comment on a appris, c'est parvenir à se déprendre des contextes vécus, tant au plan cognitif qu'affectif, dans le but d'accroître sa lucidité à confronter des situations diverses. 278 ' Si cette faculté est importante dans la possibilité qu'elle offre à l'apprenant de faire abstraction du contexte de production, nous pensons néanmoins qu'elle n'est pas indispensable à l'acte d'apprendre, même si elle le facilite grandement. Performante dans des approches purement théorique, elle peut même s'avérer catastrophique dans l'apprentissage de gestes pratiques. Qui n'a pas fait l'expérience de ces gestes intuitifs (dans un sport, en musique, dans l'utilisation d'un outil, etc.) qui, une fois passés au crible de la réflexion deviennent si difficiles, voire impossibles à exécuter ou même à refaire?

      Par contre, il faut relever que la métacognition offre une approche différenciée pour chaque individu. Elle oblige à tenir compte de la multiplicité des logiques mises en oeuvre, du flou qui leur sont sous-jacentes, 'construites à partir de son expérience, moins efficaces certes pour traiter les problèmes (...) de la logique formelle mais mieux adaptées au monde complexe qui l'entoure et auquel il a appris à répondre depuis sa naissance en produisant des systèmes d'interprétation, c'est-à-dire du sens et des significations. 279 ' La métacognition, forme dérivée de la mobilisation des savoirs, impose donc un dépassement de la simple notion de transfert.


1.2.6.1.4. De la mobilisation à la création

      La mobilisation, tout comme le transfert se retrouvent dans toutes sortes de métaphores ou de modèles qui, souvent, sont de magnifiques aides à penser. La bionique est un exemple tout à fait parlant de ce que peut devenir le transfert. S'attachant aux particularités visibles d'éléments biologiques (structures, procédés, mouvements, etc.), elle a su transposer des aptitudes développées par certains organismes vivants à des adaptations techniques ou technologiques.

      La physionique, principe développé par Giordan (1995), s'inspire quant à elle de la notion de mobilisation. Dépassant le simple transfert, elle se préoccupe des processus, de l'organisation, de l'évolution et plus particulièrement de la communication, mécanismes physiologiques inhérents au vivant. Elle ouvre ainsi les portes de la compréhension des principes de tri et de hiérarchie de l'information, du traitement de celle-ci et permet de mieux cerner ce que signifie la notion de système, notamment en travaillant sur la gestion des antagonismes. Ce faisant, elle offre des pistes de réflexions, des modes de raisonnement, des lois, des principes, etc., tout un ensemble de paramètres favorables à une approche de la complexité. Ainsi, bien que s'inspirant de processus existant dans le monde biologique, elle met en évidence certains principes physiologiques similaires à certaines situations sociétales, notamment les principes de régulation, mais tient aussi compte des différences qui rendent la seule transposition inconcevable, voire impossible.

      Nous pouvons ainsi dire que, tant le transfert que la mobilisation peuvent favoriser la création. Néanmoins, le transfert a besoin de modèles réels sur lesquels s'appuyer, alors que la mobilisation envisage la création d'un véritable réseau sémantique qui permet à l'apprenant d'envisager des solutions hors-contexte, hors-cadre, en cherchant dans des domaines qui, a priori, n'ont aucun lien avec le problème posé.

      Cette création à partir de reconnaissance de similitudes apparaît spontanément dans le principe de 'l'énaction' (Varela, cité par Raynal & Rieunie, 1998). 'Le concept d'énaction est intéressant dans la mesure où il donne un nom à une activité de l'esprit que chacun d'entre nous a expérimentée, la capacité à faire émerger du sens à partir d'un ensemble de stimuli qui n'en contient à priori aucun, la capacité à poser les questions pertinentes. 280 ' Pour Dupuis (1998), le transfert, tout comme la mobilisation, suppose toujours une forme de création puisqu'il 'suppose une reconfiguration permanente de facultés mentales qui se construisent dans une dialectique créatrice où s'articulent découverte de régularités et prise en compte des spécificités 281 '.

      Approcher les notions de transfert ou de mobilisation par la création qu'elles sont censées amener montre bien les limites que tout enseignant rencontre avec ses élèves. Si certains enfants perçoivent facilement les mécanismes de transposition, voire de re-création dans certaines situations, ils n'y sont pas sensibles dans d'autres. Il ne s'agit donc pas seulement d'une attitude de l'enseignant ou de la pédagogie utilisée, même si ces éléments clés sont absolument indispensables. Parvenir à créer à partir du transfert ou de la mobilisation de connaissances demande un très haut niveau d'abstraction. Or, attribut d'une pensée formelle très évoluée, voire d'une pensée post-formelle (Hougardy, 1999), celle-ci ne peut pas forcément être l'apanage de tout un chacun. Enfin, comme dans toute situation de création, il s'agit avant tout d'une affaire de motivation.


1.2.6.1.5. De la mobilisation à la motivation à mobiliser

      'Il ne suffit pas de pouvoir intellectuellement transférer une compétence, il faut encore le vouloir. 282 ' Nous avons déjà relevé quelques indications sur la problématique du passage qui conduit à l'action aux points 1.1.3.4. et 1.1.3.6., lorsque nous avons abordé les difficultés que rencontre la communication publique. Nous y avons mentionné le fait qu'un apport de connaissances ne suffit pas pour que l'individu entreprenne une action, si celle-ci nécessite un effort de sa part (changement d'habitude, de comportement, etc.). Le passage du savoir à l'action est donc, avant toute chose, une affaire de motivation. Ainsi, même si on parle du transfert ou de la mobilisation comme de données relevant typiquement de la pédagogie, 'on ne peut aborder cette question sans redire que ce sens dépend de la seule décision du sujet. Mais parler de 'décision', c'est peut-être trop dire, c'est donner une allure trop consciente, trop contrôlée, trop délibérée à un processus qui relève de forces plus profondes et plus obscures. 283 '

      Ainsi, malgré un nombre très impressionnant de recherche sur le sujet, 'aucune science ne peut se prévaloir d'avoir dévoilé les secrets de la motivation 284 ' nous dit Dortier (1999). Après un bref aperçu de certains mécanismes qui lui sont sous-jacents, nous partirons d'observations faites dans plusieurs champs d'application pour nous donner une idée des principaux facteurs qui permettent d'influencer un comportement et ceux qui entrent dans la décision d'un individu à s'engager dans une action, telle que nous le souhaitons vis-à-vis du développement durable.


1.2.6.2. D'induire un comportement à favoriser une action

      'La motivation est habituellement définie comme l'action des forces, conscientes ou inconscientesÿ qui déterminent le comportement. 285 ' Ou encore: 'La motivation est le processus qui fait naître l'effort pour atteindre un objectif et qui relance l'effort jusqu'à ce que l'objectif soit atteint. 286 ' Ces définitions font toutes deux référence à la conséquence pratique de la motivation, qui est une certaine forme d'activité. Pourtant, nous pouvons dégager de ces définitions des conceptions fort différentes de cette dernière. Dans la première définition, elle correspond à une réponse comportementale à un environnement ou à une situation donnée. La deuxième, par contre, définit la motivation comme un processus, une démarche où la volonté de l'individu est indispensable.

      Cette distinction nous semble primordiale dans le sens où nous nous référons, dans un cas, à un "comportement", terme consacré par l'auteur lui-même (Houssaye, 1994) qui, si nous reprenons la définition du "Petit Robert" (1987), correspond à "l'ensemble des réactions objectivement observables". Le terme même de réactions corrobore celui de réponse utilisé ultérieurement. Dans l'autre cas, la définition se rapporte à la notion "d'action", c'est-à-dire une "manière d'agir sur quelque chose ou sur quelqu'un" en vue de "produire un effet" (Petit Robert, 1987). La dimension volontaire y est donc présente, l'objectif, le but en est un élément fort 287 .

      Pour parler de l'action, il faut se rappeler qu'agir ou "être actif, c'est se constituer comme sujet, maître de sa conduite, réussir à se déprendre du contexte et organiser ses gestes en fonction d'un objectif à atteindre et selon un programme délibéré; c'est refuser l'assujettissement, être capable de se mettre à distance, définir posément les conditions du problème et sa solution, calculer les moyens de la réalisation et mettre celle-ci en oeuvre. 288 " Cette définition correspond à l'attitude idéale, voire idéalisée du citoyen. Elle ne peut donc souffrir aucune conduite qui ne soit libérée de toute contrainte extérieure ou intérieure. Par contre, pour s'affranchir si parfaitement des contraintes qui conditionnent le comportement, l'action doit bénéficier d'un ensemble de paramètres qui la stimulent, la soutiennent, l'encouragent afin qu'elle puisse faire son apparition et perdurer. C'est dans ce sens que nous pensons qu'il est possible de favoriser l'action. Car l'action telle que nous l'envisageons "est plus qu'un simple événement (ce qui m'arrive); elle laisse entendre, au contraire, quelque chose que je fais arriver. (...) Agir, c'est avant tout vouloir faire quelque chose" 289 . Si nous devons rester vigilants à cette différence fondamentale entre comportement et action, nous postulons que l'induction d'un comportement n'est pas antinomique à l'action autonome, voire qu'elle peut être un facteur déclenchant permettant à l'individu d'accéder à celle-ci.

      Partant de cette dichotomie dont la plupart des éléments interagissent, nous allons relever les différents facteurs qui, souvent, confinent l'action à un simple comportement et l'empêchent de se développer d'une manière tout à fait personnelle. Nous restons vigilants au fait que, dans une telle approche, la frontière entre comportement et action reste floue et fragile, à l'instar de celle qui existe entre la volonté de manipuler les comportements, et celle de responsabiliser l'individu afin qu'il opte par lui-même pour une attitude citoyenne, comme nous l'observions déjà dans l'approche que nous avons faite de la liberté individuelle (point 1.1.3.13.).


1.2.6.2.1. Influence des "besoins" sur le comportement

      Depuis plus d'un siècle, des chercheurs tentent de comprendre les mécanismes sous-jacents à la motivation qui détermine l'adoption ou non d'un comportement. Tantôt liée à des facteurs physiologiques (la régulation des besoins "primaires") (Cannon, 1932; Lorenz, 1970), à des pulsions 'archaïques le plus souvent inconscientes' (Freud, 1905), à des pulsions apprises par association et conditionnement (Hull, 1951), théorie qui conduit au conditionnement pavlovien à la base du béhaviorisme (Skinner, 1968), la motivation est avant tout appréhendée dans une optique déterministe de réponse à un besoin où la psychologie consciente de l'individu n'intervient que peu ou prou. Le pouvoir de décision de l'individu n'apparaît que de manière accessoire puisqu'il est soumis à des lois de régulation indépendantes de sa volonté propre.

      Avec la 'pyramide des besoins' établie par Maslaw (1954), de nouveaux aspects, plus intrinsèques à la personne, tels que l'estime ou la réalisation de soi, font leur apparition. Néanmoins, ces facteurs sont assimilés à des besoins et, en tant que tels, conservent un statut d'exigences sur lesquelles la volonté personnelle n'a que peu d'impact, voire est carrément exclue.

      

Tableau I/XIX : La pyramide des besoins d'après Maslow

      Bien que nous sachions aujourd'hui que cet ordre hiérarchique de l'assouvissement des besoins ne fonctionne pas, cette approche a permis de développer l'aspect psychosocial de la motivation. Murray (1967) va principalement mettre en évidence le 'besoin d'accomplissement' qui se traduit par une volonté de réussir dans un domaine socialement valorisé (école, travail, sport, etc.). Le regard d'autrui apparaît donc souvent comme l'une des sources les plus importantes de l'adoption d'un comportement.


1.2.6.2.2. Influence de facteurs psychologiques sur le comportement et l'action

      Dans la réalité quotidienne, nous ne pouvons faire abstraction du fait que le comportement, tout comme l'action, peut être envisagé comme une stratégie mise en place par l'individu pour atteindre certains buts qui s'inscrivent dans ce que Bourdieu (1994) appelle l'expérience temporelle individuelle.

      Ces buts peuvent être divisés en deux catégories, les 'buts de maîtrise' et les 'buts de performance' (Thill, 1998), tous deux se faisant dans l'optique d'atteindre un certain résultat. La principale différence entre ceux-ci provient de l'atteinte ou non à l'image de soi. 'Les buts de maîtrise (par exemple, acquérir de nouveaux savoirs) ont des effets très favorables sur les attitudes, la persévérance et les performances. La mise en oeuvre de tels buts présente en outre une faible menace pour l'estime de soi. En revanche, les buts de performance suscitent une menace pour l'estime de soi car ils engagent le sujet dans un processus de comparaison sociale qui peut s'avérer défavorable. 290 ' Thill (1993) ajoute que la quantité d'effort consenti par l'apprenant va dépendre non seulement de la confiance qu'il a en lui-même et en ses capacités, mais également de la valeur qu'il octroie au(x) but(s) à atteindre. Cette "valence", telle que Lévy-Leboyer (1999) nomme cette relation personnelle qui s'établit entre objectifs, voire "récompenses" à atteindre et individu, varie "en fonction de son âge, du développement de ses activités, de sa situation familiale, etc. Et ce qui a pu le motiver à un moment donné peut très bien perdre tout attrait quelques années plus tard" 291 .

      A ces deux dimensions, Levy-Leboyer (1999) ajoute la notion "d'instrumentalité", qui consiste en la balance entre coût et bénéfice. Ce lien doit être perçu comme "équitable" par la personne qui fournit l'effort, cette équité étant évidemment en relation directe avec la "valence" perçue. Une telle approche concerne plus particulièrement les cas où le but est assigné par une instance extérieure et n'est donc pas intrinsèque à l'individu. Cette approche de la motivation, très 'rationnelle' et presque 'quantifiable', a des limites que les vendeurs ont su, de tout temps, exploiter à leur profit. En mettant un produit très bon marché en vitrine, le commerçant attire des acheteurs dont la probabilité qu'ils entrent dans le magasin, au départ, était très faible. C'est l'exemple que Thill et Vallerand (1993) donnent pour expliquer que lorsqu'un individu effectue un choix 'il reproduit souvent des conduites passées plutôt que de considérer la valeur potentielle et les chances de succès de chaque situation 292 '.

      Néanmoins, si une telle stratégie se calcule en fonction de la perception d'une "grandeur", d'un "coût" et d'un "bénéfice" (Moles, 1972), elle n'est applicable que dans les cas où l'objectif est donné par une tierce personne ou du moins lorsque celui-ci est clairement défini par l'acteur. Or, Bourdieu rappelle que dans la plupart des cas, aucune intention, aucune volonté ne préside à cette tactique. Elle n'est donc que rarement identifiée ou reconnue comme telle par l'acteur lui-même et de ce fait ne peut être considérée comme une véritable stratégie. En suivant l'approche de Bourdieu, nous pouvons dire que le projet se définit alors en tant que possible dans un futur projeté, donc fortement dépendant de facteurs rendant le résultat aléatoire, ou dans un futur "quasi présent" dont les bénéfices ne sont pas forcément liés à l'atteinte des objectifs fixés, mais à la réalisation même de l'action.

      L'importance du facteur "temps", non seulement passé, mais principalement futur, est déjà relevée par Nuttin (1980, 1987) dont Feertchak (1998) traduit ainsi la pensée: "Le concept d'anticipation est insuffisant; nous ne nous contentons pas de concevoir l'avenir sur la base d'événements stockés dans notre mémoire. Il nous faut être capables de nous détacher du présent: nous sommes alors capables de nous orienter vers le futur, c'est-à-dire vers un état de choses qui n'existe pas encore. 293 " De plus, "ne voir dans l'homme qu'un être qui calcule et négocie au mieux ses intérêts, c'est oublier que "toutes nos actions (...) peuvent se lire comme un jeu subtile entre valeurs et intérêts 294 ".


1.2.6.2.3. Influence du déterminisme socioculturel sur le comportement et l'action

      Bronckart (1999) rappelle que pour Piaget (1974), "les phénomènes mentaux et/ou conscients ont un fonctionnement relevant d'une «logique d'implication», et plus précisément d'enchaînements d'«implications signifiantes», régis par des valeurs ou normes sociales 295 ". Ces facteurs, intentionnels ou non, font partie des déterminismes socioculturels qui influencent voire conditionnent le comportement. Parmi ceux-ci, les " habitus " que Bourdieu (1994) définit comme "des principes générateurs de pratiques distinctes et distinctives  296 ". Ces habitus dépendent des champs sociaux (scientifique, artistique, bureaucratique, politique...) lesquels déterminent des centres d'intérêts et donc les valeurs qui leur sont spécifiques (Bourdieu, 1994). Ainsi, certaines revendications ou querelles paysannes vont paraître futiles, voire ridicules aux yeux d'un magnat de l'industrie ou d'un banquier, par le simple fait que leurs esprits ne sont pas structurés conformément aux structures du champ social paysan. Ce même type de phénomène se retrouve également dans les incompréhensions que l'on peut constater entre gens de cultures différentes.

      Ces champs sociaux déterminent également ce que Bourdieu appelle des "intérêts symboliques" qui poussent à entreprendre des actions, simplement parce que le champ social auquel l'individu appartient "l'exige". Ces intérêts se fondent sur un ensemble de repères partagés par les agents sociaux d'un même champ et qui forment le "capital symbolique". "Le capital symbolique est un capital à base cognitive, qui repose sur la connaissance et la reconnaissance. 297 "

      Bronckart (1999) met un accent tout à fait particulier sur ces facteurs, montrant la dimension "morale-sociale" des implications signifiantes, qui relèvent plus d'un "devoir-être" que d'une nécessité intrinsèque à l'individu. Bien qu'accordant à l'acte langagier une place que nous n'aborderons pas ici, la théorie vygotskienne avance l'idée que c'est par l'action humaine (en l'occurrence évaluée par le langage) que peut émerger une logique d'implication de significations (Bronckart, 1999). Cette position se comprend d'autant mieux que, pour Vygotski, "il n'y a pas d'un côté une «psychologie sociale» en elle-même étrangère aux individus et de l'autre une «psychologie individuelle» en elle-même étrangère à la société" 298 .

      Il ne faut pas oublier non plus les aspects irrationnels tels que la passion qui, bien qu'elle soit un puissant moteur de l'action, induit une dimension d'assujettissement (Châtelet, 1972) et transforme celle-ci en une réaction, réponse à une stimulation précise. Prenant appui sur la théorie des émotions de James, Vygotski pense que la cause (consciente ou inconsciente) d'un sentiment provoque une réaction comportementale qui, elle-même, va déclencher une émotion consciente. "Dans cette optique, le sentiment conscient est un réflexe de réflexe, ou un réflexe secondaire qui, (...) une fois en place, constitue lui-même un excitant susceptible de déclencher de nouvelles réactions internes (...). 299 " Pour nous, ce sentiment étant du domaine du conscient, il permet de dépasser le stade précédent de réaction comportementale pour entraîner l'individu dans une véritable action et non plus une simple réaction ou réflexe. Bien que dans l'approche vygotskienne les finalités de ce système sont avant tout externes et répondent à un environnement social, il nous paraît intéressant de relever que c'est la mise en place d'un comportement qui mène à l'action consciente et non le contraire.

      Les paramètres de l'action se situent donc au carrefour du déterminisme individuel et collectif, de l'être, du paraître, du pouvoir, du vouloir, du savoir et de l'avoir, dimensions en perpétuelle interaction, sur lesquelles agissent des facteurs contextuels et temporels.


1.2.6.2.4. Motivation dite "personnelle"

      Les limites cognitivistes et psychosociales que nous venons d'évoquer nous montrent bien que la motivation ne se situe ni uniquement à l'intérieur de l'individu, ni totalement à l'extérieur, mais entre ce dernier et son environnement (Nuttin, 1985).

      Cette approche est clairement exprimée à travers le schéma que propose Giordan (1992). Une série de paramètres sont intrinsèques à l'apprenant. Sur ces paramètres, le contexte extérieur ne peut avoir qu'une influence toute relative, même si, par moment et suivant les individus, elle peut être décisive. Les perceptions et les attentes à l'égard des événements qui lui arrivent sont les clés de la motivation personnelle (Vallerand & Thill, 1993) et participent au fait que celle-ci n'est souvent pas unique mais multiple (Nuttin, 1985). Il faut donc voir dans la motivation que nous appelons "personnelle" l'action de l'ensemble de ces paramètres, plus ou moins intégrés par l'individu en question. "L'essentiel c'est que la motivation se rapporte à quelque chose qui soit intrinsèque à l'acte même en question . (...) Nos actes sont motivationellement sur-déterminés, c'est-à-dire que plusieurs motifs y concourent en même temps. On peut donc s'attendre à ce que, quelquefois, un acte soit motivé de façon intrinsèque et extrinsèque en même temps. 300 "

      

Tableau I/XX : Facteurs intervenant sur la motivation

Giordan (1992)

      En faisant référence aux 'pulsions archaïques', en parlant de l'influence de la passion, de celle des perceptions, de l'impossibilité à hiérarchiser les besoins, pour ne citer que ces quelques exemples, nous effleurons le domaine de la psychanalyse. Bien que nous soyons conscients de l'intérêt et de l'importance de la réflexion qu'une telle approche apporte dans le domaine de la motivation, nous avons volontairement choisi de ne pas développer cet aspect particulier. Notre travail cherche avant tout à mettre en évidence les facteurs sur lesquels un environnement didactique peut intervenir pour favoriser la motivation et le passage à l'action. Les facteurs psychanalytiques étant, par définition, du domaine de l'inconscient, nous estimons qu'aucune action véritable, en dehors d'une relation thérapeutique, ne peut être mise consciemment en oeuvre pour intervenir sur ces derniers.

      A titre d'exemple, si nous nous penchons sur les raisons qui poussent les militants à s'engager de façon active dans un mouvement politique, nous constatons que leurs motivations n'ont souvent pas grand-chose à voir avec l'idéologie soutenue par le parti. Une personne peut s'enrôler parce qu'elle y voit un moyen de quitter l'emprise familiale, de se sentir investie d'une responsabilité, d'appartenir à un groupe qui la reconnaît ou de vouloir suivre une ou des personnes appréciées, voire "modèles" (Bourdet, 1976). Erbes-Segin (1969) va jusqu'à comparer le militant à un apôtre, autre mouvement où l'action est primordiale. Dans l'apostolat comme dans le militantisme, il existe une croyance de "changer la vie" et une conviction que tout le monde doit participer à ce projet. Cette "conviction vient d'une non acceptation du monde tel qu'il est 301 ". Nous ajoutons à cette citation que cette conviction vient, non seulement d'une non-acceptation, mais aussi d'une non-adaptation au monde tel qu'il est. Cette idée rejoint celle de Morin (1991) lorsqu'il affirme que les personnes les moins imprégnées culturellement sont souvent à l'origine de grands mouvements de pensées. Pour lui, le décalage socioculturel, autant que les problèmes familiaux, etc., permet à l'individu d'avoir un regard critique et par obligation extérieur sur cette culture où il a de la peine à s'intégrer.

      Par ces quelques exemples, nous voyons que "la motivation n'est pas avant tout un processus de déclenchement. Son rôle principal consiste dans une régulation continue et une direction active du comportement. En dirigeant et coordonnant différentes opérations vers un objet-but, la motivation transforme une série de réactions segmentaires en une action significative 302 ". La stimulation issue des interactions qui s'établissent entre l'individu et son environnement sont donc le point de départ de toute action humaine (Nuttin, 1985).


1.2.6.2.5. Motivation personnelle face à l'action collective

      Le militantisme politique a ce double aspect qu'il s'agit d'une volonté individuelle mise au service d'une action menée de manière collective dans un but (allégué) de mieux être social. Bien que nous ne cherchions pas à transformer tous les citoyens en "militants du développement durable", avec cet engagement personnel en faveur d'une cause collective, nous touchons au coeur même de notre problématique, puisque le militant affiche (sans que cela soit toujours le cas..) un dépassement de son propre intérêt personnel en faveur d'une "noble cause". Néanmoins, une telle attitude s'explique de plusieurs manières. Nous avons déjà mentionné que des facteurs tout à fait extérieurs à l'action elle-même entrent dans les motivations d'un individu à s'investir dans une action militante. D'autres motifs peuvent paraître plus cohérents avec le type d'action menée peuvent également être cités. Par exemple, certains militants s'engagent parce que l'idéologie proposée correspond à leurs convictions altruistes. Nuttin (1985) rappelle que cette manière d'aller vers l'autre "pour l'autre", dans une certaine forme d'amour du prochain contribue au propre épanouissement de l'individu. "Dans le cadre de certaines conceptions de soi, c'est la voie altruiste ou même l'abnégation de soi-même qui est la voie par excellence du développement personnel. 303 " Il s'agit donc d'une forme d'égoïsme puisqu'en fin de compte, c'est son propre équilibre qui est recherché.

      Cet égoïsme apparaît de manière beaucoup plus marquée lorsque l'on s'intéresse aux personnes qui soutiennent une idée, sans pour autant s'engager dans un mouvement militant. Ainsi, la plupart des individus partagent la conviction qu'on ne peut laisser s'empirer certains des grands problèmes qui touchent à l'ensemble de la planète (pollution, désertification, famine, diminution de la biodiversité, etc.), mais peu d'entre eux participent de manière active à diminuer effectivement la part que, personnellement, ils prennent à cette situation (Nuttin, 1985). Nuttin explique cette attitude par le fait que "personne ne semble suffisamment motivé à s'imposer effectivement ce sacrifice. Le sacrifice dans la vie de chaque individu est fort réel, alors que la conséquence de l'acte personnel est perçue comme insignifiante dans la totalité du problème à résoudre 304 ".

      En plus de ce calcul 'coût - bénéfice' qui n'apparaît pas rentable à l'individu, celui-ci occulte son aspect 'social' et ne perçoit que son individualité. Celle-ci accroît la perception de l'impuissance de l'acte individuel face à l'importance de la masse, sans permettre de reconnaître la place que peut occuper la synergie des efforts, dès qu'ils deviennent collectifs.

      En faisant appel à un parti ou à une organisation, le militant évite de tomber dans cette problématique. Entouré de personnes partageant les mêmes convictions que lui, son action s'inscrit dans la continuité d'un processus qui lui procure l'assurance que son action ne sera pas isolée et aura donc un certains "poids" au niveau de la société. En effet, par l'adhésion à une cause, le militant fait également appel à ce que Nuttin (1985) appel un "organisme supra-individuel", c'est-à-dire à une institution sociale, politique ou non gouvernementale dans le cas des ONG, qui coordonne les actions de manière à les rendre collectives. En même temps son appartenance lui offre la possibilité de faire reconnaître son action en tant qu'action individuelle favorable à l'ensemble du groupe ou du moins de son idéologie, ce qui contribue à son besoin de reconnaissance, et d'estime de soi.


1.2.6.2.6. Limites de l'action individuelle

      Le problème de la motivation se situe donc bien dans la relation qui s'établit entre l'objectif recherché et les moyens qu'il faut investir pour y parvenir. En réponse à cette motivation, l'action individuelle n'est envisageable que si cette intervention a des chances de réussir (Gauquelin, 1972; Châtelet, 1972) Les situations trop complexes, trop éloignées des capacités que l'individu se reconnaît, voire insolubles pour lui, provoquent un découragement, une profonde démotivation. Gauquelin (1972) va même jusqu'à dire qu'un tel contexte peut conduire à la névrose.

      La création par les individus eux-mêmes, regroupés dans un système social, de réglementations institutionnelles, serait la réponse presque instinctive de l'ensemble des humains à l'impuissance de l'action individuelle non coordonnée (Nuttin, 1985). Toujours pour Nuttin, une action directe sur la motivation personnelle ne permet donc pas d'atteindre des buts visant à un mieux-être collectif. Néanmoins, en prenant l'exemple de la pollution liée à l'utilisation de la voiture, cet auteur préconise "qu'une action complémentaire doit avoir pour but de mettre en évidence le caractère de réalité dans la perception des conséquences néfastes de la situation actuelle, afin d'augmenter la désirabilité du but poursuivi. En effet, l'intensité de la motivation pour l'acte-moyen dépend de la désirabilité du but et la probabilité d'atteindre ce but par le moyen stipulé" 305 . Il convient donc de souligner les moyens qui permettent cette stimulation de la motivation en vue d'augmenter cette désirabilité d'atteindre un but visant à un mieux-être collectif.

      Enfin, nous retrouvons dans ces limites le principe d'incertitude développé au point 1.2.3.1.2. Ce principe intervient clairement dans l'écologie de l'action. 'Dès qu'un individu entreprend une action, quelle qu'elle soit, celle-ci commence à échapper à ses intentions. Cette action entre dans un univers d'interactions et c'est finalement l'environnement qui s'en saisit dans un sens qui peut devenir contraire à l'intention initiale. 306 ' La non-gestion de ce principe d'incertitude peut donc amener à la non-action, par peur de cette non maîtrise, mais également parce qu'elle procure une 'bonne excuse'. Etre réaliste au sens complexe peut, au contraire, amener à l'action, car 'comprendre l'incertitude du réel, (c'est) savoir qu'il y a du possible encore invisible dans le réel 307 '.


1.2.6.3. Favoriser l'action: de la théorie à la pratique

      Les recherches les plus récentes tentent de déterminer les 'conduites d'accomplissement' (Bourdieu, 1994), celles qui permettent à l'individu de passer d'une motivation "passive", par exemple, un accord de principe pour défendre une idée, à une attitude active qui relève du "passage à l'acte". Tout en tenant compte des facteurs que nous avons vus auparavant, quelles stratégies sont mises en place dans les différents secteurs où l'action est recherchée? A travers des exemples tirés de la publicité et du marketing, de l'éducation scolaire, du monde du travail et de l'éducation des patients, nous allons tenter de cerner les principales stratégies reconnues comme favorables à l'envie d'action.


1.2.6.3.1. Utilisation des connaissances sur la motivation par la publicité et le marketing

      Profondément inscrite dans une société et une culture, travaillant tant à travers l'inconscient, le "capital collectif" (Bourdieu, 1994), que la psychologie de l'individu, la publicité, qu'elle soit télévisée, radiodiffusée, véhiculée par affiches ou directe, telle qu'elle se pratique par l'intermédiaire de la poste, du téléphone ou de stands, bénéficie d'une audience très large et a su s'imposer magistralement dans nos sociétés industrialisées. Bien que typée en fonction du public cible auquel l'objet ou l'idée à 'vendre' est destiné, elle est visible partout et par tous et touche ainsi un public hétéroclite sur lequel nous ne possédons que très peu d'information sur son incidence. Elle ne demande pratiquement aucun effort au consommateur puisque c'est elle qui va à sa rencontre et ne suppose aucun investissement financier direct de la part de celui à qui elle s'adresse. Ces critères qui définissent la publicité répondent parfaitement aux limites émises par la plupart des personnes qui avouent ne pas être prêtes à investir ni temps ni argent en faveur du développement durable ou d'une cause similaire (Nuttin, 1985 308 ) et qui réclament par conséquent une information 'prédigérée', type 'mode d'emploi' qui leur évite tout effort.

      Si on sait aujourd'hui que 'la publicité fait vendre, on ne sait toujours pas précisément ce qu'elle fait acheter 309 '. Cet adage, bien que datant d'une vingtaine d'années, n'a pas encore été véritablement réfuté. Il continue de s'appliquer tout autant à la consommation de biens que de messages. Reconnue comme 'force tranquille' par les uns, (Barthélémy, 1983) son manque d'efficacité est relevé par les autres (Lendrevie, 1983; Raffarin, 1983). Néanmoins, bien que l'impact réel de la publicité n'ait pas encore pu être déterminé de manière précise, trop de facteurs ne pouvant être maîtrisés, nous savons par l'observation quotidienne qu'elle utilise pratiquement toutes les méthodes qu'ont mises à jour les recherches sur la motivation et que par ce biais, elle participe grandement aux phénomènes de mode et donc à l'influence des comportements (Ewen, 1977; Cathelat, 1992). Cet état de fait explique d'ailleurs les sommes souvent pharamineuses investies par les entreprises dans ces actions.

      * Stratégies de la publicité

Je passe mes journées à le dire.
Nous sommes des enfants de la télé,
mais je suis persuadé d'une truc,
nous sommes aussi des enfants de la pub.

Publicité TF1, novembre 1999

      On explique souvent la réussite du phénomène publicitaire par la psychologie objective issue des expériences de Pavlov, ainsi que par 'des reconstructions imaginaires de sociologie historique. (...) Si le chien salive, si le consommateur désire, si le militant manifeste, c'est en fonction des images que chacun construit sous son crâne; l'image, dite de marque, passe pour faire l'unique objet des soins du publicitaire, même en politique 310 '. Ewen (1977), quant à lui, explique ce que les milieux publicitaires appellent 'étude de motivation' par une sorte de 'psychologie à rebours: au lieu de faire parler le patient, on lui parle; au lieu d'interpréter rationnellement ses rêves, on cherche à programmer ses fantaisies. 311 ' Le même auteur insiste sur l'utilisation du prestige social en tant qu'instinct fondamental de l'homme dans le message publicitaire. C'est la raison pour laquelle les critères de "beauté", d'"avoir", de "parure" et de "jeu" sont encore et toujours des valeurs sûres pour la promotion tant d'un produit que d'un service.

      Quelle que soit l'approche psychologique sur laquelle s'appuie le message, la publicité s'organise autour de stratégies diverses qui évoluent en fonction non seulement des besoins du marché, mais également de l'évolution de la société. Le traditionnel code AIDA, qui signifie:

  1. Attirer l'Attention
  2. Susciter l'Intérêt
  3. Eveiller le Désir
  4. Mener à l'Achat

      est revisité en fonction de ces critères de besoins et de modes sociétales. Néanmoins, un certain nombre de techniques perdurent. Par exemple, l'affirmation reste, pour les publicitaires, le meilleur moyen de convaincre de la valeur d'un produit (Barthélémy, 1983). Dans sa 'Théorie de la proximité', Claude Marcus (cité par Lagneau, 1983) affirme que, plus le consommateur est sur le point d'acheter, plus l'information doit être précise. La séduction doit également faire partie intégrante de l'information (Lagneau, 1983). C'est la raison pour laquelle, dans la publicité, l'image supplante l'écrit et que le clin d'oeil et l'humour y sont très prisés (Lendrevie, 1983). Le texte publicitaire se doit également d'être court, avec un slogan percutant. Le sens y est souvent suggéré, et l'utilisation de métaphores ou de symboles y apporte une simplicité tout à fait bénéfique pour la mémorisation du message. Dans la même optique, une information comme des résultats de laboratoires ont moins d'impact que l'aspect même du produit (Tuvée, 1983). Mais l'aspect visuel, même s'il reste fondamental dans l'approche publicitaire (80% environ de nos informations proviennent du sens visuel) n'est pas le seul facteur de réussite. La technique de marketing qui accompagne toute promotion est primordiale pour l'efficacité de la transmission d'un message.

      En ce qui concerne cette dernière, nous ne pouvons omettre ce que Lendrevie (1983) appelle 'la première règle universelle' de la réussite publicitaire. Si la répétition d'un message monotone fait disparaître l'objet du champ de conscience pour le diluer dans l'environnement des sensations (Morgensztern, 1983), la continuité dans l'effort de persuasion est indispensable, tout en faisant varier l'expression publicitaire du message pour ne pas lasser le consommateur. 'Il y a beaucoup de campagnes trop courtes mais il y a aussi des campagnes qui, apparemment, se prolongent sur plusieurs années, mais qui ne sont, en réalité, qu'une mosaïque d'actions différentes, soit parce qu'on veut s'adresser à toutes les cibles possibles, soit parce qu'on modifie trop souvent les cibles ou les axes de communication. Il ne s'agit là que d'une simple -mais grave- erreur technique. (...) Les autres insuffisances que l'on peut noter dans la pratique publicitaire des Administrations se situent au niveau du choix des médias et de la création. Ce sont là des problèmes souvent particuliers aux campagnes publiques. (...) Bien souvent, la médiocrité des campagnes n'est que la conséquence de la volonté d'éliminer tous les risques à tous les niveaux. (...) On ne peut pas traiter de sujets aussi importants et impliquants en faisant une création moyenne pour citoyen-type, sans choquer personne. S'adresser au plus grand nombre ne signifie pas plaire à tout le monde. 312 ' La manière de faire "rebondir" une publicité pour ne pas lasser le public participe à activer ou du moins renforcer le rôle fondamental que joue le bouche à oreille, principalement dans le domaine des services et des prestations (Moulins & Roux, 1983). Dans le même ordre d'idée, Kapferer (1983) suggère de s'adresser d'abord à ce que l'on pourrait nommer des personnes-relais, qui permettraient d'établir un pont entre le message à faire passer et le grand public. Sa stratégie vise à 'accroître l'importance d'un critère pré-existant. Il importe (...) de travailler avant tout sur des personnes pour qui le critère de choix en question est déjà relativement haut dans la hiérarchie d'importance. En visant des presque convaincus, la croisade du critère aura un effet de levier plus rapide. 313 '

      Enfin, nous laissons à la méditation du lecteur une citation de Barthélémy (1983). 'La publicité touche non seulement à tout et s'impose partout, mais encore devient le nerf de toute forme de communication moderne. (...) De consommateur d'images et de sons plus ou moins culturels, informatifs ou divertissants, le téléspectateur-consommateur est devenu un support tous azimuts de publicité. Car contrairement à ce que la terminologie traditionnelle voudrait faire croire, ce ne sont pas les journaux, les stations de radio ou les chaînes de télévision qui sont les 'supports', mais bien les lecteurs, les auditeurs et les téléspectateurs qui les utilisent. 314 '


1.2.6.3.2. Motivation dans un contexte de formation

      Une littérature importante aborde la motivation dans le milieu scolaire, principalement pour comprendre pourquoi un nombre de plus en plus élevé d'élèves "décrochent". Bien que tous les facteurs qui se dégagent des résultats obtenus (estime de soi et des autres, contexte social, culturel, rôle de l'enseignant, position de l'élève, conjoncture économique, politique, chômage, etc.) participent de manière tout à fait concrète et directe au processus de développement durable, ils dépassent largement le cadre de notre recherche. Nous ne retiendrons de ces recherches que les éléments relevés comme permettant un meilleur investissement de l'élève dans son propre apprentissage, particulièrement lorsque ce dernier débouche sur une action. Ainsi, certaines approches pédagogiques ont été reconnues comme suscitant plus facilement la motivation pour une majorité d'enfants. Par exemple, pour qu'une activité soit motivante, elle doit offrir aux élèves un défi à relever, leur permettre d'effectuer des choix et favoriser la collaboration (Paris & Turner, 1994). Vellas (1999) ajoute au défi le besoin d'intriguer, de susciter la curiosité en bousculant la manière de percevoir le monde, par exemple en suivant les méandres de l'épistémologie (Vellas, 1999; Giordan et De Vecchi, 1987).

      Thill et Vallerand (1993) font remarquer également l'importance 'd'objectifs réalisables'. La globalité, la complexité, le long terme apparaissent comme des freins à l'engagement personnel, à la volonté de s'investir. Il est donc important que les objectifs proposés se situent dans ce que l'individu se sent capable de réaliser. Plus encore, la présence d'objectifs réalisables est une motivation en soi. De telles observations ont été confirmées par des recherches menées auprès d'enfants en difficultés scolaires (Thill & Vallerand, 1993). La notion de feed-back en tant qu'évaluation permettant de constater des progrès agit également comme un stimulateur de la motivation. Ainsi, d'une manière très générale, nous pouvons affirmer que 'la capacité de se représenter en pensée les conséquences futures des actions facilite les changements sur le plan des performances et des apprentissages 315 '. Néanmoins, l'ensemble des recherches faites en psychologie de la motivation reste fortement axées sur une action à très court terme et souvent unique. Les changements de comportements au niveau des habitudes de vie restent des domaines de la sociologie et de l'histoire, telle que nous pouvons les observer dans l'évolution de la civilisation des moeurs (Ellias, 1989). Or, de telles observations ne s'intéressent pas à l'individu et aux mécanismes de changement qui opèrent en lui. Elles visent la masse et les mouvements que celle-ci opère en fonction de flux.

      Ces observations corroborent parfaitement la nécessité de diversifier l'environnement didactique que préconise le modèle allostérique (Giordan & De Vecchi, 1994; Giordan & Pellaud, 1999) présenté dans la première partie de ce chapitre. Le besoin de répondre à un défi et celui d'effectuer des choix se retrouvent également dans les critères apparaissant comme motivants dans la formation d'adultes.

      Concernant cette dernière, Mc Combs (1993, cité par Viau, 1996) ajoute:

  • la prise en compte des intérêts des participants (privés ou professionnels)
  • les objectifs et des consignes claires
  • la nécessité d'utiliser des stratégies de résolution de problèmes
  • la nécessité d'utiliser des connaissances acquises dans différents domaines
  • la production d'un produit fini.

      Nous nous permettons de généraliser cette approche à l'ensemble du public scolaire, l'utilisation en classe du modèle allostérique et de la pédagogie de projet montrant clairement que ces paramètres sont également une forte source de motivation pour un public de très jeunes enfants.

      Nous nuançons néanmoins les propos de Combs en mettant en avant la nécessité, non seulement de savoir poser les problèmes avant d'aborder des stratégies de résolution, mais encore de savoir les déceler. Comme le dit si bien Lerbet (1995), 'avant de pouvoir résoudre un problème, il importe qu'il soit au moins approximativement posé. Mais, avant d'être posé, ce problème doit aussi avoir été envisagé, cerné, conçu 316 '. D'autre part, comme nous le relevions déjà au point 1.2.3.3., il ne s'agit pas pour nous de résoudre des problèmes, mais d'envisager des optimums.

      Toujours dans l'optique de favoriser l'investissement de l'élève dans son apprentissage, nous pouvons également retenir de ces recherches que les systèmes de punition et récompense héritées du béhaviorisme ont souvent un effet positif à court terme, mais finissent à la longue par avoir un effet contraire. La reconnaissance de l'effort déployé et son encouragement sont les stratégies actuellement reconnues comme les plus efficaces pour stimuler et maintenir la motivation (Covington, 1992 cité par Viau, 1996). "L'émergence d'un sens pour l'apprenant est considérée comme un élément essentiel. Mais cette motivation ne saurait être extérieure aux tâches proposées (positive par promesse de récompense ou négative par crainte d'une mauvaise note). Il s'agit de trouver les chemins conduisant à une motivation véritablement intrinsèque, liée à la curiosité de savoir, à la volonté de devenir plus performant. Une motivation de ce type implique, de la part du sujet apprenant, la compréhension de la tâche à effectuer et des raisons qui la sous-tendent. 317 " Il faut donc que l'objectif ou le but assigné soit dans un premier temps accepté en tant que tel par l'apprenant. Il faut ensuite qu'il soit le plus clairement explicité, ceci afin que l'individu sache le plus précisément possible où et comment diriger ses efforts, mais également afin qu'il puisse se situer dans sa démarche, évaluer ce qui a déjà été fait et ce qu'il lui reste à faire (Levy-Leboyer, 1999). Le suivi de la démarche, l'attitude d'accompagnement de l'enseignant, la responsabilité qui échoit à l'apprenant de mener à bien son action participent donc à motiver l'élève, à le stimuler, à lui faire adopter un comportement où curiosité et esprit critique trouvent un terrain favorable à leur développement.

      Pour terminer, notons que l'école participe à ce que Charlier (1998) appelle "le sentiment acquis d'impuissance ou de résignation apprise" que l'on peut observer chez la plupart des enfants en difficulté scolaire (Schubauer-Léoni, 1994). En effet, le système d'évaluation, sommative encore largement utilisé à tous les échelons du système scolaire, participe à l'attribution d'une causalité interne (intrinsèque à l'individu) lors de situation d'échec par les apprenants de cette catégorie. Cette attribution va se répercuter sur l'image de soi dont nous parlions aux points 1.2.6.2. et suivants. "Lorsqu'un sujet présentant une résignation apprise est confronté à un échec: 1) il s'en attribue la responsabilité, ce qui a un impact sur son estime de soi (qui diminue); 2) la cause de l'échec étant jugée stable, il a peu de raisons de persévérer; 3) et en raison de la globalité de l'explication causale, il est également démotivé pour d'autres entreprises, même très éloignées de la situation ayant conduit à un échec. 318 "

      * Recherche de l'action en éducation pour l'environnement

      L'approche de la complexité promulguée par l'éducation pour l'environnement est accompagnée d'une volonté marquée de faire entrer les apprenants dans un processus d'action. Cet objectif est tout à fait spécifique à ce domaine. L'éducation relative à l'environnement vise à favoriser "une prise de conscience de l'environnement global et des problèmes annexes, une acquisition de connaissances, d'attitudes, de compétences, une capacité d'évaluation, une volonté et une capacité de participation" 319 . Parce qu'elle émane d'une volonté, cette "capacité de participation" est à considérer comme une action venant d'un réinvestissement individuel ou collectif de connaissances, de savoirs ou d'attitudes dans une situation hors du contexte d'apprentissage (Giordan & Souchon, 1992), c'est-à-dire à un véritable changement du mode de vie (Boillot, 1996).

      Or, comme nous l'avons vu précédemment, la motivation qui conduit à un investissement de la personne envers le développement durable est très proche de celle que l'éducation pour l'environnement tente de promouvoir, au-delà des limites de mises en pratique réelles que nous avons déjà invoquées.

      Si nous observons la grille que propose Boillot (1996) sur les niveaux d'implication que vise cette dernière, nous pouvons relever que le premier stade relève de la "réactivité" et vise donc plus un comportement, alors que le dernier stade de l'implication devrait amener à une action personnelle, indépendante d'un cadre formel ou structuré et des motivations qui s'y rapportent. Cette approche tient parfaitement compte, d'une part de la transformation que les conceptions doivent subir pour être réellement appréhendées, et d'autre part, du fait que l'induction de comportements, à travers des actions concrètes (niveau 3: participation-action) peut amener à une véritable action, indépendante de tout support extérieur.

      

      

Tableau I/XXI : Liste des niveaux d'implication potentiels en ERE 320 

Boillot (1996)

      Pour parvenir à ces objectifs, Boillot (1996) préconise certaines pratiques pédagogiques telles que "la pensée critique", "l'approche systémique" qui va de pair avec "l'interdisciplinarité", "l'expérience concrète", "l'approche résolutive", "la coopération et la participation" qui se retrouvent de manière prononcée dans la "pédagogie de projet", celui-ci étant construit par le groupe lui-même.

      A la dénomination "d'approche résolutive" qui suggère que tout problème possède une solution, nous préférons mettre l'accent sur la "clarification des problèmes" dans une situation particulière (Giordan & Souchon, 1992). Celle-ci permet d'identifier les acteurs et leur niveau de responsabilité et participe de ce fait à favoriser une plus grande implication puisque, à un moment où à un autre, la responsabilité de l'individu sera mise en exergue. De plus, la mise en évidence des différentes causes (acteurs, faits naturels ou artificiels, locaux ou non, etc.) et de leurs effets (écologiques, sociaux, politiques, économiques, etc. qui peuvent rétroagir sur la cause, l'empirer, la modifier, etc., comme nous l'a montré la théorie des systèmes) permet de constater qu'il existe souvent plusieurs possibilités d'agir en fonction du point de vue duquel on se place et des objectifs recherchés. Cette approche permet également de relativiser la notion de "solution", en abordant celle d'optimum à atteindre (Giordan, 1998).

      Cette clarification nous semble donc primordiale dans la compréhension et l'appropriation d'une problématique dans une optique de passage à l'action. Toujours dans le cadre d'une éducation pour l'environnement, Giordan & Souchon (1992) proposent les quatre étapes suivantes:

  1. "Identifier les problèmes dans une situation problématique
  2. Analyser les causes, leurs interrelations et les hiérarchiser
  3. Rechercher des solutions alternatives
  4. Proposer des actions pour tenter de les mettre en oeuvre 321 ."

      La modification du comportement et par là, l'action elle-même, se fait donc par une série d'approches spécifiques définies en fonction des objectifs à atteindre. Sauvé (1991) et Boillot (1996) proposent une approche systématique répertoriant ces diverses orientations.

      
Tableau I/XXII : La diversité des orientations en matière d'objectifs 322 
Cognitive Les connaissances sur le domaine et sur les stratégies d'action influenceraient les attitudes puis les valeurs à la source d'agir
Affective, sensible Les attitudes et les sentiments d'appartenance au milieu de vie, la sensibilité environnementale, la conscience d'un pouvoir-agir personnel seraient les premiers moteurs de l'action
Spiritualiste Les attitudes conformes à une philosophie religieuse ou spirituelle en rapport avec une conception de l'environnement-nature et de l'environnement-biosphère induiraient une vocation, un engagement essentiel envers l'homme et/ou la nature.
Béhavioriste La modification du comportement et même des valeurs pourrait être atteint par le biais de renforcements positifs/négatifs.
Morale L'éthique en faveur d'un engagement. Les valeurs sont ici considérées comme préalables à l'agir
Pragmatique Les compétences (clarification et résolution de problèmes) conduiraient au sentiment de "savoir et pouvoir faire" et motiveraient à l'action
Praxique L'apprentissage de l'action dans l'action, l'engagement dans un projet stimuleraient la motivation à apprendre "savoir et savoir-faire", à mobiliser et confronter attitudes et valeurs

      Nous retrouvons dans ce tableau toute une série de paramètres que nous avons déjà évoqués à travers les limites et les contraintes de la psychologie ou du contexte socioculturel.

      D'autre part, en fonction des observations faites sur les résultats de l'approche béhavioriste (Covington, 1992; Viau, 1996; Giordan, 1999), nous ne retiendrons pas cette dernière comme une véritable motivation personnelle à l'action, bien que nous ne dénigrions pas son influence, observable à travers l'impact des médias et de la publicité. Nous la considérons plus comme l'oeuvre d'une "manipulation" que l'aboutissement d'une volonté intrinsèque menée par une personne autonome et responsable.

      Il manque notamment à ce tableau tout ce qui fait appel à la notion 'd'envie'. Pour y répondre, nous nous référons à Giordan & Souchon (1992) qui relèvent que "c'est dans la vie quotidienne, face à des questions qui les concernent directement que les individus se sentent le plus concernés par la qualité de l'environnement. C'est généralement parce qu'un problème les touche qu'ils agissent avec persévérance pour préserver ou améliorer l'environnement" 323 . Néanmoins, ce "généralement", ainsi que l'utilisation exclusive du conditionnel dans le tableau ci-dessus montrent combien le passage à l'action reste difficile à cerner.

      A travers ces quelques réflexions, et bien que notre présentation ne soit pas exhaustive, nous avons voulu relever que la question de la motivation à l'action en éducation pour l'environnement ne laisse pas indifférent et qu'une abondante littérature aborde ce sujet. Pourtant, nous ne pouvons que nous rallier à la position de Boillot (1996) lorsqu'elle pose la question de la mesure de l'impact réel d'une action en éducation relative à l'environnement. "Cette question sans cesse posée (...) ne trouvera sans doute jamais de réponse formelle; les raisons en sont la complexité, la nature des changements opérés et la difficulté de juger d'un impact à long terme d'une action qui est loin d'être unique. 324 "

      * Apprendre par l'action: une solution pour agir face à des situations complexes?

      L'activité de l'apprenant semble donc un facteur important, non seulement pour motiver l'élève à s'investir dans une situation d'apprentissage, mais également pour susciter une véritable action de sa part. Tout comme le relevaient déjà Giordan et Souchon (1992), proposer des situations pratiques procure à l'apprenants des repères auxquels il peut accrocher des savoirs, mais également des valeurs. Mialaret (1996) affirme même que "toute action produit un savoir, sauf pour les automatismes et gestes stéréotypés (et encore) 325 ". En effet, pour peu que cette action soit verbalisée, elle se transforme en 'connaissance sur l'action' qui permet le développement de nouvelles compétences et de nouvelles capacités (Wittorski, 1997).

      Ces savoirs, que Barbier (1996) définit comme des "savoirs d'action", obligent de dépasser le cadre restreint des domaines sur lesquels ils s'appuient pour tenir compte de la réalité. "La réalité sur laquelle doit se fonder une décision dans la réalité a de tout autres caractéristiques: le problème à résoudre n'est pas toujours bien défini. La solution n'est généralement pas unique et d'ailleurs pas non plus parfaite. Elle fait l'objet d'un certain nombre de compromis et conduit à une décision d'action dont les conséquences ne sont pas toujours prévisibles exactement. (...) ces décisions ne sont en outre pas des fins en soi (...) mais plutôt le début d'un processus interactif qui conduit à une succession de décisions dépendant en permanence de l'appréciation qui peut être faite d'une situation donnée et évolutive. 326 " Une telle approche présuppose d'offrir aux individus de véritables choix, présentant tant les avantages que les inconvénients de ceux-ci. Pour Vergnaud (1996), il s'agit de proposer un schème, dans le sens où celui-ci "n'est nullement un stéréotype, mais une manière de régler son action en fonction des caractéristiques particulières de la situation à laquelle on s'adresse, ici et maintenant" 327 .

      Nous voyons donc dans le "savoir d'action" une possibilité d'induire, si ce n'est une action autonome telle que nous l'avons définie au point 1.2.6.2., du moins un comportement responsable.


1.2.6.3.3. Motivation dans le travail

      Feertchak (1998) relève que certains auteurs ont abandonné la notion de motivation dans le cadre du travail au profit de celle d'implication, moins psychologisante. En effet, l'idée que certains individus seraient, par nature, plus motivés que d'autres, ainsi que celle de parvenir à motiver autrui ont été théoriquement abandonnée, bien que dans la pratique, les employeurs mettent un fort accent sur la "motivation" des personnes qui se présentent pour l'obtention d'une place de travail...

      En abordant la mise en place des normes, telles que celles qu'ISO 9000 pour la qualité et celle d'ISO 14000 pour l'environnement, nous avons déjà mentionné le fait que ces normes avaient le grand avantage de proposer la participation de l'ensemble du personnel à leur mise en place. Cette implication de l'individu dans son travail correspond au besoin fondamental de l'être humain d'être reconnu, besoin que nous avons déjà évoqué précédemment. Cette reconnaissance participe à l'établissement de l'estime de soi et ne peut se mettre en place que si l'individu jouit d'une certaine autonomie dans son travail. Cet état de fait a été relevé en 1960 déjà dans l'étude menée par Kahn & Katz. Ces auteurs montrent que le rendement des employés d'une manière générale augmente en fonction de l'engagement personnel qu'il peut investir dans sa tâche. La satisfaction qu'il en retire participe à un mieux-être général qui se répercute alors dans l'exécution du travail demandé. Cette tendance à recentrer la responsabilité individuelle dans le cadre de l'action collective favorise le développement des projets professionnels (Alix, 1998) et l'autonomie de l'individu, du moins dans le cadre de son travail. Bien sûr, une telle démarche ne peut se développer que dans des entreprises oeuvrant dans un état d'esprit post-taylorien. Ces constatations tendent à diriger la formation continue actuelle vers une prise en charge individuelle de son propre travail par l'employé. "L'autonomie, toujours fascinante, est au coeur de l'action professionnelle et formative. 328 "

      Faisant directement appel à cette dernière, 'les entreprises parient davantage sur la flexibilité de la production et des hommes. Cette dernière se traduit par un appel au développement de capacités cognitives: la résolution de problème, l'analyse du travail, le diagnostic, l'anticipation des pannes, ... mais aussi la capacité à apprendre à partir de son poste de travail et en situation de collaboration 329 ', c'est-à-dire une sorte d'autodidaxie qui se développe à travers le travail collectif. Pour Wittorski (1997), ce moyen est le plus efficace pour parvenir à la transformation des individus en vue d'une amélioration de l'efficacité organisationnelle. Cette autonomie va de pair avec le principe de responsabilité évoqué précédemment, ainsi qu'avec l'abolition partielle du système hiérarchique et le développement d'une nouvelle forme de solidarité en vue, notamment, de résoudre des problèmes techniques sans en référer à une instance supérieure responsable. Cette approche est celle que développe la mise en application dans le milieu industrielle de la physionique développée par Giordan (1995, 1996).

      Néanmoins, plusieurs auteurs dont Boudes, Charue-Duboc & Midler (1997) et Zarifian (1997) notent que l'un des problèmes majeurs de la formation des employés à l'approche 'entrepreneuriale' que nécessite l'idée de projet est le passage de la théorie à une pratique où ils sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes, ou du moins, où leur responsabilité est engagée. Il importe donc, d'une part, de trouver un équilibre entre la diversité des activités inhérente au projet, diversité favorable à la créativité, et l'instauration de certains repères issus des pratiques et des compétences déjà acquises, qui doivent pouvoir être réutilisées telles quelles ou du moins réinvesties sans transformations fondamentales (Berton, 1997).

      D'autre part, il s'agit de partir des situations réelles qui se posent afin que l'individu ressente la nécessité de son action. Cette contextualisation donne un sens à l'action et permet en même temps de faire entrer l'individu ou même la collectivité à laquelle il appartient dans un processus de mise à plat des problèmes en vue de les résoudre. Ces situations, toujours complexes, offrent à l'apprenant la possibilité de développer des stratégies tenant compte, non seulement des différentes causes déterminées comme pouvant être à l'origine du problème, mais de leurs conjonctions (Berton, 1997). Une telle approche, très pragmatique, est tout à fait favorable à la compréhension de phénomènes complexes. Tenant compte du fait que 'plus une personne est confrontée à des situations diverses et différentes, plus elle développe une faculté à transférer ses acquis cognitifs d'une situation à une autre 330 ', nous pouvons imaginer qu'une 'habitude' de changement prise dans le cadre de son travail peut amener un individu à envisager plus facilement un tel changement au niveau de son mode de vie en général.

      Conformément à ce qui vient d'être dit, "les psychologues de la motivation du travail ont montré que pour obtenir d'une personne une performance élevée, il fallait lui fixer des objectifs difficiles et définis le plus précisément possible" 331 . Parallèlement, voire paradoxalement, si la motivation au travail augmente parallèlement au degré d'autonomie -le travailleur indépendant, l'intellectuel ou le chercheur apparaissent ainsi parmi les plus motivés par leur travail (Nuttin, 1985)- le fait de se sentir utile ou de remplir un rôle dans un effort collectif est suffisant pour combler ce besoin d'estime de soi et de reconnaissance sociale. Des enquêtes, menées auprès d'ouvriers travaillant dans des industries où des SME ou des normes ISO ont été mises en place, corroborent parfaitement cet état de fait pour autant qu'une confiance soit instaurée au sein de l'entreprise et de l'équipe de travail 332 .

      Parallèlement à cette contextualisation de l'action, pour qu'un changement de comportement de l'individu dans son travail ait lieu, Barbier et Bourgeois (1997) relèvent qu'il faut que l'ensemble des catégories d'acteurs concernés soit mobilisé simultanément. En effet, les recherches menées au sein des entreprises montrent l'existence de liens très étroits entre les changements individuels, collectifs et organisationnel, du milieu où ils se développent (Wittorski, 1997; Claveau, Martinet & Tannery, 1997). Bien que Wittorski note que des actions de formation entreprises à n'importe lequel de ces trois niveaux influencent les deux autres (selon le principe récursif de Morin (1977), nous pensons que pour être vraiment opérationnel et s'installer à long terme, un mouvement d'ensemble doit être opéré, afin que chaque individu puisse ressentir que son action propre s'inscrit dans une trajectoire commune.

      Enfin, un accent tout particulier est mis sur la verbalisation de l'action. Pour parvenir à créer cette sorte de 'culture commune' permettant aux individus concernés de se créer de nouveaux repères, Nonaka, cité par Boudes, Charue-Duboc & Midler (1997) 'souligne l'importance du récit pour parvenir à une compréhension mutuelle des participants dans un groupe, condition nécessaire à la circulation des savoirs. Des lieux permettant d'échanger des idées par le biais de récits partagés et 'd'histoires d'anciens combattants' peuvent constituer un levier important pour faire émerger une compréhension commune à partir de données confuses et contradictoires 333 '. Zarifian (1997) va plus loin en affirmant que cette mise en commun par le dialogue et l'écoute permet non seulement un transfert de connaissances et de savoir-faire, mais contribue à la production de connaissances nouvelles. Pour Wittorski (1997), Claveau, Martinet & Tannery (1997), Berton (1997) et Zarifian (1997), cette verbalisation, ce partage du vécu, cette formalisation conduisent à des confrontations, à des échanges de points de vue, qui permettent de faire ressortir les conceptions des intervenants sur la situation présentée, le travail effectué, les solutions envisagées, etc. 'Les représentations que les acteurs se font de la situation sont la clé d'entrée de chaque processus d'interaction 334 ', et deviennent donc la base d'une réflexion permettant d'aborder la notion fondamentale d'organisation (Boudes, Charue-Duboc & Midler, 1997).

      Mais la verbalisation va plus loin. 'Etre écouté, pouvoir exprimer ses besoins, ses limites et ses aspirations, c'est vital, c'est la base de notre équilibre et de notre bien-être émotionnel 335 ' affirme Milton (2000). Elle participe donc directement au sentiment de reconnaissance et d'estime de soi en tant qu'individu, pour autant qu'une écoute attentive l'accueille. Comme le fait remarquer Karlström (2000), économiste, consultant d'entreprise et travaillant pour la Main Tendue, 'une entreprise où les gens communiquent fonctionne mieux. (...) Beaucoup de managers pensent qu'écouter, c'est perdre son temps. En fait, écouter, c'est un investissement. 336 ' Et de donner des exemples où des ouvriers apportent la solution à des problèmes pratiques que leurs supérieurs tentaient vainement de résoudre depuis plusieurs années. Ainsi, raconter ses expériences ou ses réflexions, proposer des solutions, participer à la formation des autres membres de l'équipe dans laquelle l'individu travaille, procure à celui-ci une valorisation tout à fait bénéfique au sentiment de responsabilité. Néanmoins, pour y parvenir, une atmosphère de travail valorisant la confiance réciproque doit régner afin que l'ouvrier ose prendre des initiatives sans chercher à développer une attitude visant simplement à avoir le moins d'ennuis possibles, ce que Perrenoud (1984) relevait comme stratégie développée par certains élèves.

      Les apprentissages qui peuvent ainsi déboucher de ce 'bouche-à-oreille' sont également souvent mieux accueillis par les personnes à qui ils sont destinés. Pour prendre l'exemple de la formation continue des enseignants, domaine dans lequel nous travaillons, nous pouvons fréquemment constater que des formations faites par d'autres enseignants sont mieux perçues et acceptées que celles proposées par des 'formateurs de formateurs'. Ce constat peut s'expliquer de plusieurs manières. D'une part, le praticien en place, homme ou femme de terrain, parle souvent de manière très concrète, s'appuyant sur des expériences vécues, favorisant ainsi la pratique aux dépens de la théorie. Il partage donc une proximité, non seulement de contexte et de problématique, mais également de pensée avec l'apprenant. Dès lors, celui-ci n'apparaît plus vraiment comme tel, mais comme un pair, un collègue sans distinction hiérarchique et la formation est plus facilement perçue comme un échange où peut apparaître une certaine réciprocité.

      D'autre part, le praticien 'sait' de quoi il parle. 'On' peut lui faire confiance, il partage les mêmes contraintes, est confronté à un contexte similaire, alors que le 'formateur de formateur', principalement s'il est universitaire, est souvent perçu comme trop éloigné des réalités objectives de la pratique quotidienne.

      Enfin, le côté anecdotique que véhiculent les expériences vécues et transmises ainsi dans le cadre d'une formation entre pairs apporte un aspect émotionnel qui rapproche encore plus l'enseignant de l'apprenant. Ce dernier a l'impression de devenir en quelque sorte un 'confident', un 'intime' de la personne qui parle 337 .

      

      Malgré ces observations, des auteurs contemporains tels que Lévy-Leboyer (1998) accordent encore à l'idée de récompense dans son sens large, une place tout à fait primordiale. Feertchak (1998), suivant la théorie de V. H. Vroom, affirme que la motivation dépendrait des réponses que l'ouvrier donne à trois questions:

  • Est-ce que j'accorde personnellement de la valeur à la récompense?
  • Est-ce que ma performance va déboucher sur la récompense?
  • Est-ce que mon effort va me permettre de réaliser une bonne performance?

      Néanmoins, si "ces trois concepts apparaissent tout à fait pertinents à titre de check-list pour étudier les mécanismes motivationnels à l'oeuvre en situation professionnelle 338 ", ces auteurs ne prétendent pas pouvoir modifier les attitudes ou les comportements des salariés en intervenant sur ces paramètres.


1.2.6.3.4. Motivation des patients à se soigner

      Moins connues, les recherches en éducation des patients nous donnent des pistes intéressantes si nous nous penchons sur les stratégies mises en place pour favoriser la prise en charge par les patients de leur propre maladie. Bien que ce sujet puisse paraître, de prime abord, assez éloigné de notre propre problématique 339 , nous considérons que le développement durable touche directement au bien-être de l'individu (diminution des risques de maladies liées à des atteintes environnementales, amélioration de la qualité de vie par diminution de stress, de bruit, etc.) et donc à sa santé, psychique et physique. Alors que la motivation est souvent associée à un événement touchant de manière personnelle l'individu, il nous paraît indispensable de relever le fait que, bien que l'individu soit concerné intimement par sa maladie, la prise en charge de celle-ci reste très difficile à atteindre, un nombre élevé de variables intervenant sur ce passage à l'action. 'Pour accepter de se traiter et pour persévérer dans l'application de son traitement, un patient doit:

  1. Être persuadé qu'il est bien atteint par la maladie
  2. Penser que cette maladie et ses conséquences peuvent être graves pour lui
  3. Penser que suivre son traitement aura un effet bénéfique
  4. Penser que les bienfaits du traitement contrebalancent avantageusement les effets secondaires, les contraintes psychologiques, sociales et financières engendrées par ce traitement.

      (...) Ce modèle a la particularité d'être systémique en ce sens que les postulats sont interdépendants. Ils doivent être tous acceptés par le patient; si un seul des postulats est refusé, cela peut entraîner des négligences, un refus, voire un abandon du traitement. 340 '

      Qu'il s'agisse de la simple prise (régulière) de médicaments ou d'un véritable changement de comportement, tout est une affaire de 'balance', d'équilibre entre avantages et inconvénients, entre effort investit et avantages retirés. Nous ajoutons à ce modèle que, si les avantages sont immédiatement perceptibles, un effet de renforcement positif peut aider l'individu à persévérer dans ses efforts.

      Pour parvenir à un changement de comportement à long terme, plusieurs étapes doivent être franchies. Celles-ci sont présentées dans le schéma suivant:

      

Tableau I/XXIII : Changer de comportement: un processus par étapes intégrant aussi les rechutes

Girard, Maisonnave & Assal, 1998

      Bien que ce modèle soit spécifiquement pensé dans la motivation du patient à se soigner, nous pensons qu'il peut être transposé à toute situation impliquant de la part de l'individu un changement dans ses habitudes de vie. Les cinq phases, telles que les envisagent Girard, Maisonnave et Assal (1998) sont décrites ici et complétées en vue de les adapter à notre propre problématique.

      La phase 'indifférence' nécessite une prise de conscience de l'individu qui, souvent ne se sent pas concerné par le sujet, en l'occurrence sa propre maladie. Une information lui est donc indispensable. Néanmoins, celle-ci n'est pas suffisante en elle-même. La manière dont elle est amenée doit 'ébranler' les conceptions (croyances, convictions) de manière assez forte pour toucher émotionnellement la personne 341 , sans pour autant lui faire peur, ce qui bloquerait alors toute possibilité de mise en place du processus. Nous retrouvons là l'une des caractéristiques du modèle allostérique: la déstabilisation de l'apprenant, qui ne peut être envisagée sans un accompagnement de l'apprenant par l'enseignant.

      La phase 'réflexion' correspond à cette évaluation qu'opère l'individu entre avantages et inconvénients à modifier son comportement. 'Tant que le bilan des inconvénients domine celui des avantages, aucune action ne sera entreprise par le patient. 342 ' Pour parvenir à faire pencher la balance du côté des avantages à changer de comportement, il faut tenir compte de la multiplicité des attentes et des priorités de chaque individu. Les arguments doivent être aussi variés que ces dernières, de manière à ce que chacun y 'trouve son compte'.

      La phase 'préparation' correspond à une mise en condition. Si, dans le cas du patient, cette étape peut passer par 'annoncer la décision à son entourage, anticiper les difficultés susceptibles de faire échouer l'entreprise (...) mais surtout fixer la date de la mise en pratique', cette dernière ne peut être envisagée de la sorte dans le cas qui nous occupe. Nous envisageons donc celle-ci dans une sorte de cadre, voire d'accompagnement psychologique. Dans ce dessein, l'individu doit sentir qu'il n'est pas seul, que son effort n'est pas perdu dans une masse et que son action est socialement reconnue. L'environnement dans lequel il baigne a donc une importance fondamentale. Il est nécessaire qu'il puisse poser des questions sans peur du ridicule, qu'il puisse faire part de ses réflexions, échanger des points de vue avec des personnes qui partagent les mêmes préoccupations, qui se posent le même type de questions autant qu'avec des personnes qui se sont déjà engagées dans des actions concrètes et qui peuvent témoigner de la positivité du changement opéré. Cette communication par le dialogue permet de définir des objectifs réalisables et réalistes. Ce facteur est très important, car un objectif placé trop 'haut', et donc inatteignable, va décourager la personne et lui faire renoncer à son effort. Enfin, le simple fait de partager ses idées, de se sentir appartenir à un groupe auquel l'individu peut s'identifier en tout ou en partie peut instaurer une sorte de 'contrat moral' vis-à-vis de ce dernier et devenir une motivation supplémentaire à entrer dans la phase 'action'.

      La phase 'action' est la plus délicate. 'Les difficultés n'ont peut-être pas toutes été prévues, leur complexité a pu être sous-estimée ou les solutions imaginées s'avérer inadaptées ou incomplètes, auquel cas le patient peut expérimenter une rechute, revenant à son comportement antérieur. 343 ' Ce risque est d'autant plus grand qu'une action entreprise dans le cadre d'une problématique telle que celle du développement durable ou de l'un de ses composants (action environnementale, d'entre-aide sociale, etc.) est souvent peu réfléchie, réponse très spontanée à une situation émotionnelle dans laquelle la réflexion n'a que peu d'emprise.

      De plus, dans le cas d'une 'rechute', si une nouvelle réflexion et une nouvelle préparation sont à envisager pour le patient, l'individu, non atteint dans son intégrité physique, garde la possibilité de tout abandonner, sans aucune obligation de revenir sur cette décision. Il faut donc que l'environnement intervienne comme soutien, en reconnaissant les efforts déployés et en les mettant en valeur, quelle que soit l'ampleur de ceux-ci.

      

      La phase 'maintien' est certainement la plus délicate pour un patient. 'La tentation est forte de revenir aux anciennes habitudes qui demandent moins d'efforts. 344 ' Si cette tentation existe également chez tout individu, nous pensons que le côté non obligatoire, volontaire de l'action entreprise en faveur d'un mouvement tel que le développement durable rend moins aléatoire le maintien de cette dernière.

      Bien que nous puissions nous inspirer de ce modèle, nous ne devons pas perdre de vue que la mise en place du développement durable ne se fait pas dans une situation de suivi tel que nous la trouvons en médecine. L'individu reste seul face à ses propres décisions et l'envie de s'investir dans une action de ce style dépend plus d'une approche philosophique, voire idéologique que d'une décision liée à un instinct de survie, ou du moins à une atteinte physiologique.


1.2.7. Synthèse du chapitre 1.2.

      La complexité et son approche ne sont l'apanage de l'éducation ni formelle ni informelle. Si, pour cette dernière, le constat est dû, avant tout à la vitesse à laquelle est soumise l'information d'une manière générale (en tout cas pour tout ce qui concerne les médias), ainsi qu'à la recherche du sensationnel et du spectaculaire qui assure les ventes et l'audimat, il faut chercher celles liées au système scolaire, tant au niveau de la forme que des contenus des programmes qu'il impose. Principalement axé sur la mémorisation de connaissances présentées dans le cadre d'un découpage cartésion et arbitraire, rien ne permet à l'enfant de développer une pensée complexe, avec tout ce que cela suppose d'esprit critique, de mise en relation , d'autonomie, etc.

      Pour y accéder, il faut donc que les connaissances, reconnues comme non définitives et fluctuantes, ne soient que des supports pour accéder à différentes manières de penser, de raisonner, ainsi que pour développer des savoir-faire et des savoir-être. Dans une telle approche, le rôle de l'élève change aussi fondamentalement que celui de l'enseignant. De récepteur plus ou moins passif, il devient un véritable acteur de son apprentissage, ce qui présuppose une implication de l'élève dans ce processus. Si cette implication est l'un des chevaux de bataille de l'éducation pour l'environnement, le fait que celle-ci soit considérée comme une discipline limite fortement son impact, puisqu'elle souffre, en tant que telle des mêmes problèmes liés au découpage du temps scolaire et à la fragmentation des savoirs. Ainsi, malgré les essais allant dans ce sens, la pensée cartésienne qui préside à tout le système scolaire est incapable de promouvoir une idée telle que celle du développement durable comme une philosophie transversale à l'ensemble du cursus scolaire.

      Cette implication n'a des chances de se développer que si les élèves parviennent à saisir les enjeux véritables de l'école (autres que ceux liés à 'bien' réussir 'dans' la vie). Pour y parvenir, il faut que celle-ci devienne un élément en perpétuelle interrogation, non seulement avec le milieu familial, mais également professionnel. En effet, la notion d'identité est fondamentale au développement durable. Or, celle-ci participe à la construction de la confiance en soi, paramètre important dans la prise de responsabilité et donc dans le passage à l'action.

      A travers notre recherche, nous avons pu déterminer nombre de difficultés inhérentes à l'approche complexe, mais qui peuvent également devenir de précieuses aides pour la penser. L'utilisation des illusions d'optique pour appréhender la relativité et l'incertain, les paradoxes qui permettent d'approcher plusieurs points de vues antagonistes, le chaos et l'aléatoire qui remettent en question l'ordre et l'organisation, deux éléments élevés au rang de valeur dans notre société, sont quelques-uns de ces éléments obstacles, devant servir de tremplin à une meilleure compréhension de la complexité et de ses enjeux. Plus difficile à mettre en place, car fondamentalement contraire aux valeurs de notre société d'individualistes, la gestion des synergies, qui suppose celle des interactions au niveau social est à la base de l'idée de régulation et donc de recherche d'équilibre. En lien direct avec l'idée de régulation, la recherche d'optimums au lieu de solutions, avec tous les changements que cela suppose, non seulement en matière de raisonnement, mais également de repères culturels, attend encore d'être promue.

      Bien que la didactique procure à la pensée complexe une série d'outils et d'objectifs globaux, tels que Giordan (1998) les propose à travers les concepts organisateurs (1.2.4.3.), nous manquons à l'heure actuelle d'exemples pratiques, pour montrer de manière tangible l'efficacité d'une telle méthode 345 .

      Ainsi, mis à part certaines approches en éducation pour l'environnement, le passage du savoir à l'action n'est pas envisagé en tant que tel, ni dans l'éducation scolaire, ni dans l'éducation informelle. Si nous avons tenté de différencier les facteurs qui permettent d'influencer un comportement de ceux qui entrent dans la décision d'un individu d'engager une action volontaire, nous devons nous rendre à l'évidence que les outils que nous relevons comme pouvant favoriser l'action d'une manière générale interviennent dans ces deux cas en fonction de la manière dont l'individu se les approprie ou non. Ainsi, nous devons constater que les facteurs psychologiques qui interviennent dans les prises de décision font appel à un ensemble d'éléments intrinsèques à l'individu et à son vécu, et qui rendent toute intervention très délicate, voire impossible, certains mécanismes et certaines stratégies mise en place étant souvent inconscients.

      Seuls des éléments tels que la confiance en soi peuvent être favorisés par un environnement (scolaire, professionnel, familial, etc.) adapté pouvant être apportés 'de l'extérieur' à l'individu. Cette confiance en soi peut notamment être favorisée par la mise en place d'objectifs (d'enseignement ou d'action) considérés comme réalisables par l'apprenant. Une observation similaire est faite en éducation des patients. Ces objectifs doivent concerner directement l'individu et son vécu, et si possible lui offrir une approche pragmatique ou l'action, tant physique qu'intellectuelle est présente. Ces notions d'objectifs à atteindre et d'action sont confirmés à travers l'intérêt que montrent les employés travaillant dans des entreprises favorisant la prise de responsabilité et de décision.

      En dehors d'un cadre offrant une certaine prise en charge (comme c'est le cas de l'école, d'un suivi médical ou d'une entreprise), nous pouvons relever que l'action collective est recherchée par l'individu afin que celle-ci ait plus de 'poids' dans la société. Cette volonté de 'ne pas être tout seul' est fortement utilisée par la publicité qui, en véhiculant des 'modes', permet à l'individu de s'identifier à un groupe d'appartenance. Le 'bouche-à-oreille' participe aussi grandement à ce phénomène.

      Très proche de celui-ci, mais plus axé sur la reconnaissance de soi, le 'récit' faisant référence à une expérience personnelle (un savoir-faire, en général) est une technique qui semble porter ses fruits dans les milieux de formation en entreprise.

      Le tableau que nous présentons ci-dessous est un récapitulatif des facteurs qui reviennent de manière récurrente dans les stratégies entreprises pour motiver une personne de passer à l'action, et que nous considérons comme favorables à un changement individuel en vue d'une implication.

      
Tableau I/XXIV : Paramètres favorables à un changement individuel en vue d'une implication active
L'intérêt de l'individu doit être suscité par: l'utilisation de l'imagel'humourla mise en défil'émotion
Il doit se sentir encadré par: un environnement qui lui donne confiance en lui (pas de peur de l'erreur, du ridicule, valorisation de l'effort entrepris, encouragements, etc.)une intégration de l'action dans un projet/une trajectoire collectiveune collaboration à tous les niveaux
Il a besoin: d'être considéré dans ses intérêts et ses valeurs de se sentir assumer une responsabilitéde 'leader' ou du moins de personnes servant d'exemple à suivrede se sentir impliquéd'une certaine liberté de mouvement, de choixde ne pas être 'écrasé' par la hiérarchie
Outils nécessaires: verbaliser, partager par la parole, mettre en commun, confronter ses conceptions à celles des autresécouter les récits d'autres personnes déjà engagées (utilisation de personnes relais)clarifier, poser des problèmes réels et utiliser ses compétences pour les résoudremobiliser, transférer des savoirs antérieursmettre au point des stratégies personnelles être confronté à des objectifs réalisables, ni trop faciles, ni trop difficiles mais clairement établisêtre placé dans l'actionaller du général au particulier et non l'inverse
Projections nécessaires: percevoir l'utilité de l'actioncontextualiser le changement de manière pragmatique, réelle percevoir le changement individuel dans un changement organisationnel, social parvenir à un 'produit' fini, à un but concretpouvoir envisager, visualiser les conséquences du changement

      Nous pourrions nuancer certains paramètres de ce tableau, notamment ceux concernant la résolution de problème, comme nous l'avions déjà signalé ultérieurement. L'importance d'aller du général au particulier nous semble également un point non pertinent dans le sens où, si l'apprenant s'intéresse à un élément bien précis, il nous paraît plus judicieux de démarrer sur celui-ci et d'en reconstruire le contexte plutôt que de 'forcer' l'inverse. Néanmoins, d'une manière générale, nous partageons les objectifs ainsi définis.

      Bien que l'action n'y soit pas présente, bon nombre de ces critères se retrouvent dans la communication publique que nous présentions au chapitre 1.1.3.4. En effet, les thèmes des messages délivrés par les autorités concernent de près chaque citoyen. Celui-ci est appelé à participer activement à la démarche, à s'impliquer personnellement. A travers leurs messages, les autorités tentent même d'exprimer leur "gratitude" à ces dernières, valorisant ainsi leur geste.

      Pourtant Lendrevie (1983) relève le peu d'efficacité de ces campagnes, bien que leur bien fondé ne soit jamais remis en question (v. chapitre 1.1.3.4.) Ces résultats sont d'autant plus surprenants que cette forme de communication n'a pas de concurrent direct, si ce n'est visuellement par les campagnes publicitaires privées. Le message, posé simplement à la manière du mode publicitaire, devrait donc être facilement appréhendable par le public. Or, il n'en est rien. Hormis les problèmes techniques évoqués dans le chapitre 1.1.3.6., il faut admettre que le message délivré par la communication publique demande de la part du public auquel il s'adresse une modification du comportement et des habitudes, voire une certaine forme de restriction des libertés individuelles. 'La grande difficulté tient à la complexité des sujets débattus qui doivent s'accommoder de la nécessaire et extrême simplification du discours publicitaire. Plus le thème que l'on traite est vécu comme important, plus les attitudes et les opinions sont diversifiées, profondes et immuables. Il devient alors très difficile de concevoir un message simple qui s'adapte à tout le monde, et qui puisse modifier des comportements très arrêtés. Une ménagère changera de marque de spaghettis à la suite d'une publicité bien faite, peut-être tout simplement sous l'effet de la répétition, de la sympathie pour la marque mais surtout parce que ce changement ne l'engage pas beaucoup. Par contre, faire une campagne efficace pour que les Français s'arrêtent de fumer est beaucoup plus difficile, car il s'agit de changer des attitudes et des habitudes très fortes et dont les causes profondes et la nature peuvent être très différentes d'un individu à l'autre. 346 '

      

Campagne menée par la police municipale de Bienne : mai 2000

      Ainsi, si nous nous retrouvons confrontés aux mêmes limites que celles que nous évoquions pour la mise en place du processus de développement durable, nous ne devons pas négliger le facteur temps. En effet, si le passage à l'action ne dépend, en définitive, que purement et simplement de la "bonne volonté" de l'individu, celui-ci fait référence à sa propre conception de la liberté individuelle, laquelle est dépendante du contexte socio-culturel dans lequel il évolue. Or, si c'est bien de cette dernière que dépendra, en fin de compte le passage ou non à l'action, nous ne pouvons prévoir actuellement de l'effet à long terme que des entreprises telles que celles que mène actuellement la communication publique auront sur elle 347 . Comme le rappelle Lerbet (1995), '(...) le temps (diachronicité) est un paramètre important à prendre en compte dans la mise en oeuvre des processus (...) 348 ', que ceux-ci soient liés à des mécanismes d'apprentissage individuels ou collectifs.

      En mettant en synergie les efforts d'éducation, de formation et d'information visant la compréhension de messages complexes et notamment ceux liés au développement durable, nous pouvons envisager que, le temps aidant, les habitus, mais également les valeurs intrinsèques à notre société se modifient dans le sens d'une plus grande responsabilité citoyenne.

      


1.3. Diffusion des savoirs dans un cadre muséal

      Avant de parler des difficultés que rencontre la diffusion des savoirs dans un cadre muséal, précisons d'abord que nos propos ne s'arrêtent pas aux musées, même si l'étymologie de ce terme y fait clairement référence. Bien que certains auteurs différencient de manière stricte les musées des Centres de Culture Scientifique et Technique (CCSTI) ou même des expositions, nous appréhendons le cadre muséal dans son approche la plus large, englobant dans ces termes tout ce qui peut se référer à ce que Guichard (1998) nomme un média en trois dimensions, servant d'interface entre un 'savoir savant' et ce que nous définissons comme un 'grand public'. D'autre part, rappelons que le rôle de 'diffuseur de savoirs' que nous reconnaissons actuellement aux musées, comme à toutes instances muséales, n'a pas toujours été le leur. Certains conservateurs répugnent d'ailleurs encore à l'envisager. En effet, les rôles premiers des musées (et non pas des CCSTI, ni des expositions), consist(ai)ent à la conservation des objets et du patrimoine, et à la recherche scientifique. Ce passé, encore très prégnant, explique quelque peu les difficultés que nous allons évoquer.

      Diffuser un savoir n'est pas synonyme d'apprentissages et la possibilité même d'accéder à ces derniers dans un cadre muséal ne va pas de soi. Certains auteurs affirment même que "les musées ne parviennent pas souvent à offrir une véritable expérience éducative au public général des visiteurs 349 '. Cette difficulté provient principalement du fait que les gens ne perçoivent pas l'importance des objets exposés (Miles, 1998; Hubert van Blyenburgh, 1999), celle-ci étant souvent dépendante d'une connaissance historique ou du contexte épistémologique. Bien que les Centres de Culture Scientifique et Technique (CCSTI) présentent une relation aux objets fort différente de celle des musées en général, les évaluations menées à la cité des enfants de la Villette à Paris montrent que seuls certains éléments ont une véritable pertinence face à l'apprentissage que peuvent faire les enfants (Guichard 1990, 1998, Giordan & Lintz, 1992; Giordan, Pellaud & Fauche, 1998).

      Reprenant les termes de Lewis (1980), nous partageons néanmoins l'avis de Miles (1998) lorsqu'il affirme "qu'il serait indûment pessimiste de conclure à l'impossibilité d'apprendre dans le cadre d'une visite moyenne. (...) Les expositions, si elles sont bien conçues peuvent jouer un rôle de "catalyse" ou "d'activation" dans la mesure où elles offrent aux visiteurs un environnement d'apprentissage libre et non coercitif. 350 '


1.3.1. Repères historiques


1.3.1.1. Des muses aux musées et du marché à l'exposition

      S'il faut remonter à l'époque hellénique pour trouver auprès des muses, déesses et protectrices des beaux arts, la source incontestable du mot 'musée', il est plus difficile de situer l'origine de celui d'exposition.

      Le premier fut, pendant des siècles, réservé à une intelligentsia, à une élite d'érudits, avant de devenir l'endroit par excellence où l'on collectionne des objets. A l'origine, le 'musée (est un) lieu de la ville d'Alexandrie en Egypte, où l'on entretenait, aux dépens du public, un certain nombre de gens de lettre distingués pour leur mérite 351 '. Issu directement du Lycée créé par Aristote, ce regroupement de savants de tous les domaines devait permettre à ces messieurs de ne se consacrer qu'à la recherche exclusive du vrai. Ce n'est qu'au XVe siècle que voit se développer la pratique des collections, même si celles-ci existent déjà sous forme de 'trésors', qu'il s'agisse de ceux des temples, des églises ou des princes. Il faut attendre les humanistes pour que l'objet ancien soit respecté, conservé et mis en valeur. Le premier musée est crée par l'historien Paolo Giovio qui fait construire une maison spécialement destinée à présenter ses collections d'antiques et de médailles. Dès 1550, une forme nouvelle de collection se développe: le cabinet de curiosités. On n'y voit plus seulement les objets vénérables récupérés dans les ruines romaines, mais également des curiosités naturelles, souvent exotiques, des fossiles, des coraux, des objets d'orfèvrerie, etc... 'Les souverains collectionneurs cherchent, en fait, à reconstituer, dans l'enceinte de leur cabinet, un microcosme, un lieu d'émerveillement, de contemplation, de méditation 352 '.

      Contrairement à celle des musées, les expositions ont leurs racines auprès du peuple, puisqu'elles sont issues des bazars, marchés ou foires, tous lieux où prime l'intérêt économique de l'échange. De plus, l'exposition a ce caractère éphémère des marchés où l'on vient vendre son produit, son savoir-faire, ses compétences. L'objet présenté a un caractère non éternel. Il doit correspondre aux besoins ou aux goûts du moment et sa durée d'existence est liée à ces critères et à ceux de l'évolution technique ou scientifique. Ainsi, si l'on voit apparaître, en 1648, les premières expositions liées exclusivement aux beaux-arts, on ne peut réellement fixer le début de ces mouvements, comme nous le rappelle Bouin et Chanut (1980): 'Ces lieux privilégiés d'échange que l'on peut à loisir appeler bazars, marchés, foires ou autres, qu'ils fussent périodiques ou permanents, se rencontrent dans la plupart des vieilles civilisations comme des centres exceptionnellement vivants et attractifs, grandement fréquentés et animés, regardés comme le coeur des cités (...). Les bazars de la très vieille civilisation Sumer s'étaient implantés aux croisements des routes et des canaux, on y vivait sous le troc et l'échange 353 '.

      Le concept d'exposition s'affine lorsque, en 1798, naît à Paris la première exposition nationale. 'Le Directoire conçut en 1798, la première idée de convier les manufactures et les artistes à exposer publiquement pendant les cinq jours complémentaires de l'An VI, c'est-à-dire du 17 au 21 septembre, leurs plus beaux produits et leurs meilleures oeuvres. 354 ' Celle-ci se différencie des marchés sur plusieurs points. Premièrement, elle regroupe des exposants venant de toute la France. Deuxièmement, elle jouit d'un statut exceptionnel puisqu'elle n'est pas périodique. Enfin, sa durée est fixée et limitée dans le temps. Si cette première exposition nationale française ne dura que cinq jours, cette période s'allongea à chaque exposition pour permettre, à la onzième, en 1849, de s'étendre pendant 6 mois. Et nous arrivons ainsi à 'l'aurore des grandes expositions universelles, inaugurées à Londres avec la seconde moitié de notre siècle 355 , répétées bientôt dans la plupart des grandes capitales, transportées même au delà de l'Océan (...). 356 '


1.3.1.2. Exposition: entre publicité et savoirs

      Les origines "commerciales" de l'exposition font que nous pouvons observer encore quelques affinités entre celle-ci et le monde publicitaire. Tout d'abord, il faut rappeler que la notion de publicité n'est pas un phénomène nouveau. Si l'on fait abstraction de la 'réclame', née avec les premiers échanges commerciaux, et qui consistait en la simple promotion, à la criée, d'un produit réel, proposé le plus souvent dans les foires ou les marchés, on trouve une première approche écrite d'une nouvelle forme de publicité associée à un lieu spécifique, dans l'idée lancée par Montaigne, en 1580 déjà. Dans le premier tome de ses 'Essais', il propose en effet d'ouvrir dans chaque ville un office public où chacun aurait la possibilité de faire connaître tant ses offres que ses demandes. Sorte de 'petites annonces' avant l'heure, voire d'exposition de produits ou de services en vue de promouvoir un marché, axées, dans son idée de base, beaucoup plus sur un développement social qu'économique. Cette idée ne sera réalisée qu'en 1633, par Théophraste Renaudot (Martin, 1992). Cette forme de publicité va ainsi 'vivoter' jusqu'au début du XIXe siècle, moment où elle devient un enjeu de taille pour les secteurs secondaire puis tertiaire. Cette force nouvelle, issue de la manipulation des images, ne fera que s'accroître jusqu'à nos jours. 'La publicité devait se développer en tant qu'outil au service d'un nouvel ordre social. (...) Au-delà du rôle de capitaines de l'industrie qu'ils (les entrepreneurs) avaient tenu au XIXe siècle, ils visaient le contrôle de toute la sphère sociale. Ils voulaient se faire des 'capitaines de conscience 357 '.

      L'exposition se différencie de la foire à partir du milieu du 19e siècle, moment où l'intérêt pécuniaire immédiat cesse d'être visé. La complexité des nouvelles technologies et des découvertes scientifiques récentes pousse les fabricants à informer le public afin que celui-ci puisse, en quelque sorte, 's'émerveiller du génie humain'. L'important n'est plus de vendre directement la marchandise, mais de pouvoir la présenter et l'expliquer au grand public en vue d'éduquer son goût, de le fidéliser à une certaine qualité en lui permettant de comprendre son origine. 'Ces manifestations d'information et de transmission de connaissances répondaient à un besoin général. La soif d'apprendre était en effet énorme et le savoir lui-même encore difficile d'accès. Le caractère didactique des expositions ne gênait personne. 358 ' Un effort tout particulier est donc mis sur la présentation des objets. Ceux-ci bénéficient de vitrines de luxe, comme celles qui conservaient les objets précieux dans les musées ou alors étaient présentés en coupe en schéma ou en fonctionnement. Ce mouvement est à la base des expositions universelles qui serviront de modèle aux expositions nationales suisses. 'Cette croyance euphorique dans le progrès est le leitmotiv de la manifestation zurichoise, fille des expositions universelles de Londres (1851) et de Paris (1862). Ce n'est plus, comme dans les foires ou les expositions régionales, des marchés destinés à l'échange de marchandises. Ici, la machine est solennellement exposée, divinisée, montrée comme la création la plus parfaite de l'humanité, le triomphe du progrès. 359 '

      Mais ne nous leurrons pas: si l'intérêt économique individuel semble en voie de régression, ce n'est que pour mieux servir un intérêt plus grand qui est celui de la nation. La création du 'Village suisse' lors de l'exposition nationale suisse de 1896, ou celle de la 'Ländi' de 1939, sont des images fortes de ce nationalisme, de cette construction d'identité autour de la mère patrie. Comme nous le rappelle Kreis (1991), 'si l'on en croit le programme établi à l'avance, l'exposition devait répondre aux quatre buts suivants: donner un aperçu des capacités de production de la Suisse par la présentation de réalisations en provenance de toutes les branches et de tous les secteurs; servir à l'instruction et à l'information mutuelles dans chacun des domaines; promouvoir la vente sur le marché intérieur et 'faire prendre pleinement conscience de la signification des différents secteurs industriels à l'ensemble du pays. 360 ' Ainsi, on ne vend plus sur place. On propose les produits par l'entremise d'échantillons, on prend des commandes et surtout, on soigne son image de marque.

      Aujourd'hui, grâce à l'association aux musées dont elle continue de bénéficier en partie, l'exposition s'est détachée de son carcan de promotion économique, même si les "sponsors" qui participent à sa réalisation parviennent à influencer fortement les messages divulgués (Giordan, Pellaud & Fauche, 1998). L'exposition est à part entière un lieu de diffusion de savoirs et de connaissances, à l'instar des musées dont ils se sont inspirés.


1.3.1.3. Muséologie au fil du temps

      A l'époque des premiers 'cabinets de curiosité' en 1550, l'amoncellement d'objets disparates et leur présentation en vitrines n'avaient comme objectif que l'émerveillement, la contemplation, voire la méditation (Schaer, 1993). L'intérêt du public pour ces présentations en firent rapidement des lieux privilégiés où la transmission de connaissances devient alors un but en soi (Van Praët, 1989; Geiger & Schneider, 1991).

      Il faut attendre la fin du 18e siècle pour voir l'apparition de véritables musées, c'est-à-dire des 'bibliothèques d'objets' se rapportant à un thème identique (Van Präet, 1989). Si la présentation des collections au public fut introduite dès la création du musée, elle n'était pas considérée comme élément fondamental de leur travail. Néanmoins, un effort de vulgarisation peut être observé allant dans le sens de la volonté d'enseigner (Guedj, 1988). Cette volonté d'enseigner reste, jusqu'au début du siècle uniquement axée sur l'objet de savoir. Ce dernier est exposé comme tel, dans la plus pure tradition de la pédagogie frontale. Celle-ci envisage une liaison directe entre le savoir et l'apprenant. Aucune interface, aucun artefact ne sont là pour aider le visiteur à accéder aux connaissances ou à la compréhension de l'objet exposé.

      L'industrie et le secteur privé vont contribuer grandement à sortir de cette impasse. En effet, avec l'avènement des grandes expositions, ces derniers font très vite des expositions des lieux privilégiés de promotion. Or, comme on peut le constater, la promotion passe souvent par la manipulation de l'objet à promouvoir. Un exemple parlant nous en est donné dans "la machine à fabriquer un kilowattheure" présentée à l'exposition nationale de 1939. A cette époque, l'électrotechnique est en plein essor. Les expériences fondamentales menées par Volta, Ampère, Oerstec, Faraday et autres sont présentées dans un cadre historique (décor, ambiance, objets, etc.) et revécues grâce à des appareillages appropriés. «Les expériences que l'on fait soi-même... Les instruments de l'Ecole Polytechnique Fédérale nous ont familiarisé à la 'Landi' avec la polarisation de la lumière, l'analyse des sons au moyen du tube de Braun, l'absorption des rayons ultraviolets, etc. 361 » Parmi ces expériences à 'faire soi-même', l'une permettait aux visiteurs de «se faire une représentation objective et personnelle de ce que peut bien être le travail unitaire appelé le kilowatt-heure. Il suffisait pour cela d'actionner par la puissance musculaire l'un ou l'autre des trois engins (roue à échelons, bicyclette ou manivelle) qui permettaient à chaque visiteurs de devenir le moteur d'un groupe électrogène approprié (...). 362 ».

      Le visiteur n'est plus seulement là pour regarder, il participe activement. Ainsi, bien que toujours axée sur l'objet, une nouvelle forme d'exposition voit le jour, sorte de didactique par l'action, avec la participation active de l'apprenant-visiteur.

      Cette approche expérimentale de l'objet s'est quelque peu perdue avec la montée du béhaviorisme. En effet, dans les années soixante, nous observons qu'une nouvelle forme de relation entre le savoir et le visiteur est mise en valeur. Nous l'appelons "interactivité fausse" dans le sens où la réponse n'est plus donnée par l'objet lui-même, mais par un artefact qui, s'inspirant de la cybernétique donne un feed-back, une réponse rétroactive à la manipulation du visiteur. Mais celle-ci est tronquée, l'action étant limitée au pouvoir de réponse de la machine. Celle-ci fonctionnant sur un mode binaire n'entraîne qu'un apprentissage par essai-erreur ou essai-réussite. Ainsi, bien qu'elle en donne l'illusion, cette relation entre savoir et apprenant, basée sur le prolongement des travaux de conditionnement de Pavlov, ne propose pas une réelle action, mais plutôt un apprentissage par réaction à certains stimulus. Avec l'apparition de l'informatique, cette interactivité fausse s'est principalement développée au travers d'expositions "presse-boutons", très proches des évaluations faites à travers des QCM (questions à choix multiples).

      Aidée, vers les années septante, par la montée du mouvement des pédagogies dites actives, l'interactivité entre objet de savoir et visiteur est remaniée de façon à mettre le visiteur, et non plus l'objet, au centre des préoccupations de la présentation muséale et de l'exposition. C'est le début des "centres d'expérimentations 363 " (B. Schiele et L. Boucher, 1988) appelés plus récemment "musées-actions" (B. Schiele, 1996). «L'apprentissage se réalise dans et par une relation active avec l'artefact, véritable "connecteur", qui stimule l'intérêt, la curiosité, l'intelligence et fait comprendre à l'utilisateur qu'il a la capacité de découvrir et de comprendre. Les artefacts, présentant des phénomènes physiques, sont donc conçus pour provoquer une interaction. Ils sont là pour être touchés, expérimentés et manipulés. 364 » Loin des collections d'objets, ces "musées de la manipulation" se tournent vers les recherches fondamentales en permettant au public de recréer les grandes expériences auxquelles ont abouti ces recherches. Leur but est de «répandre dans le public le goût de la culture scientifique en même temps que les qualités de précision, de probité critique et de liberté de jugement que développe cette culture et qui sont utiles à tout homme, quelle que soit sa carrière. 365 »

      Même si la présentation de savoirs scientifiques porte en elle certains aspects complexes, la manière dont ceux-ci sont proposés au public reste très liée à une muséologie de l'objet, indépendamment du fait que ce ne soit plus ce dernier qui soit au centre de l'exposition, mais le visiteur. En effet, nous pouvons dire que l'objet n'est en fait que 'remplacé' par une expérience, une démonstration ou une manipulation. Ces dernières restent des éléments isolés, hors contexte, tout comme le bouclier Massaï derrière la vitrine d'un musée d'ethnographie côtoie un masque du Burkina Faso. Tout comme la carte géographique va permettre au visiteur de situer ces deux pays, une approche épistémologique, lorsqu'elle est présente, permet de situer ces découvertes dans le temps.

      On ne s'intéresse qu'à 'comment ça marche', sans remettre en question ni la pertinence de la fonctionnalité de l'objet ou du processus, ni celle de son utilisation. Exemple typique de cette muséologie, le 'Palais de la Découverte' à Paris accumule une somme extraordinaire de savoirs scientifiques touchant à tous les domaines, mais sans qu'aucun ne soit relié à son ou ses contextes. Ainsi, au dehors de la complexité même du savoir proposé, le message reste simple, binaire, pouvant se résumer à 'j'ai compris ou je n'ai pas compris comment cela fonctionne'.


1.3.1.4. Tendances actuelles

      Aujourd'hui, au-delà du message spécifique au thème même abordé par une exposition (l'eau, l'électricité, le génie génétique, etc.), nous trouvons des objectifs généraux liés au fait même que ces 'centres de culture scientifique' sont à la fois des lieux de médiation et de négociation (Schiele, 1996). En tant que tels, ils ont une fonction formative, cherchant à développer en priorité des attitudes et des démarches (Tournoux, 1996). Par leur approche interdisciplinaire, ils offrent au visiteur des angles différents pour aborder un même phénomène. En multipliant ainsi les points de vue, en permettant une meilleure compréhension de l'environnement quotidien, ils favorisent la prise de position (Guichard, 1996). Par ce biais, ils participent à la formation de citoyens responsables (Girault & Guichard, 1996). S'éloignant définitivement de la 'muséologie de l'objet' et allant au-delà de celle de 'l'idée', une 'muséologie du point de vue' (Davallon, 1992) se développe. La familiarisation avec des idées et des notions clés de certains domaines qui découlent de cette approche permet d'une manière très générale de 'sensibiliser aux retombées économiques, sociales, environnementales ou éthiques de l'activité des sciences' (Schiele, 1996). Issue du même courant de pensée, et visant des objectifs identiques à cette "muséologie du point de vue", une muséologie "interprétative" s'est développée. "Une exposition est interprétative si elle rend vivant le sujet traité, en impliquant activement les visiteurs dans son propos et en reliant celui-ci à la vie quotidienne des spectateurs 366 ". Fonctionnant sur la base d'une "trame narrative" (Cummings, 1940) ou plus exactement, d'un "déroulement discursif" (Montpetit, 1998), cette approche vise la diffusion d'un message global, permettant de dépasser la difficulté qu'ont les visiteurs de mettre en relation la multitudes des dispositifs mis à leur disposition pour véhiculer un message (Montpetit, 1998; Guichard, 1998).

      En comparant l'évolution des musées scientifiques en Amérique du Nord et en Europe, Davallon (1998), reprenant l'analyse faite par Delacôte (1993) montre que les premiers axent leur démarche pour provoquer un questionnement scientifique, alors que les seconds focalisent leur approche de la science en la situant dans son contexte historique et social, ce qui correspond à cette muséologie "du point de vue", faisant passer l'aspect "purement" scientifique au deuxième plan. Ces deux auteurs voient l'avenir des expositions ouvert à celles qui sauront allier ces deux approches. Si nous partageons cette idée, nous relevons néanmoins le fait que les recherches les plus récentes en didactique des sciences montrent que, pour qu'il y ait apprentissage, l'apprenant doit pouvoir donner du sens à son questionnement, notamment en situant ce dernier par rapport à son propre vécu. Or, ce sens ne peut se construire qu'en relation avec un contexte qui lui est proche. Situer un savoir scientifique apparaît alors, non pas comme une fin en soi, mais comme le point de départ nécessaire pour qu'un véritable questionnement surgisse.

      Relevons encore que l'exposition a un avantage indéniable sur le musée, quel qu'il soit. Elle est plus libre, moins soumise aux contraintes qu'imposent les obligations du musée, à savoir la collection et la protection des objets ainsi que les recherches qu'il abrite. De plus, l'exposition peut s'autoriser à ne focaliser que sur un sujet ou un événement en relation avec une époque bien définie dans le temps. Cette liberté la soulage de tout le poids de l'historicité que subi le musée en général. Néanmoins, la grande difficulté commune, tant aux musées qu'aux expositions, se situe dans la diversité des publics. C'est pour mieux connaître cette dernière qu'est apparu dans le milieu muséal le principe de l'évaluation.


1.3.1.5. Evaluation en muséologie: un processus d'adaptation

      L'évaluation appliquée à la muséologie permet de "mieux comprendre les utilisations et les modalités d'appropriation de l'exposition par ses visiteurs 367 ". En ce sens, elle est un outil permettant de prendre en compte les conditions de réception lors de la phase de conception (Chaumier, 1999). Dans cette acception, elle a joué un rôle indéniable dans l'évolution de celle-ci. Elle a permis, non seulement de conserver le visiteur au coeur de l'exposition et du musée, mais elle a travaillé sur les mécanismes d'acquisition des connaissances et des savoirs de ces derniers. Ainsi, plus que le visiteur lui-même, c'est sa manière de s'approprier le savoir qui devient le moteur de toute exposition scientifique.

      Les premières évaluations muséologiques remontent aux recherches faites par Gilman en 1916. Ses observations, portant sur le comportement des visiteurs d'une exposition, tentent d'apporter leur contribution en vue d'optimiser l'impact de cette dernière sur le 'grand public' (Schiele, 1992). Des stratégies, issues de ces observations sont mises en place, telles que l'importance d'une 'trame narrative' (Cummings, 1940) qui permet au visiteur d'ordonner sa visite de manière linéaire, en lui offrant des repères similaires à ceux de la littérature. Cette façon de faire participe à une mise en forme des expositions qui tend à privilégier le contenu du message qu'elles véhiculent au détriment des objets qu'elles présentent (Allwood, 1977). Dès lors, l'exposition est perçue comme un média de communication dont l'objectif premier est d'éduquer (Shaw, 1939). Les évaluations auprès du public prennent alors une direction nouvelle. Elles ne se contentent plus d'analyser les comportements du visiteur (Melton, 1935), elles deviennent 'sommatives' dans le 'seul but d'identifier les points forts et les points faibles de l'exposition 368 ' et même "formatives" (Allal, 1978, Guichard, 1993; Schiele, 1996), méthode 'qui consiste à tester les éléments de l'exposition alors qu'ils sont encore à l'état de maquette' 369 . Ce procédé permet d'éviter certaines erreurs en portant une attention particulière sur la compréhension du message véhiculé (Schiele, 1992). Les résultats obtenus, tant par l'évaluation sommative que formative, remettent en question cette volonté d'éduquer attribuée à l'exposition, tant ils mettent en évidence les difficultés qui existent dans la transmission de savoirs dans un contexte muséal.

      

      Si nous pouvons considérer ces démarches comme des pas en avant considérables en vue de favoriser l'appropriation des savoirs par le public, il ne faut pas perdre de vue que les expériences proposées sont conçues en fonction des concepts définis par le concepteur ou le scientifique comme ceux devant être présentés au public (Van Präet, 1989) et non en fonction même des besoins spécifiques du visiteur. Les évaluations sommatives, de remédiation ou d'expert en témoignent. Toutes partent d'un projet ou d'une exposition déjà en place (Bitgood & Shettel, 1994).

      Ce n'est que lorsque la prise en compte des 'représentations' (Jodelet, 1984; Doise 1986; Doise & Palmonari, 1986; Molaro, 1996), ou des 'connaissances naïves' (Borun, Massey & Lutter, 1994), en fait, tout ce qui entre dans la définition de la 'représentation d'un concept' (Astolfi & Develay, 1989, 1993) et que nous regroupons sous le terme générique de 'conceptions' (Giordan & De Vecchi, 1987) apparaît comme un élément indispensable à la transmission des savoirs, qu'une véritable stratégie, basée sur une évaluation préalable à l'élaboration d'une exposition, prend forme (Feher & Rice, 1985; Tobelem, 1992; Borun, Massey & Lutter, 1994). "La démarche est de prendre en compte les manières de raisonner des visiteurs, leurs cadres de référence désignés sous le terme de conceptions qui renvoient aux structures de pensée sous-jacentes à l'origine de la perception et de la compréhension du monde, de son action sur lui. 370 "

      Si l'évaluation préalable et la connaissance du public qu'elle permet est revendiquée par la plupart des auteurs comme un outil pertinent à l'adéquation d'une présentation muséale à son ou ses publics, relevons les arguments fortement négatifs que Schiele (1998) émet face à cette méthodologie dans le cadre particulier d'une muséologie "interprétative". "Le développement des études préalables exprime la situation délicate dans laquelle se trouvent les institutions muséales: il leur faut contribuer à l'amélioration de leur performance et, pour ce faire, combler des attentes souvent contradictoires mais sans jamais heurter les visiteurs, sans risquer de s'aliéner une partie de leur auditoire. Dans cette logique, loin de répercuter les débats sociaux, comme ils prétendent le faire, les musées ne peuvent que les édulcorer et les dénaturer. Le savoir construit par l'évaluation préalable contribue à la gestion des attentes, c'est-à-dire à la dépolitisation du social 371 ". Si nous ne nions pas qu'un tel danger existe bel et bien, nous pensons que réduire la connaissance du public que peut apporter une évaluation préalable à ses attentes est fortement limitatif et provient d'une mauvaise utilisation des données récoltées. Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, les conceptions ne se limitent pas aux attentes exprimées par les personnes interrogées. Elles révèlent tout un mode de pensée, de raisonnement et "d'idées" préconçues ou construites qui aident le concepteur dans l'ensemble de son projet. Elles n'interviennent donc que peu, voire pas du tout, dans le message lui-même, mais guident la manière de présenter celui-ci.


1.3.2. Spécificités du cadre muséal

      Comme nous le précisions au début du point 1.3., bien que le terme "muséal" découle directement de celui de "musée", nous l'utilisons dans une acception aussi large que celle que nous donnons à celui de "muséologie". Nous ne faisons donc pas de différence fondamentale entre la partie du musée qui offre aux yeux du public ses collections ou ses recherches, les "musées de société" (Rasse, 1999) qui comprennent les Centres de Culture Scientifique Technique et Industrielle, les écomusées, etc. et les expositions proprement dites, organisées dans des espaces culturels, des grandes surfaces, des foires, etc. Afin de ne pas alourdir inutilement le texte, nous prenons donc la liberté de nommer indifféremment musée, présentation muséale ou exposition tout événement se déroulant dans ce que nous avons défini comme un cadre muséal.


1.3.2.1. Un média en trois dimensions

      En tant que lieu conçu spécifiquement pour présenter, offrir, diffuser un certain savoir à un large public, "le média exposition se différencie de la plupart des autres médias par le fait que c'est un média à trois dimensions que le visiteur parcourt physiquement en toute liberté. 372 ". Si cette notion de liberté est très relative, car soumise, d'une part à la configuration architecturale intérieure (murs, couloirs, disposition des panneaux, etc.), et d'autre part à la 'trame narrative' déjà évoquée, nous nous arrêtons surtout sur le fait que l'exposition est un média où l'individu participe physiquement. Caillet (1995) et Guichard (1998) considèrent le musée ou l'exposition comme un lieu symbolique qui, contrairement à tous les autres médias, ne vient pas vers l'utilisateur, mais vers lequel celui-ci doit se rendre. Cette situation modifie radicalement la relation qui s'établit entre les deux protagonistes. L'exposition ne peut jamais "appartenir" à son visiteur, comme un journal ou une revue que l'on achète, ou même une émission de télévision qui, en entrant directement dans l'intimité de la vie privée des gens, peut être identifiée à un objet privé, personnel.

      Cette différence fondamentale est en même temps un avantage et un inconvénient. L'avantage réside dans le fait que la visite d'un musée ou d'une exposition reste un moment privilégié en dehors des habitudes quotidiennes. Une préparation psychologique ou en tout cas émotionnelle en résulte, tout à fait bénéfique à l'appropriation d'un message. On peut se réjouir de ce moment parce qu'il constitue, par exemple, un moment de détente à partager en famille. Ce type de motivation a été observé à maintes reprises à la Cité des Enfants de la Villette à Paris (Chaumier, Casanova & Habib, 1995; Guichard, 1998).

      Par contre, l'inconvénient d'un tel support vient de l'effort que doit fournir l'individu pour accéder à ce média. L'exposition ou le musée doit donc en permanence chercher à "attirer" son public, à se "mettre à sa place" pour répondre de la manière la plus appropriée à ses attentes... lorsqu'il ne s'agit pas de les provoquer, celles-ci n'apparaissant que rarement de manière spontanée. Du nombre d'entrées enregistrées dépend la survie de ce média.

      Pour répondre en partie à ce problème, nous rajoutons une quatrième dimension aux trois déjà évoquées, que nous attribuons à l'imagination. En plongeant physiquement le visiteur dans un espace recréé, l'exposition a cette possibilité incroyable d'offrir au visiteur un accès à son imaginaire. Décors, ambiance sonore et visuelle, lumières, projections, sensations tactiles, etc., autant de moyens que l'espace muséal peut utiliser pour l'éveiller émotivement.

      Or, ces outils, très spécifiques aux musées, sont souvent mal exploités. Si certains thèmes, reconnus comme porteurs, n'ont pas forcément besoin de ces 'artifices' (soit parce qu'ils fascinent le public, -le cerveau est reconnu comme tel- ou parce qu'ils portent en eux, cette dimension imaginaire -les dinosaures en sont un excellent exemple-), des thèmes comme celui du développement durable, très rattaché au quotidien des gens, devraient plus axer sur cette approche.


1.3.2.2. Un média "mis en scène"

      "Une des caractéristiques principales des médias est qu'ils ne correspondent pas simplement à des textes du savoir, mais se présentent comme des scènes. (...) Lors de l'usage d'un média on n'est pas devant un texte, mais face (ou dans) des scènes que l'on peut découvrir, soit en les explorant physiquement, soit en les parcourant du regard et parfois même en y assistant 373 ". Si nous ne partageons pas entièrement l'avis de Guichard (1998), dans le sens où nous n'accordons pas forcément cette particularité à tous les médias, nous reconnaissons cette caractéristique pour les présentations muséales. Notre acception de la mise en scène nécessite un espace physique en trois dimensions qui se différentie ainsi de la mise en page, qui reste une spécificité du média en deux dimensions. Nous acceptons donc tout à fait l'idée qu'un texte puisse être mis en scène, pour autant qu'il s'inscrive dans un espace physique en interaction avec d'autres éléments, créant ainsi un 'décor' signifiant... pour autant que le visiteur mette en relation les différentes parties qui le constituent. En effet, la juxtaposition d'éléments n'est pas forcément perçue comme un tout, comme ce que Guichard (1998) définit comme "une unité de sens". Dès lors, la mise en scène perd toute sa signification, celle-ci jouant sur les interactions des parties proposées, et non sur l'intérêt intrinsèque de celles-ci.


1.3.2.3. Le visiteur, un "consommateur" particulier

      L'utilisateur du média exposition bénéficie d'une dénomination particulière. Si le terme de "public" est fréquemment utilisé dans la conception de l'exposition ou pendant son évaluation, au moment où l'individu est à l'intérieur du cadre muséal, il est qualifié de 'visiteur'. Ce terme a son importance. Guichard (1998) reprend l'étymologie de ce mot pour accentuer la relation d'échange qui s'instaure entre le visiteur et ce qui est exposé. Rendre visite à quelqu'un implique un acte le plus souvent volontaire en vue d'établir une conversation. Cette relation d'échange change radicalement l'approche communicationnelle qui est habituellement attribuée à la présentation muséale. En effet, l'idée de conversation implique celle d'interaction, de feed-back, mais également de rupture dans la continuité de la transmission, le visiteur restant constamment libre de recevoir ou non le message qui lui est proposé.

      Dans le même ordre d'idée, musées et expositions sont généralement définis comme une interface entre ce que l'on peut appeler un 'savoir savant' et le public. Davallon (1996) va plus loin dans cette approche en considérant l'exposition comme un monde intermédiaire entre celui du scientifique et la vie de tous les jours. Cette approche se vérifie parfaitement dans le cas du développement durable, le 'savoir savant' est constamment relié à l'environnement quotidien de l'individu. Il faut dès lors se reposer la question de ce que représente réellement une interface. 'Dans son rôle d'interface, (le musée) transforme le visiteur de spectateur en concepteur de sa propre culture. Espace de transformation, il se joue des contraintes pour avancer ses potentialités.(...) Lieu de formation, il développe en priorité attitudes et démarches, facilite les prises de recul, multiplie les changements d'angles et conduit aux échanges de points de vue. L'émotion, l'imagination et la raison doivent se rencontrer dans chaque salle. 374 ' Par rapport à notre problématique, rendre le visiteur spectateur n'est pas suffisant. Si la prise de recul est nécessaire, elle doit être favorisée par l'action que le visiteur peut avoir sur l'environnement qui lui est proposé. De spectateur, il devient donc acteur. De même, si les échanges de points de vue sont indispensables pour favoriser un esprit critique, ils ne sont pas suffisants. Ils doivent être accompagnés d'outils pratiques, pour que le visiteur n'en reste pas à la seule réflexion intellectuelle.

      Ces différentes approches sont importantes dans le sens où ce 'nouveau monde médiatique' doit s'en inspirer pour mieux s'en détacher et ainsi parvenir à s'inscrire dans un espace social répondant à certaines normes culturelles. Celles-ci ne doivent pas être considérées comme un carcan limitatif, mais comme des points de repère pour l'instauration d'un système relationnel et communicationnel entre le visiteur et l'exposition. Pièce centrale entre le savoir divulgué et l'exposition en tant que support de ce dernier, le visiteur impose une relation à trois dont il est le centre, et dont le médiateur est remplacé par la muséologie elle-même. "Elle induit chez les médiateurs des stratégies de mise en exposition qui interfèrent entre elles: stratégie esthétique (l'apparence de l'objet), communicationnelle (visant la compréhension d'un savoir), et ludique (correspondant aux sollicitations du visiteur). Chacune installe un rapport entre le visiteur et ce qui est exposé. 375 "

      Ainsi, tout en restant attentif au fait que le visiteur reste libre d'accepter ou non la relation qui lui est proposée, l'exposition peut décliner celle-ci sous différentes formes. Cette approche, si elle envisage d'autres formes de communication que celle basée sur l'échange ne nous semble néanmoins pas antinomique au fait que le visiteur doit être considéré moins comme 'ce que le dispositif doit transformer que ce qui est la condition même de son fonctionnement' 376 .

      Les évaluations menées auprès du public de la Cité des Enfants de la Villette à Paris montrent qu'il est tout à fait possible, pour un espace muséal, de créer son propre public. "Créer son public ne relève pas que du point de vue purement quantitatif. Il ne s'agit pas seulement de fidéliser un public. Créer son public, c'est faire émerger et structurer des comportements qualitatifs nouveaux. 377 " Ces évaluations montrent que, si le public visé est celui des enfants de 5 à 12 ans, le public effectif qui s'y rend est formé le plus souvent de familles, dont les parents proviennent de professions intermédiaires (ouvriers, employés, etc.). La raison de cet élargissement du public de base est due non seulement au côté ludique ou émotionnel qui pousse les parents à accompagner leurs enfants, mais également au fait que les sciences y sont présentées pour des enfants. Les adultes n'ont donc pas "peur" de se trouver confrontés à un environnement qui mette leurs connaissances en échec (Guichard, 1998).

      Si cet aspect est important en ce qui concerne l'accès aux savoirs scientifiques, il est primordial pour aborder la problématique du développement durable. Comme nous l'avons soulevé dans le chapitre 1.1, l'individu intervient principalement sur ce processus à travers ses choix vie et donc de consommation. Les connaissances scientifiques qui y président sont donc certainement moins importantes que les décisions éthiques personnelles. Il convient donc que le visiteur ne se sente pas 'culpabilisé', 'stigmatisé' parce que ses choix ne correspondent pas aux exigences de la durabilité. Dans ce sens, toute approche béhavioriste, du style 'presse-bouton' décidant de manière binaire de la justesse de la réponse donnée, sont à exclure d'office.


1.3.3. Stratégies de diffusion des savoirs en muséologie

      Les spécificités que nous venons d'évoquer ainsi que les recherches menées à travers les évaluations ont obligé les chercheurs à développer un certain nombre de stratégies spécifiques à la diffusion de messages scientifiques dans le cadre muséal et de nombreux auteurs ont travaillé sur ce sujet de manière très approfondie. Sans rechercher l'exhaustivité, notre travail présente une compilation des stratégies reconnues comme favorisant la transmission et la compréhension d'un message par le visiteur au sein d'une exposition.

      Pour y parvenir la présentation muséale doit donc tenir compte d'éléments qui interviennent dans l'élaboration et la mise en place du projet, dans l'utilisation de l'espace muséal (Giordan, 1997) ainsi que d'un certain nombre de facteurs liés aux éléments mis à la disposition du visiteur à l'intérieur de ces espaces.


1.3.3.1. Eléments mis à la disposition des publics


1.3.3.1.1. D'un environnement didactique à un environnement scénographique

      Dans le choix des éléments à mettre à la disposition des publics, il faut avant tout se souvenir que le but premier d'une exposition n'est pas la transmission de savoirs. Le visiteur y entre avec d'autres attentes, d'autres objectifs, liés notamment à la satisfaction d'un plaisir ludique, à l'émotionnel, à l'effectif et dont il faut tenir compte.

      La mise en place d'éléments dans un espace muséal correspond à ce que Giordan appelle un 'environnement didactique' lorsqu'il s'adresse à un cadre scolaire. Nous référant à l'approche de Guichard (1998) définissant l'exposition comme un média 'mis en scène' (point 1.3.2.2.), nous définissons l'environnement didactique spécifique au cadre muséal par les termes 'd'environnement scénographique'. Celui-ci se définit en fonction des besoins et des attentes du visiteur (en fonction de ses conceptions et de sa façon de donner du sens, de ses valeurs, etc.), de ceux des objectifs liés au sujet présenté, ainsi qu'en lien avec les espaces dans lesquels ils sont disposés. Ses caractéristiques sont les mêmes que celles de l'environnement didactique, la "souplesse" de ses différents éléments à s'adapter et à être modelés en fonction des publics restant un élément primordial (point 1.2.4.7.).

      Les interactions qui se créent entre le visiteur et les différents éléments de cet environnement, en fonction du sens perçu et donné par les visiteurs vont déterminer le cheminement à travers l'exposition (Guichard, 1998). Mais, 'dire qu'un dispositif muséographique ou médiatique a du sens, ne veut pas simplement dire qu'il a de la signifiance, mais veut aussi dire qu'il peut provoquer du désir, mobiliser, mettre en mouvement un usager qui lui trouve de la valeur 378 '. Cet aspect est fondamental, non seulement pour déclencher le processus d'apprentissage chez les visiteurs mais également pour permettre la survie économique de l'exposition, dépendante de l'intérêt qu'y trouvent ces derniers.

      La quatrième dimension que nous proposions précédemment (point 1.3.2.1) entre parfaitement dans la diversité que vise la mise en place de cet environnement scénographique. La complexité inhérente au thème du développement durable ne peut d'ailleurs se passer de cette dernière, comme nous le relevions déjà au point 1.2.4. lorsque nous abordions les outils didactiques favorisant l'approche complexe.


1.3.3.1.2. L'écrit

      N'ayant bénéficié de très peu de recherches, le texte, qu'il soit sous forme d'étiquettes explicatives, de panneaux, de paratextes ou d'écrans multimédia est un élément encore privilégié de la présentation muséale. Bien que l'on reconnaisse son peu d'efficacité en tant qu'élément de diffusion de savoirs, il fleurit encore sur tous les murs d'exposition. S'il ne peut et ne doit pas être aboli, il doit être construit en fonction de l'environnement dans lequel il s'inscrit. Si nous ne partageons pas l'avis de Jacobi (1996) qui voit dans l'écrit l'élément principal de la diffusion de savoirs, nous reconnaissons que, pour que ce dernier puisse avoir un impact, toute une série de paramètres doivent être respectés. Ainsi, la grosseur des caractères, le nombre de mots, la difficulté syntaxique doivent être pris en compte. Au même titre que la hauteur du texte, la position, le support, l'utilisation de couleurs, le contraste, etc. (Jacobi, 1998). Pour compléter cette approche, Davallon (1996) propose différents types d'aides qui permettent au visiteur de repérer les informations pertinentes et/ou celles qui portent sens pour les concepteurs.

      Concernant la manière syntaxique d'utiliser l'écrit, Jacobi (1998) relève quelques points qui nous semblent fondamentaux. Si la longueur des textes figurant sur les cartels qui accompagnent les objets exposés ne devrait pas dépasser les 50 mots, il relève de l'étude menée par Hirschi & Screven (1988) que l'utilisation de questions dans l'énoncé aurait tendance à rallonger le temps que le visiteur accorde à cet élément. De plus, cette formulation aurait tendance à favoriser l'échange entre les visiteurs, principalement lorsque, dans un groupe de personnes, l'une d'elles se "dévoue" pour lire à haute vois les textes proposés.

      N'envisager l'écrit que dans une seule forme, fut-elle optimale pour la majorité des visiteurs, nous semble très réducteur. Tout comme l'environnement scénographique dont il fait partie intégrante, il nous semble important que l'écrit soit proposé sous différentes formes et sur des supports variés, afin de répondre au mieux aux besoins spécifiques des publics. Ainsi, en relation directe avec notre problématique, nous pensons que l'une des formes que pourrait prendre l'écrit serait l'affiche publicitaire.


1.3.3.1.3. La trame narrative

      Ces indications, le plus souvent visuelles, peuvent également être envisagées pour faciliter l'appréhension de la "trame narrative" que nous évoquions déjà comme une stratégie mise en place suite aux observations faites par Cummings (1940) dans le cadre d'une évaluation réalisée lors de l'exposition internationale de New York de 1939. "Prônée par les concepteurs d'expositions soutenant qu'il fallait proposer au public une interprétation, une médiation 379 ", elle a le grand avantage d'apporter une certaine homogénéité de la part de ces derniers par rapport au sujet traité. Par contre, à notre connaissance, aucune étude ne permet d'affirmer que cette trame est repérée par les visiteurs. Tout comme la mise en scène, elle n'apparaît qu'à travers la mise en relation des différents éléments proposés. Cette structuration interne du message est une stratégie récurrente qui sous-tend la plupart des conceptions d'exposition.

      Nous voyons deux limites fondamentales à cette démarche.

      La première est spatiale. Si cette stratégie offre aux visiteurs les repères traditionnels de la linéarité qu'on retrouve en littérature, elle participe à limiter la liberté de choix dont doit pouvoir bénéficier le visiteur d'une exposition En effet, en ne suivant pas cette trame, il y a de grands risques que le message délivré ne puisse être appréhendé.

      La seconde est très intimement liée à notre problématique. Si nous ne nions pas l'utilité d'une 'trame narrative' en vue d'aider le visiteur à poser des points de repères temporels pour, en quelque sorte, 'reconstruire' le message proposé par le muséologue, nous pensons que celle-ci ne peut se faire que lorsque le thème sur lequel sur lequel s'appuie l'exposition permet d'accéder à une certaine linéarité. Dans le cas du développement durable, nous avons vu que les interactions qui le constituent empêchent cette dernière. Nous devons donc trouver d'autres moyens, plus pertinents à l'approche complexe et aux mécanismes d'apprentissage, pour offrir au visiteur la possibilité de se créer de nouveaux repères qui lui soient intrinsèques, en référence à son propre vécu, par exemple en faisant appel à ses centres d'intérêt personnels.

      D'une manière générale, la trame narrative ne favorise pas l'approche systémique que nécessite la pensée complexe, celle-ci fonctionnant sur l'idée de réseau et non de linéarité.

      Toutes ces stratégies, si elles sont reconnues comme facilitant l'accès aux connaissances dans un environnement scénographique ne sont pas forcément intégrées comme telles par les concepteurs. Les évaluations en muséologie sont encore peu pratiquées et il est difficile de connaître l'impact réel d'une exposition sur la transmission de savoirs ou de connaissances ou sur la modification d'un comportement.


1.3.3.2. Organisation et structuration de l'espace muséal

      L'organisation spatiale d'une exposition a une importance primordiale dans la compréhension du message divulgué, si l'on se souvient du fait que la construction de sens que fait le visiteur dépend d'éléments aussi simples que son état de fatigue ou ses affects du moment (Guichard, 1998). Ces facteurs, intrinsèques à l'individu, ne peuvent être éludés. S'il est relativement aisé de proposer des "aires de repos", celles-ci peuvent également participer à une structuration de l'espace offrant des "ambiances" favorables aux différentes activités présentées. Ainsi, le visionnement d'une séquence animée, l'utilisation d'une borne interactive, la participation à une agora (réelle ou virtuelle) sont des activités statiques qui peuvent être envisagées de manière à offrir aux visiteurs des moments de repos en position assise, au sein d'un univers sonore approprié. De tels aménagements participent également à la diversification de l'environnement scénographique.

      Une grande importance est mise sur le moment où le visiteur entre dans l'exposition. Il doit sentir qu'il pénètre dans un univers différent, qui n'est pas celui de la réalité, pour, d'une part, oser se laisser aller et s'ouvrir pleinement, sans réticence, à tout ce qui va lui être proposé, et d'autre part, pour accéder au recul nécessaire pour appréhender sa propre réalité à travers l'ensemble des éléments qui lui sont proposés. Ce 'sas d'entrée', cette 'interface', dont le but est de rapprocher l'exposition du visiteur (Davallon, 1995; Necker, 1996; Girault & Guichard, 1996; Tournoux, 1996; Giordan, 1996; Schiele, 1996), se rapproche très fortement du traditionnel 'il était une fois' des contes de fées et qui indique à l'enfant que tout ce qui va se passer à partir de ce moment-là est du domaine de l'imaginaire, même si cet imaginaire est là pour lui permettre de se construire lui-même et mieux comprendre son environnement (Bettelheim, 1976).

      Mais l'organisation de l'espace muséal ne se limite pas à ce 'sas' d'introduction. La manière de structurer et de diviser l'espace muséal doit favoriser des interactions entre visiteurs (Baudichon, Verba & Winnykamen, 1988) ainsi que la confrontation avec des objets ou des tiers (Giordan, 1996; Guichard, 1996). Elle doit également permettre un certain regroupement des divers éléments traitant d'un même sujet pour permettre des redondances et apporter une plus grande cohérence dans les activités proposées (Giordan & Lintz, 1992).

      Cette notion d'espaces muséaux assignant des fonctions spécifiques à des parties ou des éléments distincts de l'exposition est particulièrement développée par Giordan (1996). Partant du principe qu'une exposition s'adresse à différents publics, quelles que soient les connaissances préalables, l'âge, la culture, les intérêts, les motivations, il est important que chacun puisse y trouver son compte, puisse y apprendre quelque chose qui corresponde à ses attentes, à son niveau de connaissance. Une exposition doit donc offrir des points de repères pour que le visiteur ne s'y sente pas perdu, en même temps que des éléments qui lui permettent de se sentir concerné par le thème abordé tout en lui offrant la possibilité de réinvestir son savoir antérieur. Prenant appui sur le modèle allostérique (point 1.2.4.7), ces éléments doivent également le perturber assez pour susciter sa curiosité, son intérêt, et remettre en question ses convictions.

      Pour parvenir à ces objectifs, Giordan (1996) propose une structuration de l'espace muséal qui réserve ce qu'il appelle 'des espaces à vocation spécialisée'. S'appuyant sur la prise en compte des conceptions des apprenants et sur les principes du modèle allostérique, ces différents espaces sous-entendent la mise en place d'un environnement didactique adapté à chacun d'eux.


1.3.3.2.1. Espace de concernation

      L'espace de concernation est là pour interpeller le visiteur. Il s'appuie sur la nécessité de provoquer une déstabilisation des conceptions des apprenants pour que ceux-ci remettent en question leurs acquis. 'Ces perturbations créent une tension qui rompt ou déplace le fragile équilibre que le cerveau du visiteur-apprenant a mis en place. Cette dissonance fait progresser; sans celle-ci, ce dernier n'a aucune raison de changer d'idée ou de façon de penser. 380 ' Cette entrée en matière dans le vif du sujet est le seul moyen pour que le visiteur se sente concerné par le sujet proposé par l'exposition ou le musée. Il s'agit en quelque sorte de créer un climat 'conditionnant' le visiteur à se poser des questions face à son propre savoir et cela, en l'obligeant à mobiliser ce dernier. «Ce qui reste fondamental c'est que l'exposition interroge, suscite la curiosité, pose problème, motive le visiteur à en savoir plus et l'entraîne à consulter d'autres supports médiatiques (livres, revues, audio-visuels...). 381 »


1.3.3.2.2. Espace de compréhension

      L'espace de compréhension doit donner une suite à ce travail de questionnement en offrant un environnement didactique fournissant au visiteur les éléments nécessaires à la reconstruction d'un savoir nouveau, plus élaboré, mieux adapté à son 'nouveau' système de pensée. Jeux de société ou individuels, documentations, expérimentations, débats, modélisations, simulations, etc. sont autant d'éléments à mettre en oeuvre pour faciliter l'accès à une compréhension plus grande de la problématique soulevée.

      Dans cet espace, la contextualisation des expériences ou des objets par rapport à l'ensemble du sujet traité (Girault & Guichard, 1996) permet au visiteur de mieux l'appréhender (Guichard, 1995). Les manipulations d'objets (Vignes, 1993) ou de réalités virtuelles (Langaney & Hubert van Blyenburgh, 1996) impliquant une action directe du visiteur sur le sujet abordé apportent un aspect ludique en même temps qu'une réflexion que l'on retrouve dans toute approche expérimentale (Charpak, 1998). Ces manipulations, réelles ou virtuelles doivent être envisagées sous forme d'éléments interactifs (Borum, Massey & Lutter, 1994) offrant des apprentissages par essai et erreur (de Vecchi, 1993; Abrougui, 1994), mais allant plus loin que le seul feed-back 'juste ou faux' issu du mouvement béhavioriste présenté dans le chapitre précédent.

      De même, la mise en place de situations favorisant l'investissement personnel du visiteur, ou orientant son activité vers un objectif qui l'interpelle de manière personnelle (Abrougui, 1994; Giordan & De Vecchi, 1987), doit être envisagé. Pour y parvenir, l'environnement didactique doit offrir au visiteur des éléments multisensoriels et multicommunicationnels (Schiele, 1996) fondés sur la prise en compte de trois éléments essentiels: l'action sur le réel, l'émotion et la rencontre entre les gens. Cette rencontre entre les gens se fait très souvent autour d'éléments nécessitant une certaine manipulation. Une co-éducation entre visiteurs se met alors en place à travers l'observation et l'imitation. Il en résulte fréquemment des échanges, des confrontations et une verbalisation tout à fait favorable à l'apprendre (Vignes, 1993). Ce réinvestissement direct du savoir apparaît également dans le modèle allostérique comme un élément facilitant l'intégration du savoir.


1.3.3.2.3. Espace pour en savoir plus

      Le but de cet espace est d'approfondir les investigations faites dans l'espace de compréhension en apportant des informations ou des éclairages plus poussés sur le thème, ainsi qu'en organisant le savoir en fournissant des repères. Envisagé sous la forme d'une multimédiathèque qui peut être complétée par ce que nous pourrions appeler des 'réserves visitables', à savoir des objets non présentés systématiquement au 'grand public', mais mis à disposition des personnes intéressées, cet espace offre des repères, une réflexion en rapport à l'actualité, des éclairages sur l'état des recherches, etc.

      La mise à disposition des visiteurs de personnes ressources compétentes, non seulement en informations (connaissances du sujet) mais en animation ou en médiation s'avère également un élément fort apprécié du public et entrant de manière très forte dans l'impact de l'apprentissage de connaissances. 'Lieu de consultation et salle de démonstration, ce dispositif permet des déterminations, des mises en relations, des investigations ainsi que des activités d'animation autour de spécialistes' 382 .

      Tout comme la 'trame narrative', cet aménagement de l'espace ne nous semble pas adéquat pour aborder un thème aussi complexe que celui du développement durable. Cet aspect faisant l'objet d'une hypothèse, nous ne développons pas plus avant notre propos.


1.3.3.3. Difficultés spécifiques à l'aménagement d'un environnement scénographique


1.3.3.3.1. Equilibrer didactique et ludique

      Si l'exposition doit séduire son public, Guichard (1998) montre combien le plaisir ludique peut supplanter le message pédagogique que désire délivrer l'environnement scénographique. Hubert van Blyenburgh (1999) va jusqu'à envisager le risque que court l'exposition scientifique d'une dérive vers le "parc de loisirs". Sans aller jusque-là, les observations menées à travers les conversations qu'entretiennent les visiteurs entre eux à la Cité des Enfants de la Villette à Paris, montre que lors de l'utilisation d'éléments qui mobilisent beaucoup l'activité, "la réussite de l'action prend souvent le pas sur la compréhension du fonctionnement des dispositifs 383 ". Si nous repartons de l'affirmation de Mialaret (1996), l'essentiel n'est-il pas de provoquer l'action, le savoir qui en découle pouvant ou devant en quelque sorte, remplacer le sens que les concepteurs souhaitent donner à tel ou tel élément?

      Nous pensons qu'en évitant les extrêmes, une approche affective, émotionnelle, issue tant d'éléments ludiques que d'une présentation faisant appel à l'imaginaire des visiteurs est complémentaire à une approche plus réflexive, qui ne nécessite pas forcément un 'étalage' de connaissances. La créativité du concepteur doit permettre la réalisation d'un environnement qui, tout en 'distrayant' le visiteur, touche sa motivation intrinsèque. Ceci est d'autant plus important que nous visons un 'passage à l'action' en faveur du développement durable. Comme nous l'évoquions déjà aux points 1.2.6.2. et suivants 'la motivation est indispensable à l'apprentissage et les expositions peuvent en effet remplir des fonctions de motivation. Dans le domaine affectif, elles peuvent opérer aux niveaux de l'attention (par ex. la réceptivité du visiteur), de la réaction (par ex. sa volonté de réagir aux objets) et peut-être, quoique ceci soit plus controversé, de l'appréciation (l'attitude du visiteur). Toutefois, le fait de dire que les expositions peuvent éveiller l'intérêt des visiteurs pour un sujet et ainsi influencer leur désir d'apprentissage ne constitue pas en soi une théorie de l'apprentissage au musée, bien que cela demeure un but raisonnable. 384 '

      La multiplicité des publics que nous avons déjà relevée ne doit pas nous faire perdre de vue que certains visiteurs viennent au musée simplement pour se divertir, voire pour 'passer le temps' lors d'un dimanche de pluie, alors que d'autres y entrent avec la ferme intention d'y apprendre quelque chose. Les deux attitudes ne sont d'ailleurs pas forcément antinomiques et il est fort probables que certaines personnes y entrent sans pouvoir définir de manière aussi claire leurs intentions de départ. Le musée est aussi un lieu public, un endroit où l'on peut rencontrer ou du moins côtoyer d'autres personnes, par exemple pour briser un sentiment de solitude. Toutes ces motivations à entrer dans un musée sont importantes et chacun doit pouvoir y trouver, au moins en partie, une réponse à ses attentes, mêmes si celles-ci ne sont pas consciemment exprimées.


1.3.3.3.2. Gérer les nouvelles technologies

      Les multimédias au musée, entre 'objets valises' et 'objets frontières'. Ces deux dénominations, que l'on doit à Flichy (1995) montrent bien l'ambiguïté dans laquelle se situe le multimédia. En tant qu'objet 'valise', il laisse ouvertes toutes les attentes et toutes les peurs. Tantôt envisagé comme LE moyen d'attirer, d'intéresser le public, de communiquer avec lui en même temps que de lui transmettre un savoir, tantôt vu comme l'usurpateur, celui qui, petit à petit, prendra tant de place qu'il remplacera le musée. Quelle que soit la position adoptée, il ne laisse pas indifférent et sa méconnaissance engendre les fantasmes les plus fous.

      'Objet frontière', il l'est pour tous ceux qui en ont déjà fait l'expérience et qui, s'ils ne peuvent prédire de ses développements futurs, en connaissent déjà certaines limites. Il ne faut pas oublier, comme le rappelle Davallon, (1998/2), que la muséologie est un terrain de prédilection offert aux NTIC (nouvelles technologies de l'information et de la communication). En effet, le développement d'innovations se fait souvent par certains programmes, conçus en fonction de besoins spécifiques liés à l'environnement scénographique. L'utilisation à outrance de ces outils a même fini par déplacer le rapport qu'entretenait le visiteur à l'exposition, au support même de son message. C'est l'image qui devient en quelque sorte 'objet d'exposition', le sujet, le thème, n'étant plus qu'une sorte 'd'alibi' à une débauche d'effets spéciaux. Si cette dérive de l'outil informatique 'risque de submerger le visiteur d'impressions confuses (...), on peut aussi mesurer l'immense succès rencontré par ce mode de scénographie adaptée, il est vrai, à des sujets grand public 385 '. Cette 'débauche technologique' a fait place à une utilisation des dispositifs interactifs comme complément didactique, au même titre que des panneaux, des cartels ou autres audiovisuels (Goldstein, 1998).

      Cette tentation d'utiliser les nouvelles technologies, qu'elles soient de l'information, du traitement de l'image ou d'autres domaines techniques, au sein des musées reste néanmoins très forte. Si celles-ci ont un côté attrayant indéniable, plusieurs difficultés apparaissent, dont la maîtrise de ces dernières par les utilisateurs n'est pas des moindres. Il faut rester vigilant au fait que chaque interface technologique demande une certaine connaissance préalable à sa manipulation. Même si celle-ci est présente, la diversité des formes que prennent ces interfaces oblige à chaque fois à un certain "apprivoisement" de l'objet. Cette distance entre visiteur et objet va à l'encontre d'une démarche visant la concernation, l'implication et l'appropriation d'un message (Montpetit, 1998; Guichard, 1998) et qui plus est d'un message complexe.

      Néanmoins, si cette difficulté peut être dépassée (interface ne demandant qu'un minimum de réflexion, peu ou pas de changement dans l'ensemble des interfaces proposés, etc.) son temps d'utilisation pose un problème encore non résolu. De plus, certaines observations tendraient à montrer que leur utilisation augmente 'l'impression d'une muséologie 'en fragments', en parcours libre composé d'éléments autonomes, sans lien émotionnel 386 '. Paradoxalement, l'utilisation de bornes interactives identifiant le visiteur et lui permettant d'entrer ses propres données révèle que les visiteurs "jouent le jeu" jusqu'au bout... pour autant que le temps de passage à la borne de dépasse pas trois minutes! Ils suivent beaucoup plus facilement les étapes proposées par le concepteur et sont curieux des résultats obtenus (Hubert van Blyenburgh, 1999).

      Dans l'optique d'une diversification de l'environnement scénographique, le multimédia doit être envisagé sous plusieurs formes. Bornes interactives pour une identification, écrans mis à disposition pour un 'savoir plus', réceptacle pour des propositions, des entrées de données, des votes, etc. voilà quelques-unes des formes que peuvent prendre les NTIC dans une optique de manipulation directe par les visiteurs. Projection d'images de synthèses, gestion de données, affichage de résultats, aides pour permettre au visiteur de quitter sa réalité, de pénétrer dans la quatrième dimension que nous lui proposons, voilà quelques pistes pour permettre une utilisation variée de ces technologies. Empiétant sur le point suivant, elles permettent également de participer à la gestion des 'niveaux' de vulgarisation.


1.3.3.3.3. Gérer les "niveaux" de vulgarisation

      Quel que soit le type de muséologie adopté, la mise en exposition ne peut faire l'économie de la vulgarisation. Bien que celle-ci soit le plus souvent associée aux domaines scientifiques, elle ne lui est pas strictement réservée (Labasse, 1997/1). Dans le cadre muséal, l'introduction d'un 'troisième homme', le vulgarisateur (Jacobi & Schiele, 1990), est considérée comme indispensable. Son rôle consiste à proposer des images, des analogies, des modèles, des maquettes, des situations, tout autant qu'un langage simple et adapté au public auquel s'adresse le message à transmettre. La vulgarisation, ressentie par certains comme le lien indispensable pour permettre une véritable démocratisation du savoir (Miller, 1998, Koster, 1998), n'est vue par d'autres que comme une manière de maintenir un écart entre le grand public et le milieu scientifique (Roqueplo, 1974). Plus tragique encore, l'étude américaine menée par Tichenor, Donohue et Olien (1970) montre que le développement de la vulgarisation dans les médias tend à augmenter les différences de niveaux de connaissance entre les personnes ayant bénéficié d'une formation scolaire de haut niveau et les autres.

      Il faut donc accorder une place tout à fait primordiale à la manière de vulgariser un savoir pour qu'une certaine familiarité avec les sciences se développe. Celle-ci permet à l'individu de mieux comprendre son environnement et ainsi à mieux interagir avec lui (Jacobi & Schiele, 1990; Miller, 1998; Koster, 1998). Ce pont entre un "savoir savant" et le public en général passe par la pertinence des éléments qui forment l'ensemble de l'environnement muséologique. Toutes les formes "d'aides à penser" (Giordan & De Vecchi, 1994) tels que schémas, modélisations, textes, dessins, projections, etc., mais également la disposition de celles-ci dans l'espace muséal et la pertinence des mises en scènes, participent à cette recréation de savoirs dans laquelle le visiteur n'est plus seulement un spectateur, mais un co-auteur. «Dans son rôle d'interface, (le musée) transforme le visiteur de spectateur en concepteur de sa propre culture. 387 » Tout comme dans la transposition didactique, la transposition médiatique (Guichard, 1998) n'est pas le résultat d'une "simplification" de l'exposé scientifique. Elle doit être considérée comme une véritable production de contenu (Raichvarg, 1997). Elle oblige à "détruire" le message scientifique tel que les chercheurs le conçoivent afin de le "restructurer" en adaptant sa forme au contexte (Guichard, 1998) et à l'individu auquel le message est destiné.

      

Tableau I/XXV : Facteurs intervenants sur la transposition médiatique

      Dans ce sens, si elle part de résultats scientifiques, elle ne doit pas retranscrire la rigueur et l'exhaustivité des démarches qui y amènent. L'intérêt doit rester dans l'application et l'utilisation de ces données au sein du processus dans lequel l'individu est également concerné. Bien que la conception de la transposition médiatique de Guichard (1998) reste centrée sur l'approche de contenus scientifiques et non de processus, nous retiendrons le fait que "lorsque le comportement induit se réfère à une pratique familière, la transposition fonctionne 388 ". Cette manière de diffuser un savoir scientifique permet de dépasser les obstacles liés au questionnement. Celui-ci n'est jamais le même entre chercheurs et visiteurs. Or, l'organisation d'une exposition se fait encore trop souvent en fonction des réponses que souhaitent apporter les concepteurs et les scientifiques et non en fonction des questions que se pose le "grand public" (Giordan, 1998; Guichard, 1998). Il est d'autant plus important de rester attentif à ce problème lorsque l'on sait que ce que Triquet (1993) nomme "la satisfaction des pairs" influence souvent grandement la manière dont le message est divulgué. Cette intégrité vis-à-vis du contenu scientifique de l'exposition amène souvent à un environnement scénographique rébarbatif pour le "grand public".

      Or, le but final d'une exposition est qu'elle doit non seulement être accessible par toutes les personnes, quel que soit leur niveau de connaissance du sujet et leur statut socioculturel, mais elle doit également permettre à chacun d'acquérir "quelque chose", qu'il s'agisse d'une connaissance, d'un savoir, d'une manière de penser, de s'approprier et de comprendre son environnement, un savoir-être, un savoir-faire, une plus grande confiance en soi, etc. Il importe donc de tenir compte de ces différents "niveaux" afin que la vulgarisation proposée puisse atteindre tous les publics, mais par des procédés adaptés à ceux-ci. Il est primordial que le premier niveau de lecture puisse être compris par tout le monde afin de ne pas décourager les moins avertis et inciter les personnes ayant déjà certaines connaissances du sujet à pousser plus loin leurs investigations (Pellaud, 1996).


1.3.3.3.4. Gérer "l'imprinting" culturel

      L'aspect culturel est très peu développé en tant que tel. Il apparaît comme une "toile de fond" à l'ensemble des conceptions, non seulement des apprenants, mais également des concepteurs d'exposition, des scénographes, des scientifiques, etc. Si cet aspect n'est pas fondamental tant que le propos de l'exposition reste "purement" scientifique, il devient déterminant dès que l'on envisage une muséologie du "point de vue" ou "interprétative". Dans une telle approche, les opinions individuelles, s'appuyant sur des valeurs issues de l'empreinte sociale et culturelle, telle que la définit Bourdieu (1994), entrent en ligne de compte. Or, les gens n'ont souvent pas conscience que leurs avis, leurs conceptions sont prédéterminés par la culture dans laquelle ils baignent (Hubert van Blyenburgh, 1999). Faut-il dès lors rendre les visiteurs attentifs à cet "imprinting" et aux conceptions qui en découlent? Si Hubert van Blyenburgh ne donne pas de réponse à cette question, son expérience en tant que concepteur d'expositions 389  lui montre que la seule démarche de concernation ne suffit pas pour leur permettre de prendre du recul par rapport à celle-ci. Nous référant à nos propres travaux sur l'impact favorable que peut apporter une confrontation directe au sein d'un média entre apprenants et conceptions 390 , nous avons opté pour une démarche similaire dans notre projet (v. chapitre 4). Cette approche interpelle l'apprenant en même temps qu'elle lui offre un repère, en le mettant face à sa propre manière de donner du sens. Parallèlement, la mise en scène de cette conception le déstabilise, car elle remet en question le bien fondé de cette représentation.


1.3.4. De l'exposition à un espace "médiatique" 391 

      L'exposition ne peut plus se contenter d'être un lieu de présentation. Pour parvenir à toucher une palette très large de publics différents et conserver une attractivité face aux nouvelles technologies de l'information et de la communication accessibles à domicile, elle doit devenir un véritable lieu de rencontre culturelle et sociale, d'échange d'idées et d'informations, un forum, une place publique (Bradburne, 1998). Nous ajoutons à cette panoplie des objectifs de formation, de détente, de plaisir et d'appropriation de savoirs. Dans une optique similaire, les lieux de culture scientifique ont démultiplié les actions et les supports d'information qu'ils proposent, en organisant dans leurs structures, non seulement des expositions, mais des conférences, des animations, des clubs scientifiques (Coiteux, 1996). Différentes expériences ont déjà été faites dans ce sens, mais à notre connaissance, aucun lieu muséal n'a encore tenté de rassembler en un seul lieu toutes les formes de contacts entre visiteurs/publics et lieu d'exposition qu'offrent les multiples facettes de l'éducation informelle dans son ensemble. Pour ce faire, l'exposition doit ouvrir ses portes, favoriser des partenariats et créer des synergies.

      Envisager la muséologie dans une approche médiatique permet de marier allègrement les nouvelles technologies à l'agora de l'Antiquité, diversifiant ainsi l'environnement scénographique de manière à répondre aux attentes et aux besoins personnels de chaque visiteur. Dans la même idée, Langaney revendiquait, pour les musées, le 'droit au souk 392 '. L'image est jolie, et exprime assez clairement l'idée que, dans une exposition, 'chaque visiteur, spécialiste ou non, doit y trouver quelque chose qui l'intéresse'.


1.3.4.1. Le musée, lieu de conférence

      Depuis de nombreuses années déjà les expositions itinérantes sont accompagnées de soirées thématiques traitant du sujet exposé. Diaporama, projections de films, récits de voyage, exposés et conférences s'y déroulent. Nous ne nous attarderons pas sur ce sujet, cet aspect du musée n'étant pas récent, mais relevant beaucoup plus de la tradition scientifique de recherche qui se rattache aux musées. Nous pouvons néanmoins relever que le public visé n'est plus uniquement celui des spécialistes du milieu, mais au contraire, le 'grand public', celui qui est convié à visiter les expositions liées au thème.


1.3.4.2. Le théâtre au musée

      La place du théâtre dans le cadre muséal prend deux directions distinctes. La première ne fait que 'profiter' de l'infrastructure que propose le musée en tant que lieu, pour venir y produire des pièces qui, bien qu'en relation avec le sujet proposé ne sont pas créées spécifiquement pour celui-ci. Si les gens de théâtre y trouvent une diversification intéressante dans l'environnement proposé pour leurs prestations, le musée, quant à lui, y voit une manière novatrice de bénéficier d'un public particulier, plus habitué aux rideaux de la grande scène qu'aux vitrines des musées. C'est le cas, par exemple, du Muséum d'histoire naturelle de Paris. 'Nous voulions tenter de faire venir à la Grande Galerie de l'Evolution du Muséum un public nouveau, qui a d'autres habitudes culturelles (dans ce cas le théâtre) et qui pourrait par ce biais, prendre un intérêt à visiter et/ou à faire visiter les diverses expositions. 393 ' Cette manière d'envisager l'intégration du théâtre au musée correspond parfaitement à la volonté 'd'utiliser de nombreux médias différents pour permettre à un public varié d'acquérir des connaissances scientifiques 394 '. Bien que les propos 'collent' parfois de manière très cohérente à ceux divulgués par l'exposition, nous ne pouvons considérer cette approche comme faisant partie intégrante de la muséologie. Elle apparaît bien plus en lien avec une stratégie de marketing inhérente à une logique commerciale visant la 'survie' économique, qu'avec une ouverture de la communication muséale à d'autres formes de diffusion et de médiation du savoir.

      La deuxième direction est conçue beaucoup plus clairement comme une interaction, voire une synergie de ces deux médias. La compagnie Alain Germain, après avoir démarré avec des spectacles donnés dans les murs du Musée d'Art moderne de la ville de Paris (Minuit pour Géant, 1977) se produit dans les musées scientifiques 395 . "Une collaboration étroite et une grande complicité avec les commissaires (...) permirent à l'exposition d'être entièrement pensée pour aboutir au spectacle (...). Il ne s'agissait plus d'une animation, comme on en avait déjà vu de-ci de-là, mais une oeuvre théâtrale et musicale à part entière qui permettait de mettre en valeur de manière ludique les faits les plus saillants et les idées principales à retenir concernant l'un des plus grands naturalistes français (...)" 396 . Dépassant l'idée même de confiner le théâtre à une scène, des troupes telles que "les Bateleurs de la Science" interviennent directement dans les couloirs du musée, entre les collections. Raichvarg (1999) évoque ainsi 'des parcours théâtralisés, des déroulements théâtraux s'adaptant, ou plutôt, se mêlant à un lieu, à des panneaux, à des vitrines dont l'organisation, la disposition ont été pensées avec. Le théâtre est, ici et là, un plus et un dedans 397 '. Mais, si la science envahit le monde du spectacle et se popularise encore plus en entrant dans les musées, Raichvarg (2000) pose clairement la question de la véritable mission de ces spectacles scientifiques, et plus particulièrement ceux dont la scène est un lieu d'exposition. 'La mise en spectacle de la science et de la technique peut-elle être un moyen intéressant pour assurer leur diffusion? Peut-elle être un instrument pédagogique efficace? Comment peut-elle se faire? Qui peut s'en charger? Que peut-elle apprendre et à quel public? Doit-elle véritablement apprendre? Que se passe-t-il, dès lors, si cette mise en théâtre a lieu sur une autre scène, celle du musée? 398 '

      Quelles que soient les approches envisagées, nous estimons que le théâtre est un moyen tout à fait complémentaire à la présentation muséale dans la diffusion d'un message.


1.3.4.3. Le musée comme lieu de débat

      L'agora, le lieu de concertation et de débat privilégier de la Grèce antique, reste l'image par excellence du principe démocratique. Or, il n'existe aujourd'hui que peu de lieux de rencontre, d'échange d'idée, d'opinion. Les "cafés scientifiques" ou "philosophique", s'ils reprennent un certain essor depuis ces deux dernières années, ne drainent souvent qu'un public d'habitués. L'idée que les lieux d'exposition deviennent de véritables "espaces publics" dévolus au citoyen pour s'exprimer et débattre des problèmes, des idées et des décisions auxquels il doit faire face refait surface. Cette idée est développée par Rasse (1999). Il voit dans les Centres de Culture Scientifique Technique et Industrielle, dans les écomusées et autres lieux qu'il nomme "musées de société" en opposition aux musées d'art et d'histoire qu'il considère plus "élitistes", des lieux de prédilection pour entamer des débats sur les rapports entre les sciences, les techniques et la société. Toujours pour cet auteur, ces lieux de savoirs drainent un public moins élitaire, plus proche des problèmes contemporains et surtout, plus disposés à en discuter ouvertement (Rasse, 1999). De plus, comme le relève Bradburne (1998), 'le besoin d'entrer en relation avec d'autres personnes est indéniable et représente l'un des premiers motifs de nos visiteurs' 399 . Il est donc important, particulièrement à l'ère de l'informatique, de privilégier le contact social, l'échange verbal, éléments favorables à l'accès à un esprit critique, en même temps qu'à un mieux être social.

      Pour Coiteux (1996), la présentation muséale elle-même représente un espace de dialogue servant de plate-forme idéale à un débat sur la problématique traitée. Le débat devient alors une complémentarité nécessaire à l'approche visuelle et émotionnelle qu'offre l'exposition. Dans notre propre démarche, le débat est un élément supplémentaire offert dans le cadre d'un environnement didactique diversifié, permettant au visiteur de mobiliser et de réinvestir directement les connaissances approchées au cours de la visite. Le discours, les arguments, sont autant de redondances, de diversification, de contextualisation différentes au message véhiculé par l'exposition.

      De plus, le débat, tel qu'il est organisé, par exemple, dans les 'cafés philosophiques ' ou 'scientifiques', part des questions et des préoccupations du public. Il casse donc radicalement cette approche 'top-down' d'un savoir venant immanquablement de 'ceux qui savent' vers 'ceux qui ne savent pas'.

      La diversification des activités proposées par le musée correspond également à une logique commerciale. Attirer des publics différents, souvent non habitués à entrer dans un musée, leur donner une 'culture muséale' assurant une certaine fidélité de leur part font partie d'une stratégie économique visant à garantir une survie financière. Le problème des subventions est toujours un frein à la mise en oeuvre de nouvelles expositions. Pour pallier à cette difficulté, les musées font souvent appel au 'sponsoring'. Si la recherche d'une synergie entre milieu scientifique et entreprises privées est tout à fait louable dans une premier temps, nous ne pouvons que regretter l'impact parfois négatif que ces dernières peuvent avoir sur le message diffusé. La 'bonne conscience' et l'image de marque que s'achètent ainsi des entreprises telles que 'Rhône-Poulenc Agro' en subventionnant la 'Serre, jardin de demain' ou 'Total' en finançant l'espace 'Environnement' d'Explora ne sont que la partie émergée d'une publicité souvent insidieuse qui se glisse parfois jusque dans la muséographie adoptée. D'autant plus que le regard critique du visiteur n'est pas forcément en éveil vu le cadre institutionnel et la référence scientifique que ce dernier constitue.


1.3.5. Le développement durable dans un cadre muséal

      Comme nous l'avons vu dans le chapitre traitant du développement durable, envisager la mise en place d'un processus de développement durable au sein d'une société sans utiliser les divers moyens qu'offre l'éducation informelle est pure utopie. Ce processus ne peut se mettre en place que si chacun en voit la nécessité réelle ou si l'évolution de la société dans laquelle nous vivons l'entraîne à accepter les valeurs inhérentes au concept.

      La question déontologique de savoir si, dans un système démocratique, on peut délibérément influencer le mode de vie et de penser des gens en présentant une exposition favorable à la mise en place du développement durable trouve sa réponse dans l'éthique: en plus d'être un consensus mondial, le développement durable tient compte du principe éthique de responsabilité, principe fondé en réponse à un impératif de survie, (Jonas, 1984) et qui plus est, vise un mieux être global, indépendant de l'intérêt personnel et particulier (Hunyadi,1998). En d'autres termes, la survie de l'espèce et le mieux être de l'humanité prévalent à l'intérêt individuel.

      L'Agenda 21 préconise d'ailleurs largement l'utilisation de l'éducation informelle et de son pouvoir d'influence sur les modes de vie lorsqu'il dit que: 'Les pays et le système des Nations Unies devraient établir des liens de coopération avec les médias, comme avec les secteurs du spectacle et de la publicité, en engageant des débats destinés à mobiliser leur expérience aux fins de modeler le comportement public et les schémas de consommation, et de faire largement usage de leurs méthodes 400 '.

      Nous constatons que l'environnement muséal n'est pas mentionné dans cette citation. Pourtant, plusieurs musées ont déjà tenté l'expérience de présenter si ce n'est le développement durable, du moins une partie de celui-ci dans leurs murs.


1.3.5.1. Préfigurations du développement durable dans les expositions

      Comme le rappelle Schiele (1995), l'éducation non formelle, et plus particulièrement les présentations muséales, s'inspirent de l'actualité 'avec une prédilection pour les thèmes médicaux (Krieghbaum, 1967) et, plus récemment, pour les thèmes environnementaux (Schiele et al. 1991) 401 '. '«La civilisation doit s'efforcer de maintenir un équilibre écologique avec le monde qu'elle habite» (Koster, 1998) car l'humanité -l'espèce humaine- et la Terre ont une histoire commune qui a commencé il y 4,5 milliards d'années. Or, comme s'accélère l'impact des activités humaines tant sur l'environnement que sur les sociétés, le moment est venu d'infléchir la course et de repenser nos façons de faire. Il est de la responsabilité des musées d'être cette conscience. 402 'Ainsi, bien que trop récent pour bénéficier d'une véritable 'expographie', terme qui, à l'instar de la bibliographie pourrait exprimer le recensement des expositions traitant d'un même sujet, le développement durable se situe principalement dans la continuité des expositions traitant de l'environnement. Or, ce dernier, appréhendé trop souvent sous l'angle restreint d'un environnement 'nature', reste principalement l'apanage des musées d'histoire naturelle. Néanmoins, la relation entre homme et nature se faisant de plus en plus présente dans les esprits, certains de ces derniers ont su tenir compte de ce nouvel état d'esprit et proposer aux visiteurs une réflexion dépassant la seule approche biologique, voire naturaliste de l'environnement. L'homme entrant donc dans les préoccupations écologiques et vice-versa, certains musées d'ethnographie se sont donc également mis en devoir d'aborder différents aspects de cette problématique.

      Sans nous restreindre à un type de musée particulier, nous avons cherché, à travers le monde francophone, à aborder différentes manières d'entrer dans ce sujet. Les expositions que nous présentons dans ce travail ont donc été choisies en fonction de la diversité des approches muséologiques qu'elles proposaient. Pour rester le plus possible en adéquation avec notre propre problématique, nous avons également tenu à ne présenter que des expositions récentes, présentées en langue française, et proche de notre environnement culturel. La plus 'vieille' est celle de l'espace 'Environnement' d'Explora de la Cité des Sciences et de l'Industrie de Paris qui a ouvert ses portes en 1992. Viennent ensuite celles de 'L'air ou les malheurs de Zéphyr' et de 'Nature en tête', toutes deux créées en 1996, celle de 'La Serre, jardin de demain', réalisée en 1997, et enfin 'Vivre ou survivre' qui a ouvert ses portes en 1998 et 'Le Jardin Planétaire' en 1999. Nous avons conservé cet ordre chronologique dans leur présentation.

      Les descriptions qui suivent ne se veulent pas exhaustives. Nous n'avons pas cherché à 'mesurer' ces expositions par rapport à leur surface de présentation, le pourcentage de texte qu'elles offrent en rapport à l'interactivité qu'elles proposent ou encore l'impact cognitif qu'elles ont sur leurs publics. Nous avons préféré conserver l'aspect 'visite', tel que M. Toutlemonde est appelé à la faire. Bien que visiteurs particuliers, nous nous sommes laissé aller aux ambiances, à la convivialité, au plaisir qu'elles offrent à travers les critères de la grille de lecture présentée au point 2.1.5. Le descriptif proposé dans ce travail est une véritable visite de l'exposition, afin que le lecteur, à travers son imagination et les quelques illustrations proposées, puisse suivre le fil conducteur et tenter de vivre à son tour les émotions que nous avons nous-mêmes ressenties.


1.3.5.2. Quelques expositions autour de ce sujet


1.3.5.2.1. L'espace 'Environnement' d'Explora

      
Conception et réalisation La Cité des Sciences et de l'Industrie
Chargé de projet Jean-Marc Providence
Soutien financier TOTAL
Lieu de présentation Exposition permanente dès 1992: Cité des Sciences et de l'Industrie de la Villette, Paris
Publics visés Non défini de manière spécifique
Animations annexes Atelier de prévision météorologique
Documents en complément Guide d'Explora

      a. Objectifs

      'Avec 1000m2 d'exposition permanente spectaculaire, la cité des Sciences et de l'Industrie souhaite offrir au public les outils permettant d'accéder à une réflexion globale et cohérente sur l'environnement 403 '.

      b. Choix muséologiques

      Cette exposition s'inscrit dans une démarche muséologique scientifique si nous tenons compte du contenu proposé et de la manière dont il est présenté, et ceci bien que certains 'points de vue' soient proposés à la réflexion du visiteur. Elle offre avant tout des connaissances, tout en exposant quelques-uns des débats écologiques actuels. Au-delà de ces quelques débats, cette exposition ne propose pas une approche systémique de l'environnement. Celui-ci en reste à un environnement 'nature', sans véritables liens avec les activités humaines, la démographie, la santé, l'économie, etc. Cette vision est confirmée par les concepteurs, lorsqu'ils parlent de l'environnement appréhendé comme 'cadre de vie de l'homme'. Pourtant, c'est dans le souci de favoriser une approche globale qu'ils ont choisi d'axer cette exposition sur l'écologie et la climatologie. 'Souvent perçu à travers les différents effets, presque toujours négatifs, qu'ont sur lui les activités humaines, l'environnement pose toute une série de questions au quotidien. (...) Mais cette vision globale reste abstraite: c'est à l'échelle locale que les enjeux environnementaux sont perçus par une communauté donnée (...). L'écologie et la climatologie font figure de sciences majeures puisqu'elles s'attachent à donner une vision globale du fonctionnement de la biosphère, c'est-à-dire de l'ensemble des milieux de la planète où existe la vie. 404 '

      L'exposition est découpée en trois actes: la climatologie, l'écologie et l'environnement, mais sans que ceux-ci ne soient délimités visuellement. Les mises en scène sont classiques, faisant fréquemment recours au texte et aux vitrines et découpent de manière cartésienne les savoirs présentés.

      c. L'environnement scénographique

      L'environnement scénographique se veut plus spectaculaire que véritablement diversifié. L'interactivité est limitée à des bornes offrant des logiciels interactifs, caractéristiques d'éléments de 'savoir plus'. C'est le règne des panneaux à lire, des modélisations statiques, des vidéos et des boutons à presser.

      Ajoutons l'intégration d'un élément intitulé 'le grand manège de la forêt', réunissant dans un espace circulaire 52 postes de télévision synchronisés. Une description plus détaillée de cet élément est présentés dans la partie 'descriptif de la visite'.

      d. Présentation

      Cette exposition, créée par la Cité des Sciences et de l'Industrie de la Villette, est permanente. Située dans l'espace Explora, elle côtoie depuis 1997 la 'Serre', espace dédié aux biotechnologies végétales. Bénéficiant de l'aura de la Villette, il nous a paru intéressant d'approcher un exposition sur l'environnement conçue par un Centre de Culture Scientifique, Technique et Industriel (CCSTI) et non par un musée au sens stricte du terme.

      e. Descriptif de la visite

      'Placée sous le signe du ciel et de la terre, l'exposition exprime les liens multiples qui existent entre les diverses composantes de la planète: sous la grande toile inclinée aux taches sombres et claires, voûte céleste ou voûte forestière, une sphère émerge du sol, brune comme la terre, quadrillée d'un réseau qui évoque parallèles et méridiens. En parallèle à la façade sud du bâtiment, une série de vitrines verticales présente les questions que nos sociétés se posent sur l'Environnement. De part et d'autre, les ensembles Ecologie et Climatologie apportent au débat une base scientifique. 405 '

      La logique du visiteur ne suivant pas forcément celle du concepteur, nous avons commencé notre visite par l'espace climatologie (éléments 16 à 22 sur le schéma), puis nous avons passé par les douze colonnes de l'espace environnement (éléments 1 à 5), pour terminer par l'écologie (éléments 8 à 15). Notons que les éléments 6 et 7, présentés comme appartenant à l'espace environnement n'ont pas été reconnus comme tels, vus leur emplacement et leur proximité avec les éléments de l'écologie.

      * Climatologie

      L'espace, comme tous les espaces d'Explora, n'est pas délimité par des parois. Seul élément que nous pourrions considérer comme faisant partie d'un éventuel 'sas d'entrée', la simulation d'une tornade. Un panneau indique qu'il suffit au visiteur de se placer devant l'expérience pour enclencher cette dernière, le phénomène physique qui intervient n'est donc pas des plus clairs... Pour trouver une explication à ce phénomène, il faut contourner le socle de l'expérience. Un panneau indique alors qu'il 'suffit de créer un courant d'air ascendant au sein d'une masse d'air en rotation 406 '...

      Passé cet objet plutôt attractif, bien qu'assez inutile, le visiteur se trouve confronté à une série de cinq grands panneaux placés à 45° de l'horizontale. Ceux-ci abordent:

  • Les climats du passé
  • La météorologie des moyennes latitudes
  • La circulation océanique profonde
  • Les cyclones tropicaux
  • El Nino.

      Ces panneaux contiennent principalement du texte. Nous avons évalué qu'il faut en moyenne 10 minutes pour prendre connaissance d'un panneau entier, si nous nous arrêtons aux différents graphiques, schémas et maquettes qu'ils proposent. Ces dernières, souvent en trois dimensions, sont statiques et nécessitent souvent une bonne maîtrise de l'abstraction. Un panneau s'étalant sur près de cinq mètres présente la modélisation en météorologie.

  • Modèles atmosphériques
  • Modèles océaniques
  • Modèles météorologiques.

      Pour chacun d'eux, un dispositif informatique propose des explications complémentaires à celles données par écrit. Notons que le dispositif consacré aux modèles océaniques était en panne.

      Environnement

      Douze types de problèmes en lien avec l'activité humaine sont présentés sur douze colonnes.

  • Biodiversité
  • Désertification
  • Déforestation
  • Réchauffement
  • Pollution de l'air
  • Bruit
  • Usages de l'eau
  • Pollutions marines
  • Pollution radioactive

      Ces neuf premières ne bénéficient que d'une mise en scène rudimentaire d'images encadrant du texte écrit. Celle sur les pollutions marines bénéficie en plus d'un commentaire sonore. Nous ne pouvons nous attarder sur toutes. A titre d'exemple, nous mentionnons que la pollution nucléaire est abordée tant par son aspect militaire lié aux bombes atomiques que par son aspect production d'énergie, sans qu'aucune distinction ne soit clairement établie. De plus, les déchets des hôpitaux ne sont pas mentionnés explicitement en tant que tels. L'effort de vulgarisation laisse beaucoup à désirer. L'utilisation de termes scientifiques non expliqués est courante. Millisieverts ou tétrabecquerels apparaissent ainsi sans correspondance ni possibilité offerte au visiteur pour comprendre et s'approprier un tel langage.

      

La pollution radioactive

      Trois problèmes bénéficient, en plus du texte, de vidéos.

  • Pluies acides
  • Ozone
  • Déchets

      Les films, créés expressément pour le contexte de l'exposition sont tous très caricaturaux. La situation mise en scène pour les pluies acides propose un dialogue entre un chauffeur (SNCF?) français et une écologiste allemande. Si les propos en eux-mêmes font appel à l'ensemble des causes et des conséquences liées à cette problématique, les problèmes sont posés de manière binaire, laissant croire qu'une solution est possible. Celle-ci est d'ailleurs naïvement et clairement proposée à la fin du film. Après avoir fait le tour des problèmes liés aux industries, la faute est mise sur la circulation routière. Mais l'introduction des pots catalytiques apparaît comme la solution définitive à adopter. En conclusion, le message émis revient à dire que, celui-ci étant maintenant introduit sur toutes les nouvelles voitures vendues en France, le problème n'existe plus...!

      Une approche tout aussi ingénue est faite pour l'ozone. Notons d'ailleurs qu'aucune distinction n'est faite entre les problèmes d'ozone en basse altitude et ceux qui apparaissent en haute atmosphère. Seuls ceux-ci semblent d'ailleurs préoccupants. Mais, comme pour les pluies acides, les politiciens, grâce à l'efficacité des médias, ont pris conscience des problèmes évoqués par les scientifiques. Ils ont alors pris des mesures auprès des industries françaises qui ont cessé de produire de tels produits. Donc, plus de problème d'ozone. La dernière phrase du film 'mais l'ozone aura-t-il dit son dernier mot?' ne parvient pas à enlever le positivisme naïf et binaire de l'ensemble.

      Le film sur les déchets se préoccupe plus particulièrement des emballages. Nous ne nous étendrons pas sur la mise en scène. Nous ne relevons que le message qui sous-tend l'ensemble du film. Pas d'économie qui 'roule' sans inconvénient...

      Jusqu'à présent, aucun siège, aucun banc n'est proposé au visiteur. Toutes les lectures, toutes les visions de vidéo, toutes les écoutes se font en station debout.

      * Ecologie

      Un aperçu historique de l'écologie en tant que science est proposé à travers des panneaux présentant quelques grands chercheurs. Leur faisant face, des instruments d'observation montrent l'évolution de ceux-ci à travers le temps. Si dans la définition donnée de cette science nous retrouvons le lien qui unit l'homme à son environnement, la suite de l'exposition fait totalement abstraction de celui-ci.

      Passé ce couloir, le visiteur arrive dans un espace 'à découvrir en famille 407 '. De grandes colonnes en bois (représentant peut-être les arbres d'une forêt?) abritent de petites 'animations'... statiques! Celles-ci proposent quelques connaissances sur la vie de certains habitants des forêts tempérées : le coucou, les mésanges, la prédation, l'évolution du sol, la symbiose des champignons et des arbres, etc. La plupart proposent une reconstitution de paysage et un jeu de lumière suit un récit en illuminant certains points de la scène. La vulgarisation proposée n'est pas faite en fonction d'un âge particulier et sa qualité varie beaucoup. La station debout et la longueur des récits ne favorise pas l'attention assidue. De plus, certaines aberrations apparaissent. Par exemple, la vie des mésanges est racontée, mais aucune mésange 'vraie' n'est proposée, ni en image, ni naturalisée. Seule des représentations en bois (?) sont offertes au visiteur. L'histoire du coucou est une animation filmée, réalisée uniquement par des mains. Mains grises pour le coucou, mains vertes pour la fauvette, mains rouges pour le rouge-gorge, etc. Jamais une vraie photo de l'un de ces oiseaux.

      La mise en scène abordant l'évolution des sols propose une découpe verticale des vingt premiers centimètres du sol. On y voit des vers de terre, des cloportes grandeur nature...mais les vaches, chevaux et autres animaux qui broutent et vivent à la surface n'ont évidemment pas leur véritable dimension. Il faut une certaine imagination et une grande habitude de la perspective pour comprendre ce changement d'échelle. Etc.

      La sortie de cet espace se fait par un immense cercle de vidéos incrustées dans le sol (v. élément no 13 sur le schéma). Cet élément est: 'Le grand manège de la forêt, l'écosystème de la forêt à la manière d'une comédie musicale. Un spectacle électronique de Michel Jaffrennou 408 '. Sur une musique de fête foraine, un commentaire passe des oiseaux migrateurs à l'éclosion des bourgeons, du renard au cloporte en passant par le jaunissement des feuilles et le recyclage. 'Les aventures du carbone, de l'oxygène et de la lumière au cours de la photosynthèse, l'étourdissant manège final où la matière se recycle en permanence et l'énergie se dissipe irrémédiablement, sont le fruit d'une véritable mise en scène 409 '. Sur les écrans, des symboles chimiques se bousculent et se poursuivent, un renard poursuit un lièvre d'un écran à l'autre, des feuilles tombent en cascade. Une jolie prouesse technologique, bruyante et fatigante pour les yeux, mais dont le message reste totalement obscur.

      * Ecosystèmes

      Bien que cet espace ne soit pas mentionné comme tel, nous avons regroupé en son sein les différents éléments qui traitent de la diversité des climats et donc des biotopes qui s'y développent. Nous ne nous attardons pas sur ces différents éléments qui n'ont de différents que l'aspect extérieur. Tous sont conçus sur la base de textes illustrés, que ces illustrations soient des schémas, des dessins, des paysages en trois dimensions, etc.

      f. Limites

      Les limites de cette exposition sont en relation étroite avec la muséologie et la scénographie utilisées. La manière de divulguer le message et le choix de celui-ci interviennent également comme des facteurs limitants.

      * Pertinence et adéquation du titre avec le propos de l'exposition

      L'environnement est uniquement abordé à travers son aspect 'nature'. Les quelques mises en relation qui sont établies entre les activités humaines et celle-ci ne concernent jamais directement l'individu. La manière de séparer l'exposition en trois actes, climatologie, écologie et environnement, domaines qui ne peuvent, normalement, n'être appréhendés qu'en interaction, montre bien la difficulté qu'ont eu les concepteurs à percevoir les liens entre ces trois domaines.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

      Bien que ces expositions s'inscrivent dans un lieu qui se veut d'expérimentation, elles ne proposent aucune interactivité 'vraie'. Celle-ci s'arrête à l'utilisation de logiciels dits 'interactifs' et à des boutons à presser. En ce sens, elles ne diffèrent que peu d'une muséologie traditionnelle de vitrines, mis à part que celles-ci sont, technologiquement parlant, très sophistiquées.

      * Adéquation de la muséographie et de la scénographie aux objectifs

  • L'utilisation systématique de panneaux et de textes rend le tout très difficile d'accès. Il faut une bonne dose de motivation personnelle pour s'intéresser au sujet et oser aborder la quantité d'informations ainsi divulguées.
  • La plupart des informations sont uniquement scientifiques et ne permettent aucune mise en relation.
  • Les mises en scènes n'aident souvent que peu à la compréhension. Elles sont surtout là comme des éléments qui 'attirent l'oeil', mais ne sont pas de véritables aides à la compréhension et à l'appropriation des messages divulgués.

      * Adéquation des contenus et de leur présentation aux objectifs

  • Les messages divulgués sont binaires, laissant croire au visiteur que des solutions uniques existent en matière de gestion de l'environnement. Le regard critique ne dépasse pas la mise à plat de la problématique.
  • Notre plus grande critique va vers le fait que les messages ne concernent pas l'environnement, mais la 'nature' en passant uniquement par les phénomènes climatiques. De plus, le manque total d'interactivité vraie laisse supposer que les concepteurs croient encore qu'une transmission des savoirs est possible sans envisager la compréhension de ceux-ci. L'exhaustivité des messages finit par aller à l'encontre de la volonté de s'approprier ou de développer des connaissances.

      * L'infrastructure proposée au visiteur

  • La station debout est obligatoire presque partout.
  • L'éclairage n'est pas engageant. Beaucoup d'endroits sont sombres, éclairés uniquement par les images ou les textes disposés sur des vitres éclairées par en dessous.
  • L'ambiance n'a rien de chaleureux, aucun environnement sonore n'est proposé.

1.3.5.2.2. 'L'air, ou les malheurs de Zéphyr'

      

      a. Objectifs

      Cette exposition a plusieurs objectifs. Dans un premier temps, elle cherche à nous faire prendre conscience de l'existence et de l'omniprésence de l'air, sans lequel rien n'existe. Pour ce faire, elle fait appel à la fiction, à l'imaginaire, au rêve, mais également à la physique et à l'histoire de notre terre. Dans un deuxième temps, elle vise à sensibiliser le public à la problématique de la pollution. D'où elle vient, qui la fait, quelles en sont ses conséquences sont quelques-uns des aspects développés à travers l'apport de certaines connaissances. Enfin, elle cherche à provoquer une réflexion éthique sur notre propre rôle en tant qu'utilisateur d'énergie et de matières premières participant à cette pollution, l'objectif final étant d'amener le visiteur à développer une attitude plus respectueuse et responsable. 'La lutte contre la pollution nous concerne tous. Il s'agit, dans le monde entier, d'introduire des techniques propres, d'utiliser moins d'énergie, d'employer les énergies renouvelables. Voyons ce qu'il en est, et ce que nous pouvons faire. 410 '

      b. Choix muséologiques

      Cette exposition s'inscrit dans une démarche muséologique du 'point de vue' (Davallon, 1992). Elle prend clairement position en faveur d'une protection de l'environnement plus accentuée en ouvrant le débat sur les interactions entre les différentes causes et conséquences de la pollution de l'air, tant sur la santé individuelle ou sociale que sur l'environnement. Une approche systémique du sujet permet d'en découvrir les différentes facettes à travers 12 tableaux qui sont comme 12 actes d'une grande pièce de théâtre. La mise en scène utilisée s'inspire d'ailleurs beaucoup plus de la mise en place de véritables décors que de l'exposition habituelle. La participation d'artistes pour la création de ces derniers, celle d'éclairagistes pour les mettre en valeur, l'absence de vitrines, de panneaux explicatifs, d'objets issus de collection font de cette exposition une présentation muséale tout à fait originale. De plus, aucun élément ne sépare physiquement les visiteurs de ces décors. Ceux-ci, animés uniquement par des souffles d'air venant de ventilateurs dissimulés, peuvent être touchés, observés depuis différents angles, ce qui fait du visiteur, non pas un simple spectateur, mais un acteur qui peut, s'il le désire, entrer dans la scène qui lui est proposée.

      Seuls quelques cartels aux explications très brèves accompagnent ponctuellement les quelques objets 'exposés' en tant que tels, comme le sont les trois conques servant de trompe et pouvant être manipulées par les visiteurs.

      Cette approche très théâtrale est encore accentuée par l'utilisation de casques audio individuels. Fonctionnant sur un système très simple de CD déclenché au gré de son utilisateur sur des bornes prévues près de chaque nouvelle scène, un texte court (entre 1 min. et 3,45 min.), raconté par des acteurs, introduit chaque nouveau décor. Devant chacun d'eux, des chaises permettent au visiteur de s'asseoir pour écouter le texte, avant de pouvoir déambuler à sa guise.

      Mis à part la disposition assez linéaire de ces différentes scènes dans l'espace, aucun sens de visite n'est 'obligé'. Les messages enregistrés peuvent être appréhendés séparément les uns des autres, dans n'importe quel ordre, ce qui offre au visiteur une totale liberté de mouvement.

      Si les 12 tableaux abordent chacun un aspect particulier de l'air, tous sont en interactions les uns avec les autres. Seul l'aspect rêves et légendes, illustré par le mythe d'Icare, fait en quelque sorte 'bande à part'. Néanmoins, l'ensemble de la présentation étant axée sur l'émotion, ce tableau est incontournable. Ceci d'autant plus qu'il offre une transition parfaite entre les apports scientifiques amenés par les 4 premières scènes et la participation de l'homme dans le déséquilibre de ce cocktail gazeux que la Terre a mis près de 10 milliards d'années à mettre au point et qui apparaît à partir du tableau six.

      c. L'environnement scénographique

      La plupart des techniques utilisées en muséographie sont présentes:

  • expériences et manipulation (tube de Newton, transmission de son dans l'air ambiant et sous-vide, 'force' du vide d'air, trompes d'appel en conques, senteur à reconnaître, etc.),
  • vidéos pour présenter les fonctions de notre atmosphère à différentes altitudes, les premiers essais de vol, etc.
  • logiciels interactifs (non présents dans la version itinérante de l'exposition) pour permettre au visiteur de s'exprimer sur certains choix de vie et pour obtenir de plus amples informations sur certains sujets abordés par l'exposition,
  • métaphores et modélisations sous forme d'objets, notamment pour comprendre la composition de l'air, la production de CO2 par l'être humain, ou les éléments producteurs, consommateurs ou conservateurs de CO2, etc.
  • contextualisation d'objets faisant appel à nos habitudes quotidiennes (se bronzer, se débarasser de déchets, etc.),
  • créations artistiques pour symboliser la fragilité de l'air et le rêve des hommes de le maîtriser,
  • etc.

      L'association de textes courts et vulgarisés, racontés dans un langage volontairement théâtralisé, permet de dépasser complètement la difficulté d'association d'éléments composites que provoque parfois la mise en scène. Si cette exposition n'est certes pas axée sur un public d'enfants ou d'adolescents, un aspect ludique indéniable est présent tout au long de l'exposition à travers les 'histoires' racontées et les décors proposés. L'alternance d'objets à manipuler ponctue agréablement le discours et empêche une trop grande fatigue de s'installer.

      Des redondances simples dans les textes permettent de mettre plus facilement en relation les différentes scènes et si les messages 'scientifiques' ne peuvent être retenus en tant que tels (pourcentages, nombre de morts, compositions de divers éléments, etc.), le message qu'ils véhiculent est, quant à lui, tout à fait compréhensible.

      d. Présentation

      Cette exposition, réalisée par la SPE (Société suisse pour la protection de l'environnement) et le musée d'histoire naturelle de Neuchâtel, se réclame du débat en faveur du développement durable. Comme le rappelle Petitpierre (1996) les 'remèdes' pour les diverses pollutions que subit l'atmosphère existent, et sont à la fois 'techniques et d'ordre comportemental. L'ensemble de l'humanité doit organiser ses activités de façon à maintenir la productivité de la biosphère. C'est dans la maîtrise de cet enjeu que se situe le combat majeur de notre temps, appelant à une nouvelle définition de l'innovation technique, économique, culturelle et industrielle. 411  ' Cette approche est clairement explicitée au visiteur à travers l'introduction à l'exposition, offerte par le matériel audio qui lui est proposé. 'Nous vous invitons à parcourir le monde de l'atmosphère, à mieux comprendre son rôle, sa fragilité et ses fonctions vitales.

      Ce patrimoine commun est aujourd'hui menacé. Au cours de la visite seront évoquées les causes et les conséquences de la pollution de l'air, les facteurs qui mettent en danger aussi bien notre santé et notre environnement, que le climat de notre Terre.

      Les responsabilités de chaque partie du monde sont inégales. Mais la lutte contre la pollution nous concerne tous. Il s'agit, dans le monde entier, d'introduire des techniques propres, d'utiliser moins d'énergie, d'employer les énergies renouvelables. 412 '

      e. Descriptif de la visite

      Si l'air n'existait pas

      Bien que présenté comme premier espace, nous définissons ce dernier comme un sas d'entrée.

      Le visiteur est invité à s'asseoir dans un 'jardin'. Des arbres, des plantes, des animaux naturalisés apportent une ambiance calme, reposante. Un léger souffle d'air fait vibrer le tout, ajoutant au réalisme en même temps qu'à l'idéalisation du jardin, version Eden. Un texte de 2 min lui propose une prise de conscience de l'existence de l'air et une réflexion sur 'si l'air n'existait pas'.

      Des expériences simples, sans véritable manipulation permettent d'approcher certaines propriétés de l'air (transmission du son, tube de Newton).

      Atmosphère, atmosphère...

      Une grande fresque d'une douzaine de mètres propose un schéma très simple des différentes couches dont est composé l'atmosphère et illustrées par trois vidéos. Les aurores boréales dans la thermosphère, la montée d'une navette spatiale dans l'atmosphère et la circulation des nuages dans la troposphère. Le commentaire traduit en kilomètres la montée dans l'atmosphère, décrivant succinctement ses modifications.

      Une expérience illustrant la pression atmosphérique est proposée au visiteur par l'intermédiaire d'une masse à soulever avec et sans vide d'air 413 .

      Souffle de vie

      

Souffle de vie

      'Un grand bol d'air, c'est, pour simplifier, quatre parts d'azote, une part d'oxygène et quelques raretés 414 '. Sur un immense tableau noir, des objets, accompagnant toutes les lettres de l'alphabet, sont placés dans des cadres (avion, cadavre, fourneau, volcan, wapiti, etc.). Des fils verts, rouges ou blancs indiquent s'ils consomment, produisent ou stockent du CO2.

      Placés devant ce gigantesque tableau, une jarre est remplie de boules vertes, bleues et rouges, symbolisant la composition de l'air ambiant. Des algues dans un aquarium se développent et représentent la consommation de CO2 en même temps que la production d'oxygène. Une balance en équilibre évoque la régulation naturelle, sans intervention humaine, de l'atmosphère. Enfin, quelques bûches et leur équivalent en cendre tentent de montrer le dégagement 'naturel' de CO2.

      L'air vient de loin

      Une fresque d'une douzaine de mètres retranscrit, comme photographiée à différentes périodes, l'évolution de la terre, depuis sa formation jusqu'à aujourd'hui. Devant cette 'pellicule', une salamandre géante naturalisée est laissée au toucher des visiteurs. Une coupe de roche de 2,1 milliards d'années propose les premières algues fossiles, et une évocation de l'atmosphère primitive est offerte au jeu incessant de tous les enfants qui adorent guider de leurs mains l'arc électrique.

      Le commentaire décrit comme dans un roman à suspense la création de l'atmosphère primitive puis l'apparition de la vie.

      Comme un oiseau dans l'air, ou le rêve d'Icare

      

Comme un oiseau dans l'air...

      'Minos peut bien, se dit-il, me fermer les chemins de la terre et des mers, mais, du moins, le ciel me reste ouvert. 415 'Des lessives, des objets volants en papier de soie, des oiseaux, le tout animé par un souffle léger et baignant dans des lumières violettes, roses, vertes, etc. proposent un moment de rêve placé sous le mythe d'Icare. Un écran vidéo propose un montage de différents films sur les essais des premiers 'fous volants' et des 'faucheurs de marguerites'. Des images de BD, des jouets, des instruments de musique font partie de ce décor très théâtral. Des conques où l'on peut souffler dedans sont à la disposition du public.

      Instant privilégier où le mythe rejoint la science, où le rêve prend le pas sur la réalité, où la réalité dépasse parfois la fiction. Dans ce décor sans vitrine, les rêves sont à portée de main, comme les objets sur lesquels ils prennent leur envol. Plaisir des yeux, légèreté de l'instant, aussi fragile que les sorcières de papier qui chevauchent leur drôle de balais au-dessus des têtes des visiteurs.

      Cocktail urbain

      Cet espace marque le contraste avec le précédent. L'ambiance est sombre, noire, les formes humaines sont masquées par des paravents gris, tout se passe derrière, dans l'ombre, dans la saleté d'un air visiblement saturé de poussières et de pollution. Une poubelle, seul élément posé devant les paravents, complète le tableau. Ici, tout se passe dans le texte. Dense, éructé par une voix rauque, toussotante, crachante, les méfaits des diverses pollutions sont énumérés dans le langage populaire sur un texte durant 3'30. 'Des lois, des règlements quoi, on peut plus faire comme on veut, on n'est plus libre, ça coûte cher, tout le monde râle! C'est mieux maintenant , mais ça suffit pas: y faut absolument économiser l'énergie. Y a qu'à voir le chapeau brunâtre qui se forme au-dessus des villes en été. Il est bourré d'ozone, un gaz qui irrite les yeux, la gorge, les poumons, et celui-là, c'est une autre paire de manches pour le faire disparaître. Comment il se forme? C'est simple: mélangez les gaz des voitures et les fumées des usines, du beau temps d'été par dessus, du soleil et une bonne chaleur, le tour est joué. C'est ce qu'on respire les beaux après-midi sur les terrasses et les plages. 416 '

      Trop d'ozone

      Bien qu'abordé dans l'espace précédent, le problème de l'ozone de basse altitude est plus spécifiquement illustré dans cet espace. 'Qu'y a-t-il de commun entre un lac suédois, la cathédrale de Lausanne et la forêt de Bohême?...vous donnez votre langue au chat?... 417 'Des arbres morts et un aquarium d'eau très bleue contenant un squelette de poisson illustre le triste état des lacs scandinaves et 2 vidéos proposent des images très parlantes de la mort des forêts suisses.

      Des statues de calcaire 'avant' et 'après' exposition aux pluies acides et, à l'abri dans une cage de verre, une expérience à faire soi-même, montrant l'attaque du calcaire par l'acide.

      L'effet à long terme sur la production de blé est illustré par la quantité des récoltes en air filtré et enrichi jusqu'à trois fois d'ozone. La même comparaison est faite sur le trèfle, fourrage de nos animaux domestiques.

      Qu'est-ce qu'on déguste?

      Neuf postes à 'renifler' proposent différentes odeurs à découvrir. Une fresque de nez et de bouches sert de décor à cette mise en scène très sobre. Une modélisation des poumons en trois dimensions et une endoscopie pulmonaire sur vidéo complètent le tout.

      Le commentaire propose un tour d'horizon de ce que sont les poumons (la surface d'un court de tennis), de ce qu'ils font (10 000 à 15 000 litres d'air inspirés et expirés en une journée) et la manière dont nous nous intoxiquons, souvent sans nous en rendre compte. Puis, à la manière d'un taste-vin, le 'cocktail urbain' est décrit avec un humour qui ne fait qu'exacerber l'importance du problème. 'Un dégustateur dirait du cocktail urbain qu'il est d'une robe bien terne: heureusement que le dioxyde d'azote apporte une jolie couleur brune, l'élégance des métropoles au riche parc automobile. 418 '

      Ozone blues

      'L'ozone? A basse altitude, un poison, mais là-haut, à 25 km d'altitude, c'est le protecteur de la vie sur la Terre. 419 ' Dans un cadre de vacances balnéaires, les problèmes liés au trou d'ozone et à ses facteurs responsables sont abordés. Un 'montage photo' offre la possibilité aux enfants de prendre la place des petits baigneurs en costumes de bain. Dans une vitrine, des cristaux permettent de 'voir' les UV en déplaçant un filtre.

      Chaud devant!

      L'effet de serre est abordé par un décor de paravents vitrés où trône un immense thermomètre. Des sacs à ordures de 20 kg chacun scandent les jours de la semaine, production moyenne par jour et par habitant en Suisse.

      Les conséquences climatiques sont présentées par une vidéo montrant un enchaînement de catastrophes naturelles. Oiseaux et papillons naturalisés témoignent de l'arrivée d'espèces du Sud dans notre pays. Une balance pèse les conséquences de la révolution industrielle.

      Si les commentaires sont plutôt catastrophiques et catastrophés, si les causes et leurs effets sont largement présentés, aucune solution n'est proposée au visiteur. Que peut-il faire pour enrayer cette évolution catastrophique? La question n'est pas posée et aucune réponse n'est suggérée.

      Energie du désespoir...espoir d'énergies

      'Croissez et multipliez...remplissez la Terre et soumettez-la. Bravo! Nous avons parfaitement réussi...nous sommes 5 milliards et demi 420 . Mais voilà maintenant c'est la Terre qui ne nous supporte plus.' Faisant un lien avec la consommation effrénée des énergies fossiles par les pays industrialisés abordée dans l'espace précédent, cette scène offre au visiteur une comparaison entre différents modes de vie. Un panneau indicateur délimite la consommation d'énergie (pétrole, charbon et gaz) par habitant dans les pays riches et les pays en développement. Pour ce faire, de petits bonshommes sont assis sur des jerricans, des seaux à charbon ou des bonbonnes de gaz.

      Au delà du discours sur les conséquences de cette débauche d'énergie, le commentaire propose une certaine réflexion. 'Chaque habitant de la Terre doit se sentir concerné, chaque gouvernement doit contribuer, à sa manière, au projet commun. (...). La solidarité ne serait-elle plus aujourd'hui seulement un principe moral? Serait-elle devenue une condition de survie? 421 '.

      Dernier élément de l'exposition, un bol, vide, offre au visiteur un 'bol d'air'...

      f. Limites

      Les limites d'une telle exposition sont en relation directe avec ses avantages.

      * Pertinence du titre et son adéquation avec le propos de l'exposition

      La formulation très lyrique du sous-titre, 'les malheurs de Zéphyr', avertit le visiteur qu'il aura plus affaire avec une histoire racontée, avec une mise en scène de l'air comme dans une pièce de théâtre qu'avec une approche scientifique du thème. La formule utilisée pour présenter le propos répond donc parfaitement à ce titre, rappelant si bien les 'Malheurs de Sophie'.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

      Il est presque utopique d'envisager une telle exposition dans un lieu comme celui d'un musée d'histoire naturelle sans un certain apport de connaissances. Il est donc louable que ce choix ait été fait, de manière si ludique et avec une densité si bien dosée. Les connaissances ainsi abordées semblent tout à fait abordables, elles ne font pas 'peur', ni par leur quantité, ni par leur présentation.

      * Adéquation des objectifs avec la muséologie et la scénographie proposées

  • La non exhaustivité du message ne permet pas d'approcher de plus près certaines problématiques. Les informations plus 'scientifiques' du sujet font défaut. Aucun élément de 'savoir plus' n'est présent dans le sein même de l'expo. Seul le catalogue de l'exposition, en vente en dehors de l'enceinte, reprend d'une manière plus conséquente les divers aspects présentés à travers les mises en scène.
  • L'approche systémique du sujet apporte parfois un côté 'anecdotique' qui ne peut véritablement être compris que dans l'intérêt ludique qu'il présente. C'est le cas de l'espace 'odeurs' qui n'a de véritable sens qu'à travers l'interactivité qu'il propose. Il aurait été plus pertinent de mettre l'accent sur l'aspect inodore de la pollution atmosphérique qui apparaît uniquement à travers le texte dicté. Une connaissance préalable des conceptions du public sur ce sujet aurait certainement permis d'améliorer la proposition scénographique pour la rendre plus adéquate.

      * L'adéquation des contenus et leur présentation face aux objectifs

  • Si nous résumons les objectifs de cette exposition en disant que les concepteurs voulaient mettre 'l'air à portée de la main du visiteur', les contenus et la manière dont ils sont présentés sont tout à fait en adéquation. Par contre, il est difficile de se prononcer sur la réelle compréhension que les visiteurs peuvent avoir de ce sujet. Une évaluation à ce propos serait tout à fait pertinente.
  • Il est évident que sans le texte, les mises en scènes ne sont pas toujours compréhensibles. Or, bien que les textes soient fort bien vulgarisés, amenés dans un langage simple, facile d'accès car très imagé, une certaine densité d'informations est inévitable. Bien que l'ensemble des mises en scène soit une redondance du message donné par l'audioguide, des possibilités de réinvestir les connaissances apportées auraient été souhaitables, soit par des expériences, des modélisations ou des possibilités d'accéder à des éléments de 'savoir plus'.
  • Si le but des concepteurs est, non seulement de sensibiliser les visiteurs au grave problème de la pollution de l'air, mais également de les motiver à participer de manière active à une diminution de celle-ci, des clés de compréhension et des moyens concrets manquent. De plus, le discours ne s'adresse jamais à l'individu. Il reste sur un mode impersonnel. De petites comparaisons pour présenter ce que représentent des gestes simples d'économie d'énergie auraient peut-être permis de pallier à cette absence de moyens concrets proposés au visiteur.

      * L'infrastructure proposée au visiteur (possibilité de s'asseoir, ambiance, etc.)

  • Au-delà des avantages déjà mentionnés de l'utilisation d'un CD audio personnel, nous devons reconnaître qu'il invite peu à l'échange entre les visiteurs. Il aurait tendance à isoler les individus dans un monde favorisant certes la réflexion, mais empêchant certains échanges souvent fructueux. Bien que les séquences soient courtes, il est difficile de quitter son casque et d'entrer dans une relation communicationnelle.
  • Partout des chaises sont proposées au visiteur. Ces éléments sont particulièrement importants en lien avec l'écoute d'un texte. On s'assoit, on écoute, représentation théâtrale qui permet de libérer le corps et l'esprit, de s'adonner pleinement à la réflexion que doivent amener les textes.
  • L'ambiance créée par les éclairages est tout à fait intéressante. Elle fait presque oublier au visiteur qu'il se trouve dans un musée. Ces lumières participent pleinement à cet aspect théâtre que les concepteurs ont su si bien amener.

      * Autres

  • Des difficultés scientifiques persistent. Nous trouvons les problèmes liés à l'ozone en basse altitude dans la sixième scène, et ceux liés à l'ozone stratosphérique dans la scène neuf. Comme seul lien entre les deux, la petite phrase introductive qui mentionne: 'L'ozone? A basse altitude, un poison, mais là-haut,, à 25 km d'altitude, c'est le protecteur de la vie sur la Terrre. 422 ' Rien ne permet de mettre en relation ces deux aspects d'une même molécule. Pourquoi les échanges entre haut et bas ne sont pas possibles, puisque d'un côté il y en a trop et de l'autre pas assez? Le texte parle de réactions en chaîne entre atomes de chlore et atomes d'ozone. Qu'est-ce que cela signifie? Peut-on stopper une telle réaction? S'arrête-t-elle d'elle-même? Si oui, pourquoi? Comment?
  • Bien sûr, cette exposition n'a pas la prétention d'une exposition scientifique. Néanmoins, nous ne pouvons que regretter qu'une telle opportunité de questionnement ne soit pas exploitée. Rendre le citoyen responsable est une chose, lui permettre de comprendre les effets de ses actes ne devrait pas en être une autre, mais être tout simplement complémentaire, accessible à celui qui a envie d'en savoir plus.

1.3.5.2.3. 'Natures en tête, vom Wissen zum Handeln'

      
Direction et conception Jacques Hainard, Marc-Olivier Gonseth, Fabribzio Sabelli et Jean-Pierre Zaugg
Réalisation Jean-Pierre Zaugg avec la collaboration de Françoise Borioli, Roland Bourquin, Frédéric Bürki, Jean-Daniel Corbet, Juan de Riquier, Alexandre Lambert
Soutien financier Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (OFEFP), Direction du développement et de la coopération (DDC), Office fédéral de la santé publique (OFSP)
Lieu de présentation Ouverture au Musée d'ethnographie de Neuchâtel (Suisse) en 1996, St-Gall (Suisse) en 1997Ste-Croix (Suisse) en 1998, Dresde (Allemagne) en 1999, Paris, Muséum d'Histoire naturelle (France) 2000
Publics visés Non défini de manière spécifique
Animations annexes Aucune lors de sa présentation à Neuchâtel
Documents en complément Un recueil de tous les textes principaux de l'exposition, accompagné de la disposition scénographique et de quelques photographies noir/blancUn recueil de 298 p. format poche de textes provenant d'une vingtaine d'auteurs différents issus tant des sciences naturelles, des sciences humaines ou de la littérature propose une prolongation à la réflexion induite par l'exposition.

      a. Objectifs

      Provoquer une réflexion en resituant l'homme par rapport à la nature, et vice versa.

      b. Choix muséologiques

      Parce qu'à aucun moment cette exposition ne prend position pour une cause ou pour une autre, nous ne pouvons l'entrevoir comme une exposition du 'point de vue' ou 'interprétative' au sens où l'entendent Davallon (1992), Veverka (1994), Schiele (1996) ou Montpetit (1998). Si elle dépasse largement la 'muséologie de l'objet' pour devenir une véritable 'muséologie de l'idée' (Davallon, 1992), elle n'abolit pas l'objet de son propos. Au contraire. Elle l'utilise, le manipule, le met en valeur en le décontextualisant, en le confrontant à un environnement qui interpelle, qui perturbe et, souvent, dérange. Le choix d'exposer des objets du quotidien qui n'ont, à priori, pas leur place dans un musée, répond en quelque sorte à la démarche artistique d'Andy Warhol dans les années 1960. Ainsi, l'objet, grâce à la mise en scène dont il bénéficie, devient le 'poseur' de question, l'outil indispensable pour que le regard se pose, et libère ainsi le cerveau, le laissant libre pour la réflexion qu'il suscite. 'La muséographie de l'exposition Natures en tête, vom Wissen zum Handeln renonce volontairement à l'usage du gadget interactif ou du support vidéo, préférant conserver au musée son discours spécifique à travers un dialogue d'objets, d'images et de textes. Le visiteur est appelé à une expérience d'introspection, proposée sous la forme d'un rite de passage. 423 '

      La mise en scène a donc une grande importance. C'est elle qui doit susciter et permettre la réflexion. A l'instar de l'art, nous pouvons qualifier ce type de muséologie de 'conceptuelle'. Comme dans une oeuvre de ce type, le message n'existe que par la réflexion du visiteur et par les mises en relation qu'il fait entre les différents objets proposés à son regard. Elle nécessite donc un visiteur averti, ouvert au jeu des liens, prêt à abandonner ses repères pour s'en construire d'autres, au moins le temps d'une visite.

      c. L'environnement scénographique

      Comme nous venons de le voir, les choix muséologiques définissent en eux-mêmes l'environnement scénographique. Aucune manipulation, aucune interactivité, si ce n'est celle qui s'établit au niveau de la pensée, avec des objets présentés dans des vitrines ou des mises en scène dont le visiteur est volontairement exclu et confiné à son rôle d'observateur extérieur.

      Composée d'objets issus tant des collections que de la vie quotidienne, la scénographie se déroule dans trois espace distincts physiquement. Ceux-ci correspondent chacun à une manière de donner du sens à notre environnement, et plus particulièrement au concept de nature. Un quatrième élément, intitulé 'Et alors' ouvre et termine l'exposition. C'est le début et la fin du 'rite de passage' que propose l'ensemble de l'exposition. Intégré au premier et au dernier espace, il joue le rôle de 'sas' d'entrée et de sortie.

  • 'Contamination' est la première phase de cette 'imprégnation' que nécessite ce rite de passage. Celle-ci est sociale et fait référence à notre environnement socioculturel.
  • 'Désagrégation' est la deuxième phase de cette 'imprégnation'. Elle s'intéresse à l'individu, à sa manière personnelle de construire ses repères, de chercher des certitudes et des réponses, tant dans le monde ordinaire, scientifique que mystique.
  • 'Cristallisation' est la phase onirique. Elle s'adresse à l'imaginaire du visiteur, lui offrant la possibilité de confronter ses propres rêves à ceux que proposent la publicité, les techniques ou les visions idylliques ou mythiques.

      Une extrême rigueur dans la mise en scène fait de cette exposition une entité indivisible qui ne peut être comprise que dans une approche d'ensemble de tous les éléments, qui se répondent, s'interpellent, font référence, sans jamais qu'un seul renvoi ou lien ne soit clairement explicité. L'exposition doit être perçue comme un tout, même si celui-ci reste ouvert sur l'extérieur, au risque de ne pas exister dans son message, de ne devenir qu'un amalgame d'objets disparates.

      Néanmoins, pour aider le visiteur à se retrouver dans cet espace quasi virtuel, tant il est recomposé et recréé, les concepteurs ont donné aux différents types d'objets qui constituent l'environnement scénographique des rôles spécifiques.

  • Le caddie, élément récurrent tout au long de la visite, rappelle 'l'émergence des problèmes ainsi que l'importance prépondérante de l'économie sur la construction de la réalité dans laquelle nous baignons 424 '. Parfois plein, parfois vide, il sert de fil rouge, de repère facilement identifiable par le visiteur.
  • Dans tous les espaces, les objets sont mis en scène de manière 'théâtrale' afin d'enrichir et de faciliter leur lecture. 'Extraits des dépôts de musées et des présentoirs de magasins, esclavagés par le discours et libérés de leur fonction première, ils jouent enfin leur rôle d'acteurs dans l'exposition qui les met en scène 425 '. L'objet est donc le principal acteur, celui qui doit parler de lui-même, par la place que les concepteurs lui ont attribuée, par la confrontation, la complémentarité ou la dialogie qui s'instaure entre lui et l'environnement qui lui est fait.
  • L'écrit reçoit une place spécifique dans le premier espace. C'est lui qui est chargé de rappeler l'ensemble des catastrophes qui ont influencé et influencent encore notre rapport à l'environnement au sens le plus large. Dans le deuxième espace, il n'est plus là que pour présenter les personnages et les situer dans leur contexte. Il disparaît presque totalement dans le troisième espace où il n'intervient plus que sous forme de mots ou de phrase-clés, quelque fois pour relater un poème, une pensée, une citation. Il acquiert dans cet espace-ci la même fonction que l'objet. L'écrit n'est pas conçu pour expliquer. Il ne pose pas non plus de question. Il relate, sans prendre position, sans révéler ses émotions, dans la froideur du compte-rendu.

      On ne peut parler de vulgarisation des textes présentés. La nature des messages détermine leur structure linguistique. Ainsi, les textes sont littéraires, voire lyriques dans le troisième espace. Ils sont journalistiques dans le second. Dans le premier, ils prennent des accents purement descriptifs lorsqu'il s'agit de présenter les moeurs ou les coutumes d'autres ethnies. Ils deviennent télégraphiques dans l'énumération des catastrophes, et restent très 'scientifiques' lorsqu'ils abordent les différents courants dans lesquels s'inscrivent les diverses approches de l'environnement. Enfin, il devient explicatif sur les deux panneaux 'Et alors' qui encadrent l'exposition.

      d. Présentation

      Cette exposition est une réalisation du Musée d'ethnographie de Neuchâtel, en Suisse. Son directeur, Jacques Hainard, est reconnu pour créer des expositions 'provocantes, ivres de sens (...) qui confèrent à 'son' institution une réputation établie bien au delà des frontières helvétiques 426 '.

      Pour ce conservateur, l'ethnographie est un moyen d'ausculter les sociétés et leurs cultures afin de permettre à chacun de mieux se situer par rapport à la sienne propre en permettant de prendre le recul nécessaire. En choisissant le thème de la nature mis au pluriel, et en lui rajoutant l'attribut 'en tête', il marque d'emblée la volonté de traiter celle-ci en tant que construit de société. 'Vom Wissen zum Handel', qui signifie littéralement 'du savoir à l'action', indique que le parcours proposé s'éloigne définitivement d'une connaissance biologique, voire écologique, pour entrer dans une approche où l'individu, sa conscience et son action sont directement concernés.

      D'entrée, le visiteur sait donc qu'il ne sera confronté à aucun 'apprentissage' tel qu'on le conçoit dans une exposition scientifique. Le voyage qu'on lui propose est philosophique, ou du moins réflexif, comme le résumé du catalogue de l'exposition le rappelle à travers une suite de questions qui sont à la base de toute l'exposition. 'Pourquoi la nature est-elle fortement présente dans l'imaginaire humain? Pourquoi s'acharne-t-on à la détruire? Pourquoi s'acharne-t-on à la protéger? Comment agir dans un domaine où la complexité règne en maître et où toute intervention agit sur l'ensemble du système? Les solutions proposées ne sont-elles pas parfois pires dans leurs conséquences que les problèmes qu'elles sont censées résoudre? Faut-il consentir à la perte d'une certaine idée de nature? Qu'elle part de l'économie dans notre pouvoir et notre volonté d'agir en la matière? Qu'en est-il des techniques et des coûts liés à une volonté croissante de consommer propre, sain et équitable? 427 '.

      Ainsi, sans prétendre prendre part au débat sur le développement durable, le regard philosophique qu'offrent les concepteurs à leurs publics pose de manière claire le problème des valeurs sur lesquelles notre société évolue. L'approche systémique que l'on découvre à travers ces questions montre que la complexité inhérente à la problématique du développement durable ne leur a pas échappé et que celle-ci intervient comme un fil rouge dans leur réflexion.

      e. Descriptif de la visite

      L'exposition est construite en quatre langues: français, allemand, italien et anglais. Cela ne signifie pas que tous les textes soient traduits. Certains, comme des poésies ou des citations n'apparaissent que dans une seule langue.

      1. Et alors

      Sas d'entrée sous forme d'un simple panneau de texte, celui-ci explicite clairement les objectifs de l'exposition. Nous n'en donnons ici que quelques fragments: 'Les concepteurs se placent dans la perspective d'une écologie de l'esprit, prise au sens de discours sur le vivant tenant compte des relations complexes entre les sentiments que l'homme éprouve, les idées qu'il conçoit et les objets qu'il manipule. (...) L'enjeu premier de l'exposition consiste à nous interroger sur notre façon de percevoir l'environnement et à entrevoir d'autres points de vue. Comme lors d'un rite de passage, il nous est suggéré d'abandonner momentanément nos convictions afin d'ouvrir notre esprit à l'expérience proposée. Car seul le rite est susceptible de nous faire franchir une étape dans un domaine considéré comme allant de soi. 428 '

      2. Contamination

      Cet espace propose trois types d'éléments scénographiques:

  • Des reconstructions de tables de petits-déjeuners, 'moment où se consomment également les nouvelles du jour, défilent les événements saillants et coule le flot de ceux qui le sont moins 429 ', proposent dans le choix des meubles et des objets, les quatre dernières décennies du XXe siècle, époque durant laquelle s'est développé le concept d'environnement en Europe. Trois domaines (écologie, santé et développement) sont présentés par des phrases courtes et percutantes reflétant l'époque dans laquelle ils s'inscrivent. Par exemple, les années 1980-1990 sont présentées en écologie par: 'On réagit au nucléaire' et 'les arbres meurent aussi', en santé: 'Le sexe qui tue', en développement: 'La grande illusion'.
  • Des panneaux offrent des images et des textes présentant quatre approches différentes de la nature et de l'environnement. Celle des Touaregs, celle des Indiens Yukuna, la conception écocentriste et la conception anthropocentriste.
  • Des caddies présentent différents objets qui suggèrent 'les prises de consciences prolongées par des décisions politiques et des actions socioculturelles en matière d'écologie, de santé et de développement 430 '.

      

Panneaux

      Une immense fresque rappelle de manière exhaustive les événements entre le 15 janvier 1960, date à laquelle les journaux mentionnent que 'les substances luminescentes radioactives utilisées en horlogerie pour la lecture nocturne des cadrans seraient cancérigènes', et le 19 juin 1996 431  où on pouvait lire que 'trois exploitations agricoles biologiques neuchâteloises accueillent 180 visiteurs à l'occasion d'un «déjeuner pour la nature à la ferme»'. En tout, 196 évocations touchant tous les domaines (banque mondiale, famine, guerre, maladies, conférences, marées noires, tremblements de terre, essais nucléaires, rapports d'ONG, droits de l'homme, etc.) et ayant trait à des événements tant locaux (Suisse, canton de Neuchâtel, ville) qu'internationaux et mondiaux.

      L'ensemble de l'espace est très dépouillé, soumettant les objets et les mises en scènes d'une manière exacerbée au regard du visiteur. Le symbolisme est omniprésent. Tout semble méticuleusement pensé, calculé pour que l'esthétisme indéniable qui se dégage de l'ensemble y participe pleinement.

      3. Désagrégation

      Plus complexe, la scénographie proposée présente quatre 'enclaves' au sein de l'espace, qui constituent chacune une mise en scène particulière. Celles-ci s'articulent autour des discours et autres influences extérieures qui constituent l'environnement de l'individu. Les thèmes, présentés au moyen de panneaux au-dessus des sites qui les accueillent, sont l'amour, la peur, la maîtrise et le respect. Ils sont abordés à travers quatre discours différents: le discours ordinaire, le discours scientifique, le discours écologique et le discours animiste. Des images, des phrases introductives du style: 'j'aime le mouvement' ou 'j'aime ma maman', etc. accompagnent certains objets symboliques.

      

Exemple: j'échange avec les autres

      A l'extérieur de ces 'enclaves', quatre cubes présentent des personnages charismatiques représentatifs. Chaque personnage est photographié et accompagné par une sorte de biographie le situant dans l'espace, le temps et la partie de sa vie pour laquelle il est exposé. 'Une série de portraits de personnalités connues pour leur engagement dans les domaines de l'écologie, de la santé et du développement nous rappelle que nos représentations se fondent sur des idéologies et des pratiques sociales. 432 ' Ainsi nous trouvons pour le cube:

  • 'Solidarité': Bob Geldof, Gro Harlem Brundtland, James E. Lovelock, Vandana Shiva.
  • 'Sensationnalisme': Brigitte Bardot, Luc Montagnier, Maurice Strong, Maria Treben.
  • 'Prévention': Aurelio Peccei, Gregory Bateson, Bruno Manser, Jane Fonda.
  • 'Gestion': Anita Roddick, Stefan Schmidheiny, Roy Walford, Fritjof Capra.

      4. Cristallisation

      Il faut passer à l'étage supérieur pour atteindre cet espace. Bien que ce choix ne soit pas forcément voulu, mais dépende plus certainement de l'espace à disposition dans le musée, les escaliers permettent clairement de faire la transition entre la réalité mise en scène dans les deux premiers espaces et l'imaginaire qui est l'apanage de celui-ci.

      La muséographie est constituée de quatre énormes 'gâteaux métaphoriques'. Présentant quatre visions différentes: publicitaires, techniques, idylliques, mythiques, ils suggèrent les solutions rêvées de ces quatre approches. Une multitude d'objets les symbolisent, tous offrant également la vision de l'éphémère qu'elles ont en elles.

      Des caddies vides sont disposés de part et d'autre des gâteaux, comme si le consommateur, face à ces (ses?) rêves n'avait plus besoin de rien. 'Plus de problèmes, rien que des solutions. Et là, le visiteur peut donner pleinement sens à sa propre démarche 433 '.

      

Et alors...

      La visite se termine par un panneau 'Et alors' semblable à celui qui introduit l'exposition. On peut y lire: 'Retrouvant le fil de notre existence, arrêtés devant un temps et un espace à repenser, persuadés que la seule vraie connaissance est une connaissance qui s'interroge sur ses fondements, nous sommes confrontés à la nécessité de construire de nouvelles balises, de prendre position, d'agir ou d'innover'. A côté, une horloge sans aiguille et un mètre sans repère laissent libre la notion de temps et d'espace.

      f. Limites

      * Pertinence du titre et son adéquation avec le propos de l'exposition

      En choisissant ce titre, les concepteurs avertissent en quelque sorte le visiteur qu'il aura à faire 'travailler ses méninges'. Tout se passe dans la tête de l'individu, les réflexions, les mises en relations, les conclusions à tirer, etc. Nous ne pouvons donc que relever une parfaite adéquation entre le titre donné et le propos de l'exposition.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

  • L'approche de la nature à travers la relation que l'homme a établie avec elle correspond parfaitement à la réflexion que doit proposer l'ethnographie. En poussant cette réflexion jusqu'à l'adéquation de notre mode de vie avec la finitude de notre planète, les concepteurs ont dépassé le simple état de la question que proposent les collections d'objets qui caractérisent les musées de ce type. L' adéquation des objectifs et du cadre dans lesquels ils sont amenés nous semblent donc réussie.
  • Par contre, nous déplorons le fait qu'une telle présentation ne puisse, de par son abstraction, ne s'adresser qu'à un public d'initiés et ne permet ainsi pas aux musées en général de devenir plus 'populaire'.
  • Pour parvenir aux objectifs visés et atteindre en même temps toutes les couches de la population, des activités annexes, telles que des visites-découvertes, des conférences, des tables-rondes auraient certainement contribué de manière bénéfique à cette ouverture.

      * Adéquation de la muséologie et de la scénographie aux objectifs

  • Les limites de cette exposition résident dans le choix de ne vouloir être à aucun prix didactique. Si certaines connaissances sont indéniablement amenées, comme par exemples les panneaux présentant les quatre approches de l'environnement, aucune indication n'est donnée au visiteur sur ce qu'il peut ou doit faire de ces informations. Elles sont là, à lui d'en faire ce qu'il veut, ou du moins ce qu'il peut. En fait, une telle exposition est conçue comme une oeuvre d'art. L'équilibre, ou le déséquilibre volontaire, recherché par les concepteurs est très proche de ce qu'un peintre met sur sa toile. Puis, que la toile ait un titre ou non, tout se passe dans l'interaction qui s'établit ou non entre le visiteur et l'oeuvre. Pour certains, nul besoin d'explication. Les mises en relations vont se faire d'office ou du moins, ils vont se laisser envoûter par l'harmonie qui se dégage de cet assemblage. Pour les autres, le tout restera hermétique, jusqu'au moment où la démarche muséologique sera explicitée. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'apparaît alors toute la richesse de la réflexion que peut amener un tel type d'exposition. Ces deux extrêmes ont été clairement exprimées par les participant de la journée de présentation de l'exposition, qui eut lieu en juin 1996, parallèlement à son inauguration. Beaucoup de personnes, dont beaucoup sont très proches du domaine muséologique, ont admis que ce n'est pas durant la visite elle-même, mais durant la présentation du concept qu'elles ont perçu la pertinence et la profondeur des messages.
  • Il faut donc admettre qu'une telle approche muséologique n'est pas accessible à tout le monde. Il faut une certaine habitude de manipuler des concepts et un esprit d'abstraction permettant d'aller au delà de ce qui est visuellement proposé pour entrer dans la réflexion proposée.
  • Si nous reprenons les propositions d'espace de Giordan (1996), nous pourrions dire que les trois espaces proposés ici correspondent à trois espaces de concernation. Leur but est avant tout d'interpeller le visiteur, de lui faire se poser des questions, et pour y parvenir, les concepteurs ont choisi la perturbation. En décontextualisant les objets présentés, en les juxtaposant à d'autres, décalés par le temps ou par l'espace, tous les repères habituels du visiteur sont détruits. Ces perturbations, non accompagnées, ne peuvent être reçues que par des personnes capables de gérer les déséquilibres qu'elles provoquent.
  • Les choix scénographiques limitent également le public à celui des adultes. Rien n'a été pensé en fonction des enfants. Le ludique, s'il apparaît en relation avec le choix des objets présentés, ne peut pas le toucher. Celui-ci n'est souvent pas encore assez 'enculturé' pour comprendre la provocation, voire l'ineptie de ces choix.

      * Adéquation des contenus et de leur présentation aux objectifs

  • Toute la réflexion proposée par l'exposition se jouant sur la déstabilisation que provoque la juxtaposition d'objets souvent disparates, soit par leur fonction, soit par leur situation dans le temps ou l'espace, aucun de ceux-ci ne peut être remis en question.
  • La présentation d'objets usuels facilement reconnaissables est certainement un facteur important dans l'appréhension de cette exposition et de son message. Il en va de même pour le choix des personnalités présentées.

      

      * L'infrastructure proposée au visiteur

  • Pour pallier à ces problèmes d'interprétation, le catalogue de l'exposition est un excellent document. Les quelques commentaires supplémentaires que proposent les concepteurs sur leur muséologie, et qui n'apparaissent pas dans l'exposition, sont suffisants pour que le visiteur puisse entrer dans le système de pensée de ces derniers et les accompagner dans leur démarche. Malheureusement, un catalogue s'acquiert en général après la visite...
  • Le deuxième document, regroupant les réflexions de 19 personnes travaillant sur le sujet de l'environnement, de l'écologie ou de la nature constitue un excellent 'savoir plus'. Issu de milieux très divers, il apporte des éclaircissements sur l'ensemble de la problématique. Néanmoins, comme le catalogue, il nécessite un investissement de la part du visiteur. Or, celui-ci ne le fera que si l'exposition lui a ouvert assez de portes pour qu'il ait envie de pousser plus loin la réflexion. Nous nous retrouvons donc confrontés au problème de l'élitisme cité plus haut.
  • L'épuration faite par les concepteurs ne peut empêcher une certaine concentration de textes. Il aurait été judicieux, de proposer un audioguide sous forme de poste de radio à mettre contre l'oreille (et non de casque, celui-ci étant incompatible avec l'atmosphère dégagée par l'ensemble de l'exposition) pour éviter le trop plein d'informations écrites et la fatigue qu'elles provoquent.
  • Au niveau de l'infrastructure, nous ne pouvons que déplorer le peu d'endroits prévus pour le repos et la méditation. En effet, la réflexion souhaitée par les concepteurs aurait mérité que des ères de repos soient prévues.
  • L'ambiance qui se dégage de la sobriété et de la rigueur de la scénographie est tout à fait envoûtante et participe à la mise en place d'un questionnement et d'une réflexion. On ne peut passer devant ces 'tableaux' sans se demander 'pourquoi' ils ont été construits de la sorte.
  • L'éclairage, parfaitement en adéquation avec l'ensemble participe à ce sentiment de perpétuelle remise en question, en éclairant certains objets et en laissant d'autres dans une plus grande pénombre. La question qui poursuit le visiteur durant toute la visite est donc: pourquoi?

1.3.5.2.4. 'La Serre, jardin de demain'

      
Conception et réalisation: La Cité des Sciences et de l'Industrie
Chargé de projet: Frédéric Poisson
Scénographie: Dominique Perrault architecte
Soutien financier: Rhône-Poulenc Agro
Lieu de présentation: Exposition permanente dès 1997: Cité des Sciences et de l'Industrie de la Villette, Paris
Publics visés: Non défini de manière spécifique
Animations annexes: Visites thématiquesDémonstrations par un spécialiste des gestes de jardinageDes jeux pour mieux connaître les aliments ou s'initier à la gestion d'une serre.Des jeux de rôle agricole pour se sensibiliser aux contraintes du métier d'agriculteur et à la filière agro-alimentaire.Des ateliers en compagnie de paysagistes afin de réaliser un projet de jardin.Un cycle de conférences sur les jardins dans le mondeUn cycle de conférences sur les enjeux de la biodiversité, la génétique des plantes, les plantes médicinales, les enjeux de l'industrie pharmaceutique, le mythe de la forêt.Spectacle de théâtre: Tricyclone et Dépression
Documents en complément Livre: LEDIEU, P. & VILAIN, M. (1997) Le jardin du futur, coédition Cité des Sciences/Ed.d'art Somogy

      a. Objectifs

      Développer des connaissances et une réflexion

      b. Choix muséologiques

      Cette exposition s'inscrit dans une démarche muséologique scientifique, avec une propension à favoriser une certaine réflexion. Bien que proposant différents points de vue sur les biotechnologies végétales, le message est clairement en faveur de ces nouvelles recherches. L'aller-retour entre le mélange génétique naturel et celui issu des manipulations humaines est là pour rappeler sans cesse que l'homme ne fait rien qui soit réellement contre nature. 'Elles (les biotechnologies végétales) suscitent souvent des réactions émotionnelles très fortes, alimentées par de nombreux lieux communs et idées reçues. Il est donc important, pour engager le débat, d'effectuer une mise en perspective historique, culturelle, scientifique et technique des pratiques agricoles. 434 '

      L'ensemble de l'exposition est axé sur la volonté d'offrir un état de la question le plus exhaustif possible. Celui-ci passe principalement à travers la présentation des débats actuels face à cette thématique. Si certains de ces derniers dépassent la seule vision 'agricole', l'ensemble ne peut être considéré comme une approche systémique de l'environnement. Celui-ci en reste à un environnement 'nature', même si celle-ci, dans le cas précis, est présentée comme un outil au service de l'homme.

      L'objectif de cette exposition se situe donc avant tout au niveau d'une acquisition de connaissances nouvelles. L'exhaustivité de ces dernières, ainsi que les mises en scène très classiques, découpant de manière cartésienne les savoirs abordés, confirment cette impression.

      c. L'environnement scénographique

      L'environnement scénographique est des plus ternes. L'interactivité est limitée à des bornes offrant des logiciels interactifs, caractéristiques d'éléments de 'savoir plus'. Se partageant l'espace, panneaux et consoles informatiques font bon ménage.

      La serre ne présente aucune particularité scénographique.

      Ajoutons l'intégration d'interventions artistiques, seuls éléments véritablement insolites, et seuls objets forçant à un questionnement sur notre manière d'utiliser la nature, de la modeler à notre façon.

      d. Présentation

      Cette exposition juxtaposant celle de l'espace 'Environnement' d'Explora présentée précédemment, il nous a paru intéressant de l'aborder également, afin de la mettre en regard de celle-ci, ainsi que de celle du 'Jardin planétaire' présentée plus loin. Recréer de toutes pièces une serre permanente dans un lieu qui n'est ni lié à un jardin botanique, ni à un musée d'histoire naturelle nous a paru intéressant en soi. Le fait que cette exposition soit en plus dédiée à la biogénétique nous a fortement interpellé, puisque cette problématique se situe dans le questionnement du développement durable.

      e. Descriptif de la visite

      Premier étage

      L'espace d'exposition s'étend sur deux étages. Aucun 'sas d'entrée' ne permet au visiteur de reconnaître clairement qu'il pénètre dans l'espace de la 'Serre'. Cette particularité est certainement inhérente au fait que tous les espaces d'Explora ne sont pas franchement délimités et qu'il est possible de passer de l'un à l'autre sans en découvrir les limites réelles. Seul un panneau à l'entrée 'officielle' de cet espace annonce clairement que son message est dirigé vers les biotechnologies végétales. Comme pour illustrer ce choix, le visiteur est accueilli par une première oeuvre d'art composée de différents rameaux qui, coulés dans de l'époxy, forment une stèle 'cellulaire'.

      Le visiteur a ensuite le choix entre parcourir la périphérie de l'espace d'exposition ou pénétrer au centre de celui-ci. S'il choisit la première solution, il va trouver cinq autres oeuvres illustrant les thèmes suivants:

  • L'autotrophie
  • La photosynthèse
  • Le génome
  • La multiplication végétative
  • Le cycle biologique

      Ces thèmes sont présentés à travers des textes illustrés. Les textes ne sont que peu vulgarisés. Comme exemple, nous donnons la retranscription de celui expliquant l'autotrophie. 'Les plantes n'ont pas besoin pour vivre d'énergie ou de substances carbonées produites par les autres: elles sont autotrophes. Ceci se traduit dans leur architecture. Des racines pour pulser eau et éléments minéraux du sol, des feuilles pour capter énergie lumineuse et gaz carbonique, base des biosynthèses.'

      Deux grands 'catalogues' proposent, par des images et du texte, un aperçu de différents jardins (jardin japonais, arabe, anglais) ainsi que des systèmes de cultures traditionnelles, intensives ou biologiques. Face à ces 'catalogues', des vitrines offrent au regard des visiteurs des objets utilisés dans l'agriculture (tracteurs et semoirs pour l'une, différents types de sécateurs et de scies pour l'autre).

      L'espace central est essentiellement composé de postes informatiques. Au nombre de sept, ils proposent des tests de connaissance sur différents domaines touchant aux biotechnologies. Ces connaissances sont autant d'ordre biologique (connaissance des méthodes de manipulation, par exemple), que politique (quels sont les pays qui autorisent ou non les manipulations, quels types de manipulations, etc.), voire économique. D'autres consoles, appelées 'Débats et défis' permettent de découvrir les enjeux liés au développement des biotechnologies végétales. Après chaque réponse, correcte ou non, le visiteur est invité à prendre position sur la base d'une proposition. Une 'pesée des idées' est proposée par l'ordinateur. Malheureusement, aucune personne ressource n'est mise à disposition des visiteurs, et le mode d'emploi est si obscur, qu'il ne nous a pas été possible de parvenir à cette fonction.

      Deuxième étage

      L'étage supérieur est entièrement destiné à la serre. Bien que l'espace soit situé assez près de la façade vitrée, les plantes sont éclairées par de la lumière artificielle. Quelques plaquettes présentent le travail de sélection, le nom et la famille des plantes. Plusieurs plantes sont cultivées selon un mode de culture expérimental (hydroponie, culture hors sol ou sur substrat de remplacement, aquanappe, etc.). Au milieu des pots et des semis, des oeuvres d'art interpellent le visiteur sur le statut du végétal dans notre société. A titre d'exemple, notons le 'Super potager de pots de légumes' d'Agnès Rosse (1999) et l'arbre sous perfusion de Nathalie Joiris (1998). Utilisant différents conteneurs de denrées alimentaires comme pots (boîtes de conserve, tonneau d'huile d'olive, bouteille de sirop, etc.), la première artiste relie concrètement les arbustes, les légumes, les fruits vivants, avec leur emballage en tant que produit de consommation. La deuxième pend deux arbustes à l'envers, tirés vers le bas par des pelotes de ficelles en guise de poids. Leurs racines, emmaillotées également dans une pelote de ficelle, sont nourries par perfusion, selon le principe proposés dans les hôpitaux.

      Deux bornes interactives en panne complètent l'environnement scénographique.

      f. Limites

      Les incohérences du scénographe, que nous retrouvons jusque dans ses écrits, se font très fortement ressentir. 'La serre est un lieu de promenade et de découverte, un lieu de rêverie. (...) Dans la serre, il y a la vie et la vie est précieuse. Ce trésor est protégé dans la serre, un peu comme dans un tabernacle, il n'est pas offert en pâture à tous les regards. (...) L'ambiance à l'intérieur de la serre est une ambiance industrielle. (...) Il n'y a pas de volonté de design, mais au contraire une volonté de mise en situation de processus et d'outils réels 435 '.

      * Pertinence et adéquation du titre avec le propos de l'exposition

  • Le titre donné à 'La Serre, jardin du futur' correspond à l'aspect physique d'une serre traditionnelle, une fois que l'on se trouve à l'intérieur du deuxième étage. Vue de l'extérieur (c'est-à-dire depuis les autres espaces d'Explora), celle-ci ne ressemble en rien à une serre telle que celles que nous pouvons observer dans l'agriculture ou le jardinage. Entourée de voiles blancs, on ne peut deviner que des plantes vivantes s'y cachent.
  • L'utilisation du mot 'jardin' n'est pas adéquate puisque les concepteurs ont volontairement présenté la plante comme un 'outil' mis à la disposition ou du moins utilisé par l'homme. La dimension esthétique que l'on associe à ce mot n'est donc pas présente.
  • L'ambiguïté que propose l'utilisation du mot 'jardin' n'est pas exploitée. En effet, avant d'entrer dans l'exposition, le visiteur peut se poser la question de savoir si la serre en tant que jardin du futur n'est pas une projection de l'avenir de notre Terre. Celle-ci, vouée à une pollution toujours plus grande ne pourrait plus proposer qu'une nature 'sous cloche'.
  • Enfin, le titre n'est pas une question, mais une affirmation. Ainsi, bien que cette exposition veuille faire croire au visiteur que le débat sur les biotechnologies est ouvert, son titre donne une réponse définitive aux éventuelles questions sur ce propos. Il ne correspond donc nullement aux intentions réflexives affichées par les concepteurs.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

  • Bien que ces expositions s'inscrivent dans un lieu qui se veut d'expérimentation, elles ne proposent aucune interactivité 'vraie'. Celle-ci s'arrête à l'utilisation de logiciels dits 'interactifs' et à des boutons à presser. En ce sens, elles ne diffèrent que peu d'une muséologie traditionnelle de vitrines, mis à part que celles-ci sont, technologiquement parlant, très sophistiquées.

      * Adéquation de la muséographie et de la scénographie aux objectifs

  • L'utilisation systématique du texte, que ce soit sur panneaux ou sur support informatique est fatigante et ne favorise pas la curiosité. Or, pour que le visiteur prenne connaissance de la thématique avant de réfléchir aux enjeux de celle-ci, il faut que l'environnement proposé suscite son envie de savoir, de découvrir, de comprendre.
  • Les informations divulguées sont uniquement scientifiques et ne favorisent pas les mises en relation entre elles puisqu'elles apparaissent sur des panneaux ou des documents séparés les uns des autres, sans liens évidents.
  • On ne peut véritablement parler de 'mises en scène'. Il ne s'agit souvent que d'une succession d'éléments (panneaux, oeuvres d'art, ordinateurs, etc.) disposés de manière plus logique qu'artistique.
  • Toute l'exposition est pensée en fonction de la serre comme élément principal. 'Le jardin du futur, situé au premier étage de la serre est le coeur de l'exposition', nous dit le communiqué de presse. Or, pour y parvenir, le visiteur se trouve confronté à tous les éléments du premier étage. Ceux-ci, pourtant, apparaissent dans l'ensemble du communiqué de presse, comme des compléments à la serre. 'Après la balade dans le jardin, vient le moment de se poser et de s'interroger sur les changements quantitatifs et qualitatifs induits par ces nouvelles méthodes de production agricole'. Ou encore: 'Après la balade dans le jardin, l'exposition offre, dans un espace situé sous la serre, de s'informer et de s'interroger sur les perspectives et les risques des biotechnologies végétales qui sont aujourd'hui un outil puissant de la maîtrise du vivant.'

      * Adéquation des contenus et de leur présentation aux objectifs

  • L'objectif principal étant un apport de connaissances au niveau du règne végétal en général et des biotechnologies en particulier, nous pouvions espérer trouver une vulgarisation permettant à tout un chacun de s'approprier les notions de base de la biologie végétale. Or, le manque de vulgarisation et la pauvreté des supports offerts à la diffusion de ces connaissances ne permet certainement pas une compréhension de ces phénomènes. Les textes ne sont accessibles qu'à des personnes maîtrisant des bases déjà bien solides en matière de biologie.
  • La relation qui doit s'établir entre les processus 'normaux' (pollinisation, photosynthèse, fécondation, etc.) et les manipulations génétiques n'apparaît pas de manière explicite.
  • Le manque total d'interactivité laisse supposer que les concepteurs croient encore qu'une transmission des savoirs est possible sans envisager la compréhension de ceux-ci.

      * L'infrastructure proposée au visiteur

  • La serre ne propose aucun endroit de repos.
  • L'ambiance sous la serre est sombre et froide, tout comme l'environnement informatique que cet espace abrite.

      * Autres

  • Dans cette exposition, la volonté du concepteur n'apparaît pas du tout dans la scénographie proposée. En pénétrant sous la serre elle-même, là où débute l'exposition, nous n'avons pas du tout ressenti 'la relation de connaissance, la notion de racine' comme l'exprime le scénographe de l'exposition. 'On a pris la serre, on l'a surélevée et en dessous est apparu le tissu racinaire, le chevelu. Comme dans les livres d'enfants, on voit le monde du dessous. 436 ' Aucune de ces références ne nous a effleuré l'esprit durant notre visite, et la montée à l'étage supérieur, effectuée sur de simples escaliers métalliques ne nous est pas apparue comme procédant d'un 'parcours initiatique'.
  • Bien que les bornes informatiques proposent, notamment, un dossier de presse assez fourni en éléments contradictoires concernant les grandes questions auxquelles se heurte l'utilisation des biotechnologies végétales (avantages/désavantages écologiques, craintes des consommateurs, recherche pharmacologiques, etc.), l'ensemble n'est pas conçu pour permettre une approche systémique du sujet. Les mises en relations n'apparaissent pas plus clairement sur un écran ordinateur que sur le papier d'un journal et la volonté de vouloir permettre au visiteur de se faire une opinion 'pour ou contre' ces technologies restent très prégnantes. Difficile donc de sortir du binaire.

1.3.5.2.5. 'Vivre ou survivre?'

      
Muséologue et coordinatrice de l'exposition Michèle Antoine
Commissaires scientifiques Pascale Corten, Walter De Jonge, Philippe Van Haver, Edwin Zaccai
Réalisation technique: W. De Win, F. Dhooge, E. Evraert, R. Fontaine, C. Franckenne, B. Gosset, C. Gustin, H. Lahaut, B. Lambert, C. Maes, M. Mercier, M. Planchon, J. Stuyck, G. Tetard, J. Vanderborght, J. Van Enden, J. Vernelen
Réalisation artistique: A-M. Borremand, M. Camps, G. Ceulemens, C. Dekeijser, P. Golinvaux, C. Goovaerts, J-M. Hamblenne, M. Leclercq, V. Lowie, J. Neut, l. Op De Beeck, A. Wauters, G. Yannart
Rédaction texte et audioguide T. De Perlinghi
Soutien financier: Belgacom,Electrabel,La Générale de Banque PetroFina, Solvay
Lieu de présentation: Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, Bruxelles, du 23 octobre 1998 au 6 janvier 2000
Publics visés: Non défini de manière spécifique
Animations annexes: Pas de visite guidée
Documents en complément - Un 'passeport', petit document guide proposé au cours de la visite de l'exposition- Un catalogue de 160 p. format A4. Largement agrémenté de photos couleur, de schémas, de graphiques, etc., il constitue un document de référence très complet sur le développement durable, proposant un état de la question très poussé et détaillé, mais il ne peut être réellement considéré comme un 'catalogue d'exposition'. Le langage adopté reste très scientifique. Pas de véritable vulgarisation adaptée à tout public malgré un lexique conséquent en fin de document.

      a. Objectifs

      L'objectif principal de cette exposition est très certainement de provoquer, non pas une réflexion, mais une prise de conscience devant amener à développer des attitudes. Cette volonté se retrouve à travers l'évaluation préalable menée auprès des enfants ainsi que dans les actions pédagogiques menées autour des thèmes de cette exposition.

      b. Choix muséologiques

      Cette exposition s'inscrit dans une démarche muséologique du 'point de vue'.

      Partant du principe que l'acteur principal est le visiteur, 'les concepteurs de Vivre ou survivre? ont estimé nécessaire de mieux connaître le terrain sur lequel ils allaient mettre les pieds. «L'idée de l'évaluation dite 'formative', est de sentir l'état d'esprit du public: A qui parle-t-on? Que sait-il? Que perçoit-il? Que se représente-t-il? Avec quel bagage franchit-il les portes du musée? Comment doit-on lui parler?» explique Michèle Antoine, coordinatrice de l'expo 437 '.

      C'est dans cette optique que 500 élèves de 10 à 12 ans ont participé à une enquête réalisée en 1995. Ces enfants devaient, dans un premier temps, définir des termes tels que: air, eau, effet de serre, couche d'ozone, environnement. Dans un deuxième temps, on leur a demandé de dessiner ce qui, pour eux, serait leur ville, leur village ou la planète dans 20 ans.

      Partant d'une reconstruction de cette vision du futur, les concepteurs veulent amener le visiteur à faire un état des lieux de la planète en lui proposant d'entreprendre un voyage. 'S'informer et comprendre (...) c'est ce que le visiteur va faire dans le tour du monde auquel il est convié (...). A chaque étape, un thème particulier - pollution de l'air, changements climatiques, déforestation, etc. - exploré dans ses multiples facettes 438 '. Le scénario est linéaire et se déroule en trois étapes:

  • Départ d'une ville située en 2050, dévastée par les pollutions et les choix irresponsables en matière de génie génétique, clonage, etc., avec une question: Est-ce l'avenir que nous voulons?
  • Voyage de Bruxelles aux forêts ardennaises, puis glaciers alpins, Antarctique, forêt amazonienne et enfin l'Escaut et la mer du Nord.
  • Retour du voyage: bilan et perspectives. Que pouvons-nous faire: à la maison, au travail? Présentation des partenaires du développement durable.

      L'ensemble de l'exposition veut dire au visiteur que l'avenir n'est pas inéluctable et qu'il ne tient qu'à nous de le construire pour vivre et non pour survivre.

      c. L'environnement scénographique

      L'exposition se divise en 13 thèmes répartis dans 17 espaces, chacun représentant une mise en scène et un décor particulier. Un audioguide accompagne le visiteur tout au long de l'exposition 439 . Des numéros permettent à ce dernier de mettre en marche le commentaire correspondant à l'élément ou à l'espace muséographique. En tout, 85 commentaires sont disponibles. Les numéros sont divisés en deux catégories, les 'essentiels' désignés par des chiffres rouges, les 'savoir plus 440 ' désignés par des chiffres verts. Les commentaires des chiffres rouges correspondent à environ 1h30 d'écoute. L'ensemble de tous les commentaires nécessite plus de 2h30 d'écoute.

      Mis à part le premier commentaire qui reproduit une émission radio, deux voix (masculine et féminine) donnent des commentaires explicatifs, précédés quelquefois d'une interrogation.

      L'originalité de cette exposition réside dans les décors de certaines mises en scène (la ville en 2050, Bruxelles vue comme un monde en chantier, le bateau de l'Escaut). A part quelques éléments scénographiques de type artistique, les autres éléments peuvent être apparentés à des vitrines, même si celles-ci ne contiennent pas des pièces issues de la collection du musée, mais des mises en scène, toujours articulées autour de documents écrits.

      La manipulation est totalement absente de l'exposition et l'interactivité se limite au 'presse-bouton', à deux manivelles permettant de faire tourner des engrenages, ainsi qu'à trois ou quatre 'jeux' destinés avant tout aux enfants dont l'intérêt reste très limité.

      Plusieurs écrans vidéo tournent en permanence.

      d. Présentation

      Cette exposition, créée et réalisée par l'Institut Royal des Sciences naturelles de Belgique à Bruxelles est un événement muséologique qui vise la présentation du concept du développement durable. D'une dimension gigantesque, cette exposition occupe treize salles du musée, soit 1800m2. 'Vivre ou survivre? constitue à maints égards le défi le plus important que l'Institut se soit assigné ces dernières années. Par son ampleur d'abord, cette exposition est la plus grande qui ait été intégralement conçue et réalisée par l'Institut, alors même que son sujet, les conséquences des activités humaines sur l'environnement planétaire et les changements climatiques ainsi que la perspective d'un développement durable, ne relève pas directement du domaine de recherche de l'Institut. 441 '

      e. Descriptif de la visite

      Une ville en 2050

      Mise en scène faite d'après les dessins des adolescents ayant participé à l'évaluation préalable.

      Le visiteur plonge dans un univers dévasté, pollué, englué dans des problèmes de 'mal bouffe', de maladies, d'insécurité, de peurs, etc. Un pétrolier échoué pollue les côtes et le radioguidage diffuse une alerte radio donnée à ce sujet. Des affiches 'science-fiction' interpellent le visiteur sur la banalisation de notion comme la manipulation génétique, le clonage, la radioactivité, les dangers de sortir sans masques de protection, etc. L'ensemble du décor est futuriste, le visiteur côtoie tant une habitation individuelle aseptisée, une école où les manteaux des élèves sont remplacés par des tenues de protection radioactives, qu'un marché qui ressemble plus à un laboratoire pharmaceutique où des légumes 'biologiques' côtoient des aliments issus des manipulations génétiques et du clonage.

      Un écran interactif fait la promotion d'un habitat paradisiaque, réservé à une élite... et dont le visiteur que vous êtes ne fait évidemment pas partie!

      

Une ville en 2050

      Un tunnel ramène le visiteur vers notre époque. Trois phrases posent clairement la question. 'Tout mais pas ça. Comment l'éviter? Que faire maintenant? 442 '

      Mobilisation

      Le visiteur change de dimension et pénètre dans un bureau dont les classeurs et les dossiers ont sa taille. Tous ont des titres évoquant les divers problèmes environnementaux planétaires que connaît actuellement la Terre. Réchauffement climatique, diminution des glaciers, pollutions diverses, etc.

      Certains de ces dossiers peuvent être consultés, éléments que nous pouvons qualifier de 'savoir plus'. Une vidéo grand écran, posée comme un ordinateur sur la table de bureau à côté d'un binoculaire géant propose des images de ces catastrophes, ainsi que des mouvements populaires, des manifestations, etc.

      Un passage vers la troisième scène met en évidence l'équilibre qui doit exister entre le poids des hommes et le poids de la planète Terre, les deux posés symboliquement sur les plateaux d'une balance. Le commentaire indique clairement que le voyage se poursuit vers les causes des déséquilibres. Un 'passeport', sert de guide de l'exposition et propose une 'piste' pour chaque espace. Par exemple, pour l'espace 1: 'Ouvrez les yeux! Cette ville fourmille d'indices de problèmes datant du 20e siècle! ' et pour l'espace 2: 'Observez bien chaque dossier, on y trouve un écho d'un futur problématique 443 '.

      Le voyage - Bruxelles

      Dans un décor de chantier (échafaudages, grilles de protection, etc.), le visiteur passe vers plusieurs formes de pollution qui touchent directement la ville de Bruxelles. Les déchets matériels (toxiques, ménagers, industriels, etc.) et les polluants atmosphériques (oxydes d'azote, hydrocarbures, ozone, soufre, poussières).

      Pour chacun des polluants un commentaire est proposé. En tout, 10 'savoir plus' quasi incontournables si l'on veut 'entrer' dans le décor proposé. Ceux-ci restent très scientifiques, donnant des informations exhaustives sur les sources de pollution, la composition chimique, les réactions, etc. Aucune mise en relations entre ces différents polluants n'est proposée, ni visuellement, ni auditivement. Par exemple, les commentaires sur le soufre présentent le pétrole et le diesel comme 'sans danger' à ce niveau-là. Il faut écouter les commentaires spécifiques aux hydrocarbures pour accéder aux informations concernant les dangers inhérents à ces substances. De plus, le visiteur n'a pas un véritable choix dans les 'savoir plus' proposés, car pour comprendre certains d'entre eux, il vaut mieux avoir passé par les commentaires précédents qui 'expliquent' les abréviations utilisées, notamment en ce qui concerne les symboles chimiques.

      Une première présentation des sources naturelles de ces divers produits peut laisser supposer qu'ils ne présentent pas un véritable danger puisqu'on les trouve dans la nature. La notion d'équilibre n'est, à ce niveau-là, pas du tout présente. De plus, il n'y a pas de réelle mise en scène pour ces différents polluants. Le visiteur n'a aucun support visuel à mettre en relation avec le commentaire qu'une chaudière pendant l'explication sur le soufre, une 'statue' empoussiérée lorsqu'on lui donne des informations sur les poussières, etc.

      Les choix de présentation des objets ne visent pas l'implication directe du visiteur. Par exemple, l'autopsie des poubelles bruxelloises est faite sur une quantité de 10 kg de détritus. Rien ne nous indique combien un Bruxellois moyen jette de kilos de déchets par jour ou par année. Ils vont même parfois à l'encontre du message délivré. Par exemple, un commentaire valorise l'achat de produits recyclés, mais la présentation poussiéreuse de ceux-ci, placés derrière une épaisse grille métallique, ne donne aucune envie de s'approprier ce type de matériel.

      Les décors sont statiques. Seul un engrenage de trois roues dentées peut être mis en marche manuellement. Si l'idée d'une présentation des interactions par ce moyen est intéressante, nous déplorons le fait qu'il ne s'agit pas d'une mise en évidence d'une certaine forme de réaction en chaîne, mais simplement d'une visualisation très approximative de 'd'où vient quoi' en matière de pollution.

      Les commentaires sont impersonnels. Ils n'interpellent pas le visiteur sur SA poubelle, mais parlent des poubelles en général. Si certains sont exhaustifs, expliquant avec force détails comment fonctionne une décharge, ses avantages et ses limites techniques et économiques et écologiques, d'autres 'oublient' des données importantes, comme, par exemple, les problèmes de santé que rencontrent les personnes en charge des composts industriels ou les problèmes irrésolus que présente l'élimination des pots catalytiques. La modélisation du fonctionnement de ces derniers est d'ailleurs des plus rudimentaires: une série de petites lampes rouges deviennent vertes après un passage dans une 'boîte' en deux parties non reliées...La manipulation de la symbolique des couleurs laisse dès lors supposer que le catalyseur résout tous les problèmes...

      Le voyage - forêts ardennaises

      Cet espace s'articule autour des pluies acides, à l'aide d'un grand schéma cherchant à modéliser le phénomène. Le tout est statique et l'explication n'est donnée que par le commentaire audio. Une vitrine contenant des éléments de statues détériorées illustre les conséquences de ce problème sur les monuments. Si l'un des commentaires insiste sur l'internationalité de celui-ci, rien visuellement, ne permet de l'identifier ni de mettre en réseau les informations fournies.

      Un jeu interactif permet au visiteur (enfant) d'aider le forestier à identifier les arbres malades dans une forêt. Les arbres étant grossièrement dessinés, il est peu probable de pouvoir ainsi repérer les véritables problèmes dans la nature. Cette caricature de la 'maladie des arbres' peut très bien amener un message tout à fait contraire à celui que l'exposition veut véhiculer, à savoir que, visuellement, tous les arbres que l'on voit dans les forêts sont sains.

      La pauvreté des sols de la forêt ardennaise ne provient, selon les commentaires, que de l'action des pluies acides. La monoculture d'épicéas n'est jamais remise en question. Plusieurs supports (panneau schématique, vidéo et commentaires audio) tentent d'expliquer ce qui se produit au niveau des racines des arbres. Les commentaires sont longs et le démarrage de la modélisation destinée à étayer ces derniers est difficile à synchroniser, aucune indication n'étant donnée pour savoir à quel moment presser le bouton.

      Un espace de sensibilisation à la nature, espace destiné avant tout aux enfants, est placé à cet endroit. Composé d'éléments en bois supposés représenter la forêt (?), il propose l'utilisation de ses sens (toucher, ouïe) pour créer des associations entre différents éléments liés au monde animal. L'interactivité est très limitée, l'intérêt du message l'est tout autant. Seul le plaisir de toucher à l'aveugle ou de manipuler de gros éléments de bois persiste.

      5 commentaires sont proposés dans cet espace dont 2 sont estimés 'essentiels'. Si le visiteur n'écoute que ces derniers, l'internationalité du problème peut tout à fait lui échapper. S'il écoute l'ensemble, des redondances sur la provenance de cette pollution surgissent à tout instant. Les problèmes liés aux causes rétroagissant sur les effets ne sont absolument pas présents.

      Le voyage - glaciers alpins

      La mise en scène sort totalement de l'univers belge pour proposer un décor de glace. Un alpiniste en crampons 'sort' par le plafond. 8 panneaux d'affilée donnent des explications exhaustives sur le retrait des glaciers, les changements climatiques, le niveau des mers, les températures, les précipitations, l'ennuagement, l'enneigement et la température stratosphérique. Un seul commentaire est accessible. Il évoque le problème global du retrait des glaciers.

      Le voyage - Antarctique

      Une ambiance très froide est donnée par un décor de catelles blanches... alors que l'on nous parle du réchauffement de la planète! Une modélisation présente l'effet de serre (v. limites).

      Cet espace, défini comme une unité dans le 'passeport' est en fait composé de trois parties. Une première est réservée à la nature ou plutôt à la manière dont celle-ci garde en mémoire les différents climats qui se sont succédés sur la Terre. Juxtaposée à cette partie, une autre présente les conséquences de l'activité humaine sur le climat. Rien que dans ces deux parties, le visiteur est invité à suivre, parallèlement, l'état actuel de l'évolution des températures et des phénomènes chimiques qui président à l'effet de serre, l'évolution climatique à travers l'histoire de la Terre divulguée par de grands panneaux aux textes trop longs et aux graphiques obscurs. Des vidéos présentent la formation de la glace au Groenland et les recherches scientifiques qui visent à connaître les climats qui se sont succédés sur la planète.

      

« Antarctique »

      Seuls éléments permettant une 'manipulation': une balance montrant le 'chaos déterministe' et un engrenage à faire tourner à l'aide d'une manivelle, censé présenter les interactions climatiques.

      Sur les 6 commentaires proposés, les deux 'essentiels' accompagnent, d'une part la modélisation et d'autre part les graphiques montrant les rôles du méthane et de l'ozone dans l'effet de serre.

      Bien qu'il s'agisse du même espace d'après le 'passeport' de l'exposition, une nouvelle mise en scène est réservée à la troisième partie. Le visiteur pénètre dans l'univers d'un laboratoire où le phénomène de l'ozone et plus précisément du 'trou d'ozone' est abordé. Un flipper (en panne) propose une modélisation de l'enchaînement des réactions chimiques que provoquent les CFC sur l'ozone stratosphérique. Seul le commentaire de l'audioguide distingue l'ozone rencontré dans l'espace traitant des problèmes de pollution de l'air et l'ozone de la couche stratosphérique.

      Une série d'éléments 'presse-bouton' et des panneaux illustrent les commentaires 'essentiels' sur les conséquences de la diminution de la couche d'ozone sur l'homme, les végétaux et la vie marine.

      Le voyage - forêt amazonienne

      Présenté dans une salle juxtaposée à la partie Antarctique, cet espace ne peut que s'intercaler de manière non logique dans la visite de l'espace précédent et sans aucun lien avec ce dernier.

      Un diaporama permanent nous fait entrer dans la forêt amazonienne. Des exemples de papillons épinglés, des petits animaux conservés dans des fioles de formol, quelques végétaux, tous présentés sous des globes en plexiglas symbolisent la biodiversité. Quelques 'souvenirs' de la forêt et de ses habitants sont présentés dans des vitrines. Sur les 4 commentaires proposés, un seul est 'essentiel', celui qui accompagne une vidéo, longue d'une quinzaine de minutes. Celle-ci, traitant de l'érosion des sols et de la désertification explique les problèmes de ... l'Espagne!

      Le lien entre la forêt amazonienne et l'Espagne? au visiteur de le créer!

      Relevons néanmoins que cette vidéo est très intéressante, bien que trop longue. Les expériences scientifiques qu'elle présente sur l'érosion auraient très bien pu faire l'objet d'une modélisation manipulable par les visiteurs. Amputé de cette partie offerte à l'expérimentation réelle, cet outil aurait eu une place intéressante comme élément de 'savoir plus', montrant de manière très expressive que les problèmes d'érosion concernent également notre environnement proche.

      Le voyage - l'Escaut

      Retour en Europe et plus précisément en Belgique en suivant le cours de l'Escaut. Le décor, très marine marchande, plonge le visiteur dans la cale d'un chaland. Un commentaire guide le visiteur à travers la cale qui contient de grands coffres où des images du fleuve et de ses problèmes liés à l'industrialisation, au bétonnage des berges, etc. sont insérées. Les problèmes que pose l'économie à l'écologie sont mis en avant.

      Le voyage - Mer du Nord

      Par un escalier, le visiteur passe de la cale aux coursives. Deux commentaires 'essentiels' évoquent les problèmes 'généraux' de la pollution de la mer, et plus spécifiquement des polluants non dégradables. 4 'savoir plus' abordent l'eutrophisation, en accompagnant un dessin animé, la pêche et la surpêche, ainsi que des problèmes plus globaux liés à l'industrie, aux besoins de consommation, etc., mais pour lesquels le visiteur n'est jamais interpellé en tant que (co)responsable.

      Quelques 'moulins à prières', tels qu'on les voit chez les bouddhistes, apportent un semblant d'interactivité, sans que le texte qui y est imprimé n'attire le regard.

      Quel futur?

      D'un côté de l'espace, des graffitis, de l'autre, un tapis roulant d'aéroport où des valises surchargées par des industries, des produits de consommation divers, des déchets, des habitations, etc. semblent attendre d'être reprises. Parmi les graffitis, on peut lire 'La planète possède assez de ressources pour répondre aux besoins de chacun, mais non à l'avidité de chacun' (Mahatma Gandhi). Pour une fois, un seul commentaire 'essentiel' qui, sans proposer de véritable réflexion au visiteur, met en avant le poids que l'humain et la croissance démographique font peser sur la planète.

      Une modélisation des interactions du développement durable est proposée au visiteur, simple 'presse-bouton' qui allume des images caractéristiques de ces trois domaines et présente ainsi leurs intersections.

      Un 'cyberspace' fait la transition entre cet espace et le retour à la maison. 'Avant d'entrer, prenez la peine de jeter un oeil dans notre cyberspace: une façon originale de prendre connaissance des recherches menées par les scientifiques belges sur les sujets traités dans l'exposition 444 '.

      Retour à la maison

      Le voyage est terminé, le visiteur se retrouve dans son univers quotidien. Un salon, une cuisine, une salle de bain, un garage lui proposent différentes pistes de réflexion sur son environnement familial. Un premier commentaire 'essentiel' fait référence aux décisions prises à Rio, au rôle des gouvernements et à celui du citoyen en tant que consommateur. Un deuxième commentaire 'essentiel' approfondit ce que représente ce rôle en évoquant la participation active à la vie politique (notamment lors des référendums), à des organisations non gouvernementales, mais également dans le mode de vie et les choix effectués tant dans la vie privée qu'au travail.

      Les interactions qui lient les choix de consommation et le développement de l'industrie et du commerce sont également évoquées dans ces commentaires. L'environnement proposé dans la 'cuisine' visualise le commentaire qui valorise le choix de produits 'bios' et issus du commerce équitable. Des cartels accompagnent chaque produit.

      Un commentaire plus général aborde le lien spécifique entre l'économie et l'écologie et ce que signifie l'éco-efficacité.

      Des 'savoir plus' sur la consommation d'eau, la consommation d'énergie, le trafic routier, etc. sont proposés en lien avec la salle de bain, la cuisine et le garage.

      A la rencontre des acteurs du développement durable

      Les silhouettes pivotantes d'un enfant, d'un homme et d'une femme grandeur nature illustrent le fait que chacun de nous est un partenaire du développement durable. Des 'recettes' sur comment participer activement, à l'école, au travail, à la maison, au processus de développement durable sont écrites derrière ces silhouettes. Un commentaire aborde la notion de travail en réseaux pluridisciplinaires. Aucune véritable correspondance entre ces deux apports.

      Le parlement des visiteurs

      Entourant un énorme globe fait de structures métalliques, une vingtaine de postes informatiques proposent au visiteur de participer au parlement et à la prise de décisions politiques. A l'ordre du jour, trois thèmes sont proposés: les déchets, la pollution de l'air et la pollution de l'eau. Chaque thème propose 4 lois à adopter. Les lois sont présentées à l'écran de manière succincte, les arguments donnés par les deux partis sont accessibles par l'audioguide.

      Les réponses sont enregistrées et comptabilisées de manière globale, permettant au visiteur de situer ses propres réponses par rapport à celles adoptées par la majorité.

      Les lois à adopter sont souvent très subtiles et s'éloignent des exemples caricaturaux habituels. Les prises de positions, même si elles sont binaires obligent à penser, non pas en termes de solutions, mais d'optimum. La notion de long terme y est très présente. Comme exemples, nous avons choisi les 4 lois mises en discussion sur la gestion des déchets:

      
Il faut accorder des subsides aux entreprises qui produisent du matériel neuf à partir d'éléments recyclés Il faut diminuer les impôts aux entreprises qui fabriquent des produits durables et les reprennent quand ils sont hors d'usage.
Il faut prélever une taxe sur les emballages, plus ou moins élevée selon que l'emballage est plus ou moins nocif pour l'environnement. Il faut diminuer les impôts aux entreprises qui utilisent moins d'emballages.
Il faut créer des points de compostage dans les quartiers, accessibles à chacun et où tout le monde puisse venir déposer ses déchets organiques et chercher de l'engrais. Il faut doter chaque ménage d'une boîte à compost (payant), ramassée régulièrement et traitée dans une usine spécialisée.
Il faut mettre en place de petites usines d'incinération, permettant la récupération de chaleur et d'énergie et permettant de distribuer celles-ci gratuitement dans certains quartiers.

      f. Limites

      Les limites de cette exposition se situent dans:

  • les choix muséologiques et la manière de les interpréter,
  • le choix des contenus et la manière de les hiérarchiser en fonction des objectifs de l'exposition,
  • les choix scénographiques et la vulgarisation en fonction des publics visés.

      Bien que d'ordres différents, chaque élément interagit avec les deux autres. Nous ne catégorisons donc pas les limites observées en fonction d'une grille définie, mais suivons le jeu des interactions qui s'y déroulent.

      * Pertinence du titre et son adéquation avec le propos de l'exposition

  • Toute l'exposition évolue sur un mode binaire. Celui-ci commence avec la première salle, qui sert de sas d'entrée à l'ensemble de l'exposition. Le monde y est détruit, le doute n'existe pas. Choisir entre les deux termes proposés dans le titre correspond parfaitement avec la manière dont le propos est amené. Seul 'bémol', il n'est pas toujours évident pour le visiteur de comprendre que c'est à lui de choisir. La quantité d'informations et de connaissances auxquelles il est soumis ne facilite d'ailleurs pas cette compréhension.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

      Nous ne pouvons qu'approuver les choix muséologiques faits au départ de cette exposition. Partir d'une évaluation préalable afin de connaître les publics auxquels l'exposition s'adresse et ainsi chercher à répondre à leurs besoins, leurs questions, s'adapter à leur cadre de référence, dépasser leurs conceptions, etc. ne peut être que loué. Il en va de même pour l'optique muséologique. Choisir une approche 'interprétative' ou 'du point de vue' au sens où Montpetit (1998) et Davallon (1992) la définissent oblige un musée d'histoire naturelle tel que l'Institut royal des sciences à s'ouvrir à de nouvelles problématiques qui, comme le rappelle Cahen (1998) ne relèvent pas directement de son domaine de recherche. Malheureusement, nous avons relevé un certain nombre d'inadéquations entre les approches théoriques et la réalisation pratique. Ces dysfonctionnements se situent principalement au niveau de l'interprétation qui a été faite de ces théories et de ces méthodes et de leur utilisation dans l'élaboration des éléments scénographiques.

      * Adéquation de la muséologie et de la scénographie aux objectifs

  • Bien que partant dans une optique muséologique devant permettre au visiteur de définir sa propre position face à la problématique proposée, le 'ou' du titre indiquant clairement qu'un choix existe, l'exposition ne fait que prendre position en faveur d'une plus grande attention vouée à l'écologie, tout en occultant la plupart des sujets polémiques locaux. En ce sens, elle ne favorise que peu la mise en débat des problèmes actuels auxquels les citoyens, et plus particulièrement les Belges, sont confrontés. Ceci est d'autant plus dommage que la première salle, la ville en 2050, fait référence à un certain nombre de sujets qui occupent actuellement le devant de la scène: la 'mal bouffe', qu'elle soit destinée aux humains ou aux animaux de boucherie, les manipulations génétiques, les dérives du clonage, etc. Tous ces sujets ne sont qu'évoqués au travers d'affiches futuristes, mais le débat et la réflexion ne sont jamais véritablement lancés.
  • Aucune remise en question du mode de vie n'apparaît, ni dans la manière de gérer l'agriculture, les forêts, l'eau ou la consommation, etc.
  • L'optique scientifique du musée se fait ressentir dans le fait que les problèmes environnementaux sont largement privilégiés, au détriment des problèmes économiques et sociaux, qui ne semblent présents que pour étayer les premiers. Cette impression est fortement accentuée par le manque de mise en relation qui existe entre ces différents domaines. Par exemple, l'aspect qualitatif de la vie au niveau social que peut apporter le développement durable n'est envisagé qu'à travers l'environnement naturel de l'homme. Cette limite se trouve confirmée par les propos de la conceptrice: 'L'humain ne peut plus désormais se considérer comme extérieur à la Nature (...). Une nouvelle sensibilité écologique voit donc le jour. Il semble nécessaire désormais de penser autrement le rapport de l'Homme au monde 446 '.
  • Les choix scénographiques correspondent aux erreurs faites sur la manière de choisir et de hiérarchiser les contenus 447 . Toujours en adéquation avec les publics auxquels ces éléments sont destinés, ils devraient leur permettre d'accéder au message principal que véhicule l'exposition, tout en offrant la possibilité d'évoluer, de transformer leurs conceptions, d'acquérir des connaissances, de comprendre, etc. Nous avons déjà relevé, dans le descriptif de la visite un certain nombre de dysfonctionnements à ce propos, dont le problème de l'inadéquation des modèles proposés en fonction des conceptions du public évalué. D'une manière tout à fait générale, nous relevons la pauvreté de l'environnement muséographique. Celui-ci, axé uniquement sur une mise en scène spectaculaire, reste calqué sur une muséologie traditionnelle ne permettant aucune appropriation du savoir par la manipulation, l'expérimentation, le jeu, l'implication, etc.
  • Aucune 'ligne' scénographique ne permet au visiteur de se repérer. Tantôt les salles contiennent une foule d'informations disparates, faites de plusieurs commentaires qui s'enchaînent, (v. salle 3) tantôt une seule information 'essentielle' est disponible (v.salle 5). Tantôt un seul décor plonge le visiteur dans une ambiance particulière (v. salles 1 et 2) ne nécessitant aucun commentaire supplémentaire, tantôt le décor est fruste et les panneaux à lire abondants (v. salles 4, 5, 7). Si le manque de repère peut être un atout déstabilisant pour le visiteur, il faut néanmoins que les surprises aillent vers un 'toujours mieux'. Or, les deux premières salles de cette exposition sont de loin les plus attrayantes au point de vue du décor et les plus pertinentes au point de vue de leur efficacité à diffuser simplement et émotionnellement un message.
  • Les messages prennent parfois la forme interrogative (questions auxquelles la suite du commentaire s'empresse de répondre!), parfois la forme réflexive et la plupart du temps celle des 'leçons' de sciences. Aucun espace n'est laissé au propre questionnement du visiteur, ni à sa réflexion. L'utilisation d'une formulation neutre n'interpelle jamais le visiteur. Il le laisse comme extérieur aux problèmes développés.
  • La prise en compte de la complexité a été totalement oubliée dans la mise en scène: aucun réseau, aucun renvoi d'un espace à l'autre, aucune approche de ce que signifient les interactions et les rétroactions. Les notions de flou, de contradictoire, d'incertain, d'aléatoire n'apparaissent que de manière ponctuelle, sans que l'on puisse vraiment en comprendre le sens. C'est le cas de la balance montrant le 'chaos déterministe' placée dans l'espace Antarctique. Veut-elle montrer les aléas du climat au cours de l'évolution de la Terre, ou s'adresse-t-elle à notre époque actuelle et à l'imprévisibilité des conséquences de toutes les perturbations que nous avons déjà provoquées et que nous continuons de faire?
  • La linéarité de l'exposition, que nous considérons comme un handicap dans la présentation d'un sujet complexe, guide le visiteur d'une manière dirigiste. La suite des numéros de l'audioguidage souligne cet aspect et empêche la mise en réseau des informations fournies.
  • L'approche proposée ne permet pas une visualisation des interactions entre les différentes problématiques présentées. Partant du présupposé que le public du musée est un public essentiellement scolaire et familial qui n'est pas accoutumé à la gestion de la complexité, les concepteurs ont choisi volontairement de 'découper quelque peu artificiellement (les sujets), les isoler pour mieux les cerner et les expliquer afin d'éviter de noyer le visiteur dans une information inintelligible à force de précisions et de nuances' 448 . Contrairement à cette volonté exprimée, l'impossibilité de regrouper les informations divulguées sous forme de réseau, leur offrant ainsi une place et un contexte facilitant leur appréhension, démultiplie l'espace et le temps de visite et embrouille tous les messages qui forment ainsi des entités disparates, sans correspondance entre elles.

      * Adéquation des contenus et de leur présentation aux objectifs

  • Le choix des contenus doit impérativement répondre:
    • aux objectifs de l'exposition,
    • aux besoins et aux conceptions des publics.
  • Une sélection sévère doit donc être opérée en vue de répondre simultanément à ces deux exigences. Suit une hiérarchisation des savoirs et des connaissances retenus en fonction de critères de pertinence dépendant de l'un au moins de ces deux objectifs. Enfin, une adéquation doit être instaurée au niveau de la vulgarisation afin que chacun puisse trouver le 'langage' qui lui convienne, que celui-ci soit verbal, visuel, auditif, émotionnel, etc.
  • Dans un sujet aussi vaste que le développement durable, l'importance de ces différentes phases de sélection et de tri est primordiale. Or, l'impression la plus forte qui reste après la visite de cette exposition est celle d'un trop plein d'informations qui, de par leur nombre ne peuvent plus être mises en relation et que finalement, la problématique du développement durable est trop complexe pour être abordée par le seul citoyen.
  • Dans l'optique d'une évaluation préalable, prendre en compte les conceptions du public ne veut pas dire y rester (Giordan & De Vecchi, 1994). Or, c'est bien la critique que nous pouvons faire à l'ensemble de la muséographie proposée. Les mécanismes de compréhension et de raisonnement sous-jacents aux conceptions n'ont pas été pris en compte dans les différents éléments proposés. Au contraire, certaines modélisations ne peuvent que renforcer ceux-ci. C'est le cas du modèle proposé pour expliquer les conséquences des gaz à effet de serre.

      

Exemple d'élément ne tenant pas compte des conceptions

Un globe terrestre est éclairé par une lampe symbolisant le soleil. A la demande du visiteur (un bouton à presser) une feuille colorée vient s'intercaler entre la source lumineuse et le globe.

Lorsque celle-ci est en place, un thermomètre indique 26°C. Lorsqu'elle s'enlève, la température baisse jusqu'à 18°C. Le message d'un tel modèle n'est absolument pas clair. Que symbolise la feuille de couleur? L'effet de serre? La couche d'ozone? Faut-il la voir comme une protection ou au contraire comme un élément dangereux? Qu'est-ce qui est le mieux? Un monde à 18 ou à 26°C?... Les commentaires donnés par l'audioguide n'aident guère le visiteur. Ils parlent de température allant jusqu'à - 20°C sans l'effet de serre naturel... Or, l'analyse des réponses montre qu'une grande confusion existe entre les notions d'effet de serre et de couche d'ozone, et que, par exemple, 'les enfants se représentent la couche d'ozone comme une passoire, dans laquelle chaque objet envoyé dans l'espace fait un trou. 449 '.

L'effet 'passoire pouvant être déchirée' est ici renforcé par la feuille colorée qui plus est ressemble fort à des lunettes de soleil...mais n'est-ce pas à cause du manque d'ozone qu'il faut mettre des lunettes pour se protéger du soleil? ...

  • Si nous relevions la non exhaustivité de l'exposition sur 'l'Air ou les malheurs de Zéphyr' comme limitative dans l'approche de connaissances plus scientifiques, l'exhaustivité est la limite majeure de cette exposition-ci. Pourtant, toutes deux sont complétées par un excellent catalogue qui peut faire office de 'savoir plus', celui de 'Vivre ou survivre' étant tout aussi touffu que l'exposition elle-même. Pour cette dernière, cette exhaustivité d'informations provient d'une non-hiérarchisation des connaissances. Le message fondamental est placé au même niveau que les messages secondaires. Même la différence entre les informations 'essentielles' et les 'savoir plus' n'apparaît pas toujours.
  • Aucune 'boîte noire' n'est posée. Tout est expliqué jusque dans les moindres détails, sans qu'apparaisse l'idée de tri en fonction des connaissances réellement nécessaires et de celles qui peuvent apparaître dans le cadre d'un 'savoir plus'. Bien que la conceptrice relève qu'il 'ne faut pas faire l'erreur de vouloir tout aborder en même temps', elle termine sa phrase en ajoutant: 'Et surtout ne jamais faire l'économie des explications! 450 '. Aucun risque, elles n'ont certes pas fait l'objet d'une restriction budgétaire!
  • Cette volonté constante de vouloir toujours tout expliquer fait de cette exposition un amalgame diffus de réponses à des questions que le 'grand public' ne se posent pas.
  • En choisissant le thème du voyage, les concepteurs ont confondu ce que signifiait la 'compréhension' de la globalité et du fonctionnement des systèmes, avec une connaissance superficielle 'd'un peu de tout un peu partout'. Pour pouvoir réellement agir localement, il ne faut pas forcément connaître les problèmes isolés de chaque 'coin' de planète, mais être conscient des mécanismes d'interactions et de rétroactions qui suivent et précèdent nos actions.
  • Le cadre de ce travail ne nous permet pas de faire un inventaire complet des erreurs commises dans le choix des contenus. Nous ne pouvons que relever le fait que les concepteurs n'ont pas su faire la différence entre le compliqué et le complexe (ce qui leur aurait permis de mieux cibler les connaissances à mettre en interaction), ni entre une approche systémique d'un problème et une pléthore d'informations annexes. A titre d'exemple, nous relevons toute l'information donnée sur les méthodes scientifiques d'analyse de la glace de l'Antarctique. Une telle information est-elle nécessaire pour aborder les problèmes que pose le réchauffement de la planète, et surtout, pour que le visiteur se pose la question fondamentale qu'espèrent soulever les concepteurs, à savoir: 'que puis-je faire? 451 '
  • La conceptrice affirme qu'en 'communication muséale (...) il est courant de partir du niveau de compréhension moyen, qui équivaut plus ou moins à celui d'un jeune de 13 ans 452 '. Sans hésitation, nous pouvons affirmer que le 80% des informations proposées par cette exposition est inadaptée à cette tranche d'âge. La manière dont les commentaires, qui représentent la partie la plus importante de cette exposition, sont divulgués est clairement dérivée des cours de sciences ex-cathedra du lycée pour certains, du collège pour d'autres. Une telle approche fait totalement abstraction des recherches menées, tant en didactique qu'en muséologie, sur la diffusion des savoirs, et ne tient certainement pas compte, ni des connaissances, ni des modes de raisonnement des 500 enfants interrogés dans l'enquête préalable.

      * L'infrastructure proposée au visiteur (possibilité de s'asseoir, ambiance, etc.)

  • Les concepteurs ne parlent jamais des publics, mais du public (Antoine, 1998), comme si celui-ci était clairement défini. Or, bien que le public privilégié du musée soit constitué d'enfants de 10 à 12 ans, il est difficile d'imaginer que ceux-ci se rendent seuls au musée. Afin de rendre la visite intéressante pour tout le monde, il est primordial de tenir compte des différents publics qui le fréquentent.
  • Pour que le public devienne véritablement acteur dans l'exposition, selon l'objectif défini par Antoine (1998), il faut lui offrir les moyens de s'investir. Or, ni les éléments mis à sa disposition, ni la manière dont les savoirs sont diffusés ne lui permettent cet investissement.
  • Nous relevions déjà dans l'exposition 'l'Air ou les malheurs de Zéphyr' que l'utilisation d'un CD audio personnel limite les échanges entre les visiteurs. Cette remarque est d'autant plus vraie dans cette exposition-ci, les commentaires étant très (trop) longs et survenant à tout instant.
  • Très peu de chaises ou de bancs pour s'asseoir. Des commentaires interminables sont à écouter dans la position debout, sans un support visuel attractif.
  • Les ambiances varient fortement en fonction des décors proposés. Certains sont parfaitement réussis (la ville en 2050, le laboratoire de recherche, la cale du chaland, l'aéroport, etc.) alors que d'autres restent froids, l'éclairage intervenant souvent de manière décisive dans ces impressions.
  • Notre visite a duré quatre heures. Sur les 85 commentaires disponibles, nous en avons écouté une soixantaine. Dès la partie 8, la 'fatigue muséale' était déjà largement présente et malgré notre volonté et notre intérêt passionné, tant pour l'exposition en tant 'qu'objet muséologique' que pour le thème abordé, il devenait très difficile de pousser plus avant les investigations. Même les commentaires devenaient épuisants tant l'état de saturation était avancé.

1.3.5.2.6. 'Le jardin planétaire'

      
Conception et scénographie: Gilles Clément, paysagiste
Réalisation: Parc de la Villette, Paris
Partenaires: Gaz de France, Fédération Française de la Randonnée Pédestre, Mission 2000 en France
Lieu de présentation: Parc de la Villette, Paris (France), Du 15 septembre 1999 au 23 janvier 2000
Publics visés: Tout public. Organisation de visites spéciales pour les plus jeunes enfants.
Animations annexes: Conférences:- Pour un développement durable, quels enjeux économiques et politiques?- Nature, culture, l'idée de nature aujourd'hui- Sciences de la nature, sciences de la vie, vers de nouvelles responsabilités? Une nouvelle éthique?Une rencontre avec Gilles Clément dans le cadre des rendez-vous culturels de la FNACDes visites conférences et ateliers sont proposés par le service culturel (adultes et enfants)
Documents en complément Le catalogue de l'exposition: CLEMENT, G. (1999) Le jardin planétaire, éd. Albin Michel, 127 pages format 30x16 cm.- Télérama, une brochure illustrée proposée par la Grande Halle du Parc de la Villette. Offerte gratuitement à l'entrée, elle contient un interview de Gilles Clément, une présentation du réalisateur de la bande son de l'exposition qui offre tous les bruits de la nature, une enquête sur l'agriculture du futur axée sur l'approche biologique, une réflexion sur les échanges entre les écosystème, et plusieurs entretiens.- L'Hebdo des juniors, brochure adressée aux enfants de 6 à 12 ans. Distribuée gratuitement à l'entrée, elle propose des thèmes d'actualités, des sujets d'adolescents, etc. en plus d'un 'spécial jardin planétaire', d'un guide pour l'exposition spécialement conçu pour les enfants, ainsi qu'un débat sur 'te sens-tu le jardinier de ta planète?'

      a. Objectifs

      Cette exposition est avant tout axée sur la réflexion philosophique, sur une prise de conscience d'un tout dont l'homme fait partie, tout en divulguant un certain nombre de connaissances, principalement dans les domaines de la biologie végétale et animale (mode de vie, reproduction, essaimage) et de l'ethnographie (religions, cultures, traditions, etc.). Elle resitue donc l'être humain en tant qu'élément autant perturbateur que constructeur de la planète.

      b. Choix muséologiques

      Les objectifs du concepteur font entrer cette exposition dans une muséologie du point de vue. Refusant le message alarmiste ou simplement écologiste, la prise de position en faveur d'une humanité responsable de son environnement apparaît clairement. Dès lors, le débat est ouvert et les idées peuvent être données. Néanmoins, le concepteur refuse de livrer au visiteur des 'recettes de bonne conduite'. Il ne fait que suggérer, que proposer, que montrer ce que d'autres ont déjà entrepris, tout en laissant à l'individu le rôle de se positionner, de trouver sa place, de déchiffrer où se situe sa propre action. 'L'idée du jardin planétaire, c'est d'aller vers une écologie humaniste qui prenne en compte l'homme en tant que jardinier de la Terre, c'est de responsabiliser l'humanité sur son territoire. 453 '

      Toute l'approche muséologique est faite en fonction des interactions à établir entre l'homme et la nature. Une volonté très forte d'aborder la notion de jardin dans une optique systémique ressort des choix effectués. Si la visite commence par un apport assez conséquent de connaissances, son déroulement est construit de manière à amener le visiteur à une réflexion personnelle, indispensable pour envisager le futur. 'On ne peut envisager un futur viable sans des bouleversements politiques, mentaux, moraux fondés sur une philosophie, sur des options de vie. 454 '

      Ainsi, bien que les termes de développement durable ne soient pas à la base de l'approche muséologique, c'est bien sur ce concept que se déroule l'exposition. Si l'exposition baigne dans une atmosphère de 'nature', l'acception du mot environnement que suggère celui de jardin est prise dans son sens le plus large. La muséologie du jardin planétaire fonctionne sur la base des interactions incessantes entre les domaines de l'écologie, de l'économie et du développement social, en mettant clairement en avant les aspects qualitatifs que l'homme se doit de rechercher.

      c. L'environnement scénographique

      L'objectif fondamental de réflexion de cette exposition se retrouve dans le choix des mises en scène, dans celui de la disposition des espaces, dans l'harmonie des couleurs et des matériaux. La plupart des éléments sont en bois, en jute, en bambou, etc. Beaucoup de poésie dans la disposition des objets et dans la réalisation des mises en scène. Le temps de vivre et de réfléchir est favorisé par la présence de plusieurs bancs mis à la disposition des visiteurs. L'environnement sonore, fait de bruits d'insectes, d'eau, de vent dans des feuillages, etc. est discret et reposant.

      La visite a un sens très logique donné par la disposition des différents espaces.

      d. Présentation

      Cette exposition a été réalisée par les équipes et les services du Parc de la Villette. Elle n'est donc pas dépendante de la Cité des Sciences et de l'Industrie qu'elle jouxte. Son concepteur, Gilles Clément, n'a pas d'objectifs réellement 'scientifiques'. L'idée de présenter notre planète sous forme d'un jardin vise plutôt à sensibiliser les visiteurs au fait que, de tout temps et dans n'importe quelle partie du monde, l'homme a modelé son environnement. 'Le propos de l'exposition dont témoigne cet ouvrage n'est ni une histoire des jardins, ni un état des dommages de la civilisation sur l'environnement. Il tente d'éviter le dévoiement d'un conservatisme réactionnaire, comme ceux d'une écologie totalitaire ou mercantile. En s'appuyant à la fois sur la rigueur des sciences, sur la richesse des cultures, sur l'expérience politique, il s'efforce de montrer comment s'est constitué le 'jardin planétaire', comment il se transforme et comme il peut être cultivé.  455 '

      e. Descriptif de la visite

      L'espace de la Grande Halle de la Villette est divisé en six parties qui se suivent. Les trois premières forment 'Le jardin des connaissances'. Les trois dernières, 'Le jardin des expériences'. Le visiteur déambule donc de manière linéaire pour passer d'une partie à l'autre. Par contre, à l'intérieur de ces parties, aucun cheminement ne lui est véritablement imposé.

      

      * Le sas d'entrée:

      Le visiteur est accueilli par une forêt de bambous où sont suspendus des globes terrestres illuminés. Un panneau, posé des deux côtés de l'allée qui mène au premier espace indique les objectifs de cette exposition. L'homme, en tant que jardinier de sa planète, 'confronte une histoire naturelle et une histoire culturelle de la nature: histoire des êtres et des pensées, état des lieux du territoire et des mécanismes qui le régissent, il établit les bases actuelles de la planète prise pour un jardin'.

      * Le jardin des connaissances: Premier espace: la diversité

      Des arbres, des plantes, soit en pots, soit à même le sol accueillent le visiteur à la sortie de la forêt de bambous. De grands panneaux en verre où sont emprisonnés herbes séchées et insectes présentent les espaces.

      Sur la droite d'une allée centrale, un espace intitulé 'mythes' s'ouvre sur un olivier entouré de petites cartes métalliques qui proposent toutes les symboliques de l'arbre à travers les cultures et les religions. L'espace, carré, propose l'approche de six cultures à travers leur 'cosmogonie' et leur 'jardin'.

  • Balinais
  • Dogons
  • Yanomamis
  • Hopis
  • Aborigènes
  • Hildegarde de Bingen

      Pour chacun de ces postes, des vidéos passent en continu. Le commentaire est accessible par casques individuels, quatre par postes. Un petit banc permet à une personne de s'asseoir en face de l'écran. Les commentaires proposés, en style reportage ethnographique, sont complémentaires aux panneaux juxtaposés aux écrans. Au pied de ces deux éléments, un objet issu de la culture présentée est mis en vitrine. Cet élément, non présent pour toutes les mises en scène, est alors remplacé par des images du pays, voire des dessins d'enfants, dont le lien avec la culture proposée n'est pas toujours évident.

      A gauche de l'allée centrale, la diversité du vivant est présentée à travers l'endémisme. Une imposante mappemonde fait face à l'olivier et propose, par un jeu simple de manivelle, de visualiser la dérive des continents. Cinq espèces végétales et une animale sont présentées. Comme si elles étaient issues directement d'un musée d'histoire naturelle, ces présentations sont très classiques. Elles indiquent la provenance de l'espèce, son nom latin, sa famille, etc. L'effort de vulgarisation n'est pas vraiment évident. Beaucoup de mots scientifiques apparaissent sans explications véritables. C'est le cas de la 'Pangée', terme relevé par plusieurs visiteurs, tant adultes qu'adolescents, comme étant non connu 456 . La présentation d'une espèce de tortues dites 'éléphantines' a également suscité des réflexions de la part de plusieurs visiteurs, parce que celles présentées vivantes ne dépassaient pas les 60 cm de long... Les images de paysages accompagnant les espèces présentées ne sont pas toujours bien choisies, la reconnaissance de la plante ne se faisant parfois que très difficilement. Aucun élément interactif. Seuls des panneaux explicatifs permettent de s'approprier des connaissances très 'scientifiques' sur ces espèces.

      * Deuxième espace: Le brassage

      Cet espace est dans la continuité directe du précédent. Toujours situé des deux côtés de l'allée centrale, il propose également deux parties complémentaires.

      Sur la droite, le visiteur accède au brassage lié aux activités humaines. Pour illustrer ce dernier, six voyageurs botanistes sont présentés. Sur la gauche, on trouve le brassage naturel au niveau des espèces végétales et animales.

      L'espace s'ouvrant sur le brassage culturel est introduit par un empilement de plantes en cage. Cages faites de branchage, elles peuvent symboliser les espèces prélevées par les botanistes et destinées à un long voyage en mer pour rejoindre de lointains jardins. Plus près de nos préoccupations actuelles, elles peuvent également signifier les manipulations génétiques et la tentative dérisoire de maintenir ces espèces éloignées de toute reproduction 'sauvage'. Aucun panneau ne donne d'indice au visiteur concernant l'interprétation de cette scène. Une totale liberté d'imagination est laissée à l'individu.

      Le reste de l'espace est constitué, pour chaque explorateur-botaniste, d'un panneau de jute. Le texte est plutôt long, parfois difficile à déchiffrer, le jute ne présentant pas la qualité typographique d'un papier couché. Une reproduction (photographie, gravure, etc.) de l'explorateur-botaniste accompagne un résumé de sa vie, de ses découvertes principales, des buts de ses voyages. Sont présentés:

  • Joseph Banks
  • Félix Lahaie
  • Hatschepsout
  • Charles de l'Escluse
  • Garcia de l'Orta
  • Roberto Burle Marx.

      Pour chacun d'eux, une grande malle, rappelant celle des épopées de la marine à voile, est dédiée. A l'intérieur, présenté en vitrine, des objets historiques (boussole, compas, loupe, plumes, écrits, etc.), et l'odeur d'une des plantes ayant contribué à leur renommée, offerte au nez des visiteurs. Pour certains d'entre eux, une vidéo en continu associée à deux écouteurs individuels offre un aperçu de leur vie, de leur oeuvre.

      Pour compléter cette mise en scène, 25 sortes de graines, disposées dans des cubes en dessous des pieds des visiteurs, proposent un parterre original. Enfin, des 'appareils photographiques' sur trépied attirent l'oeil curieux du visiteur qui, en s'y glissant, découvre une parcelle de jardin, oeuvre de l'un des explorateurs présentés.

      L'espace dédié au brassage naturelle débute avec une grande cage où se promène un dindon vivant. Lui tient compagnie la sculpture d'un dodo, animal endémique de l'île Maurice, exterminé par les premiers colons.

      Cet espace est constitué de vidéos munies de casques situés dans sa périphérie, et d'une mise en scène sur la pollinisation au centre. Exemple type du jardinage planétaire, l'île de la Réunion est mise en exergue. De manière à diversifier l'environnement scénographique, les vidéos proposées ne sont pas toujours liées à un moniteur TV traditionnel. Certaines bénéficient d'écrans plats à très haute résolution. La qualité y est bien meilleure, principalement pour les personnes situées en retrait de l'écran. Sur ces derniers, la diversité des moyens utilisés par Dame Nature pour essaimer les graines est abordée.

      Au centre, des structures métalliques proposent une vision originale de la pollinisation. Des graines, comme soulevées par le vent, sont emprisonnées dans de l'époxy, et laissées au regard des visiteurs. Au milieu des ces structures qui s'élèvent sans ordonnance particulière, une carpothèque, constituée de serres surmontées de grosses loupes, propose différentes sortes de graines, depuis la lourde coco-fesse à la légère graine de pissenlit. Malheureusement, la mauvaise qualité des loupes mises à disposition rend celles-ci totalement inutilisables.

      En fait, la présentation du dindon, remplaçant par défaut le dodo, et le jardinage effectué par les hommes sur l'île de la Réunion sont en quelque sorte en contradiction avec la présentation des divers moyens de reproduction mis au point par la nature pour assurer la diversité et la survie biologique. En effet, ces deux éléments sont liés intrinsèquement à l'homme et non à un brassage 'naturel'.

      Dans tous les espaces visités jusqu'à présent, des bambous verticaux, coupés à différentes hauteurs, invitent le visiteur à venir y poser l'oreille. Il y entend des bruits tout à fait étonnants et saugrenus. Cris des cerfs-volants, ronflements de lapin, bourdon malade, etc. Avec les senteurs émanant des coffres des voyageurs, les appareils photographiques offrant des visions de jardins ou de paysages, les loupes devant permettre une observation plus détaillée des graines, nous pouvons relever la volonté très forte de proposer au visiteur d'utiliser ses sens pour découvrir le monde. Seul le toucher et le goût ne sont pas du tout abordés.

      * Troisième espace: L'assemblage

      L'allée centrale bute sur un panneau intitulé 'L'assemblage naturel ou volontaire', qui marque l'entrée de ce troisième espace. Celui-ci s'ouvre sur un jardin central composé de tourbières et de rizières. Des caillebotis permettent au visiteur de contourner l'ensemble de cet espace marécageux. Qu'il choisisse de se diriger vers la gauche ou la droite, le visiteur longe une série de tablettes placées à environ un mètre du sol et sur lesquelles apparaissent des images de paysages reproduites sur vitres et éclairées par le dessous. Structures naturelles et culturelles se suivent et se mélangent. Des textes explicatifs et quelques schémas accompagnent ces dernières.

      L'endroit est calme, reposant, si l'on parvient à oublier la mauvaise conscience que l'on a à laisser derrière soi une quantité trop importante d'informations que la fatigue muséale empêche d'appréhender.

      * Le jardin des expériences

      Le contournement des rizières et tourbières amène le visiteur à la porte du 'Jardin des expériences', laissant derrière lui le 'Jardin des connaissances'. Au carrefour des espaces trois, quatre et cinq, un grand cube propose, sur l'une de ses faces, un texte poussant la réflexion sur le mode de consommation actuel, thème récurrent du développement durable. 'Pour conserver sa souplesse, son volant d'inventions et de retournements possibles, en un mot son avenir, le Jardin doit conserver une part d'incertitude. Face à la météo, l'homme, en apparence, reste impuissant. Le jardinier interroge le ciel, il ne le soumet pas' (...). Cela suppose un bouleversement des pratiques de consommation, un ajustement des économies locales à l'usage des énergies moins polluantes, une 'démondialisation' des usages pétrolifères, par exemple'.

      * Quatrième espace: L'enclos du jardinier

      Face à ce panneau, quelques escaliers permettent au visiteur de pénétrer dans une sorte de petit amphithéâtre, l'enclos du jardinier. Des bancs proposent un moment de détente. 'L'enclos du jardinier permet au visiteur de marquer une pause, de s'asseoir dans un 'petit théâtre de verdure' où il peut faire, depuis la station Mir, le tour du 'jardin planétaire' et méditer les propos d'une philosophe sur les nouveaux rapports de l'homme et de la nature. 457 ' Sur des écrans TV une vidéo passe en continu. Le son diffusé n'est réellement audible que si l'on place son oreille près de l'un des postes. Dans le fond de l'amphithéâtre des cailloux moussus, et sur le mur d'en face, un hublot propose des prises de vues de notre Terre, réalisées depuis un satellite.

      Sur la vidéo, une philosophe des sciences, Isabelle Stengers, propose une réflexion sur ce que signifie la nature aujourd'hui, l'origine de ce mot, l'amoralité de celle-ci face à l'amour que l'homme lui porte, ce que signifie cet amour et ce que l'approche capitaliste à modifié dans nos rapports avec elle. Les images calmes proposées par le hublot, la voix quelque peu monocorde de la philosophe, l'offre faite de s'asseoir sans mauvaise conscience, l'environnement clos placé au milieu de ce jardin, tout est conçu pour que le visiteur passe là un moment de détente 'philosophique'. Néanmoins, le discours très pointu et trop peu vulgarisé n'intéresse pas tout le monde. Adolescents et adultes profitent de l'endroit pour consulter le plan de l'exposition, faire des bilans ou 'pique-niquer'.

      * Cinquième espace: Comment jardiner sa planète?

      Entourant l'enclos du jardinier, une étendue de graminées suggère un marécage. Le visiteur n'a d'autre choix que de contourner cet espace, par la gauche ou la droite. Tout au long de ce parcours, des 'établis' lui proposent différentes 'tâches' qui incombent au jardinier.

  • Ne pas blesser la Terre
  • Accueillir les alliés du jardin
  • Favoriser l'échange
  • Savoir ménager l'eau
  • Construire la maison de l'homme
  • Produire sans épuiser
  • Sauvegarder l'enclos
  • Soigner la Terre
  • Donner sa part à la nature

      Nous ne pouvons présenter de manière exhaustive chacun de ces établis. Notons que tous sont présentés de manière identique. Sur l'établi, sont disposés divers éléments symbolisant les problèmes évoqués et plus spécifiquement les solutions proposées (images vidéo, animal naturalisé, végétaux séchés, situation géographique, objets utilitaires d'aujourd'hui ou d'autrefois, juxtaposition d'objets déstabilisatrice, etc.). Cette mise en scène, souvent attractive, offre un décor visuel qui suscite la curiosité, car les objets présentés ne sont pas toujours facilement identifiables, et leur mise en relation avec la problématique proposée l'est parfois encore moins. Le visiteur est invité à s'asseoir face aux établis et à écouter les commentaires que proposent des casques audios. Ces commentaires ont la particularité de proposer des solutions pour chaque problème envisagé. Il s'agit toujours de changements positifs à introduire, changements mettant en relation les domaines du développement durable.

      Bien qu'un panneau, placé à côté de l'établi, propose un résumé des commentaires audios, il faut avouer que, si l'on n'a pas la possibilité d'accéder aux écouteurs (il n'y en a que quatre par établi...lorsque tous fonctionnent!), la mise en scène et le message restent assez obscurs.

      La variété des messages et leur pertinence sont à relever. Très accessibles car 'racontés' dans un langage bien vulgarisé, ils évoquent des moyens très concrets pour permettre une meilleure gestion de notre Terre. N'hésitant pas à prendre des exemples dans tous les continents, ils abordent des sujets qui peuvent être proches de la biologie tels que l'utilité des vers de terre, l'importance de ne pas labourer trop profondément, les plantes qui permettent de 'nettoyer' le sol des métaux lourds ou celles qui produisent naturellement des hydrocarbures, mais qui, par leur présentation, deviennent interdisciplinaires et dont l'approche systémique les font entrer dans une démarche de développement durable. Par exemple, des sujets plus technologiques, comme l'utilité d'un 'radeau des cimes' pour ne pas abîmer la canopée, montrent non seulement l'intérêt primordial de celle-ci au point de vue écologique, mais également sous l'angle économique, et en relation intime avec la santé. Des moyens originaux développés pour une situation locale bien particulière sont proposés. Par exemple, la lutte contre la désertification par la stabilisation des dunes au Sahara ou par la récupération de l'eau des brumes dans le désert d'Atacama.

      L'importance des décisions politiques n'est pas minimisée. Ainsi, à travers les exemples très frappant des villes de Porto Alegre et de Curitiba au Brésil, ou de Stockholm en Suède, le visiteur peut prendre conscience de la synergie qui doit exister entre les autorités locales et la participation citoyenne.

      Si nous comparons le langage utilisé dans les commentaires donnés de manière audio et ceux présentés sur les panneaux écrits, nous constatons que l'effort de vulgarisation est plus important pour les premiers. Dans les deuxièmes, nous trouvons toujours quelques mots 'scientifiques' non expliqués, comme par exemple les 'phéromones' sur l'établi 'Sauvegarder l'enclos'.

      Bien qu'il s'agisse d'établi et que nous nous trouvions dans 'Le jardin des expérimentations', aucun élément interactif n'est proposé au visiteur. Tout ne se passe que par la vue et l'ouie. Certains schémas mériteraient une modélisation plus efficace. C'est le cas de l'espace 'Produire sans épuiser' où un simple dessin propose toute l'explication de la production de tomates sous serre permettant une récupération d'énergie.

      * Sixième espace: L'île des expériences

      Là aussi, le visiteur ne doit pas s'attendre à participer activement à des expérimentations. Il ne peut que partager celles des autres, dans un lieu tout à fait favorable à la détente et à la méditation. Dernier espace de cette exposition, cette 'île' propose divers cheminements à travers une végétation variée. Dans le sol sont encastrées des phrases rappelant certains messages croisés au long de la visite. Quelques plaquettes discrètes font de même, posées devant certaines plantes évoquées dans l'un des messages audios. C'est le cas pour certaines plantes productrices d'hydrocarbures. Une modélisation du 'radeau des cimes' est posée sur une canopée réduite, des vers de terre font leur travail entre deux plaques de verre, sous l'oeil intrigué des visiteurs, et plus particulièrement des enfants. Dommage, l'état de cette dernière expérimentation ne permettait pas de visualiser les vers de terre, ni leur véritable travail de laboureurs, une mousse verdâtre s'étant formée sur les vitres.

      Des serres montraient le résultat des semis directs. De telles expérimentations, surtout pour des citadins d'une grande ville ne pratiquant pas forcément une agriculture même familiale, ne deviennent intéressantes qu'en comparaison avec d'autres plantations, de type plus 'traditionnels'. Il faut donc bénéficier de certains pré-requis pour comprendre ces nuances.

      L'ambiance générale de cet espace est calme, et les nombreux bancs mis à disposition, rappelant tout à fait ceux des jardins publics, invitent au repos. Les 'clins d'oeil' proposés par les phrases courtes des quelques panneaux disséminés de manière presque aléatoire, sont des suggestions à la méditation, à la réflexion, à une brève rétrospective de l'ensemble de cette exposition hors du commun.

      f. Limites

      Aucun élément au sein de l'exposition ne guide le visiteur vers une quelconque 'voie à suivre'. A ce titre, l'exposition s'inscrit dans une optique muséologique très traditionnelle de présentation d'un sujet. Le visiteur n'est jamais interpellé personnellement, il ne quitte donc jamais sa place de spectateur. Le message d'une prise de conscience par l'individu du rôle de jardinier que lui-même joue, tous les jours, par ses choix de vie, n'est jamais abordé explicitement. Il faut entrer dans le guide pour trouver un rappel de ce que signifie, au deuxième degré, être jardinier de sa planète. 'Curieusement la décision échappe à la plupart des politiques, trop occupés à satisfaire démagogiquement leur électorat; elle échappe également aux lobbies planétaires exclusivement attentifs à soumettre le monde à leurs monopoles et à en tirer le plus grand profit, les uns comme les autres agissant à court terme, peu soucieux des conséquences de leurs actes. (...)

      La décision revient au citoyen. Etre otage ou acteur, il n'a guère le choix. S'il envisage d'intervenir, il lui faut se déterminer sur une méthode et une philosophie. 458 ' Même dans ces propos, l'individu n'est pas interpellé directement. C'est à lui de tirer les conclusions de ce discours et de trouver par lui-même les moyens d'intervenir. Or, 'déterminer une méthode et une philosophie' n'est pas un travail aisé et, nous l'avons vu, l'école, jusqu'à présent ne prépare pas vraiment les gens à entrer dans un tel processus de pensée. Le visiteur a-t-il donc les moyens de pousser assez loin sa propre réflexion pour entrer dans les véritables objectifs du concepteur?

      * Pertinence du titre et son adéquation avec le propos de l'exposition

      En pénétrant dans l'exposition, le doute n'est absolument pas possible: le visiteur est bel et bien dans un jardin. Tout y a été pensé en fonction, depuis le décor de plantes vivantes, aux petits bancs des jardins publics. Nous pouvons même avancer que nous nous trouvons dans plusieurs jardins, car les mises en scène proposent en même temps un jardin botanique, avec ses traditionnelles indications latines, un jardin d'agrément, et un jardin qui n'en est pas vraiment un, puisque ce serait la nature elle-même qui l'aurait modelé.

      L'idée du jardin correspond parfaitement à l'ensemble du message présenté tout au long de l'exposition. L'homme, omniprésent, a investi la Terre en la soumettant plus ou moins fortement à sa volonté. Cet espace étant fini, il convient de se poser la question de quel jardin nous voulons. Quelle que soit la réponse, l'homme continuera à 'jardiner'. Imaginer une métaphore plus parlante pour présenter le lien si étroit qui lie l'homme à la responsabilité qu'il a de son environnement est très difficile.

      * Adéquation des objectifs avec le lieu d'exposition

      Le parc de la Villette accueille toutes sortes d'expositions au sein de la Grande Halle. Cette dernière n'a donc pas un caractère particulier . Il est intéressant que cette exposition ait été présentée dans un lieu si polyvalent et n'ait pas été imaginé pour un jardin botanique ou un musée d'histoire naturelle. En plaçant une telle exposition dans un lieu non connoté culturellement, le concepteur ouvre la porte à un public qui ne se serait peut-être pas déplacé dans un musée traditionnel. Nous voyons dans ce choix une volonté tout à fait intéressante de 'démocratiser' la réflexion sur l'avenir de notre planète.

      * Adéquation de la muséologie et de la scénographie aux objectifs

      La plus grande critique que nous pouvons faire à cette exposition est son manque d'interactivité. En effet, si le concepteur veut faire prendre conscience au visiteur qu'il est, au même titre que tous les autres, jardinier de sa planète, il ne lui donne aucun outil pour y parvenir, ni physique, ni virtuel. Pourtant, dans l'imagerie populaire, un jardinier ne peut être représenté sans une pelle, une bêche ou une brouette.

      Dans cette exposition, et bien qu'un 'jardin des expériences' soit proposé, aucune possibilité de s'investir, ni de repartir avec des moyens réels de passer à l'action. Si plusieurs 'expériences' sont proposées à travers des vidéos et les commentaires proposés à chacun des établis, elles ne s'appliquent jamais à des situations proches de la réalité quotidienne de M. Toutlemonde. Expériences 'par procuration', elles restent extérieures à la plupart des visiteurs. Pour ne donner qu'un exemple, qui, à Paris, possède assez de terre pour expérimenter le non-labour, la culture sans engrais ou l'accueil des 'alliés', tels que les vers de terre? Bien sûr, bon nombre de messages remettent en question notre propre manière de consommer et de nous comporter, mais ce ne sont que des mots qui, sans réflexion provoquée, risquent de ne pas trouver d'écho et donc de ne pas être intégrés par le visiteur. Ainsi, malgré la richesse extraordinaire des situations proposées, une impression de distance, d'expériences menées bien loin de chez soi, inabordables, ne nous concernant pas véritablement, plane sur l'ensemble de ces présentations. Lors de notre visite, nous avons relevé la réflexion d'une personne en train de regarder la vidéo présentant les stratégies de développement durable mises en place par et dans la ville de Stockholm. 'C'est pas à Paris qu'ils feraient ça!' s'est-elle exclamée. 'Il faut un peu pousser les autorités à réagir' lui avons-nous répondu. 'Et que voulez-vous qu'on fasse? Ca ne dépend pas de nous' fut sa réponse. Si un début de réflexion semble ainsi entamée, que peut faire cette personne, à part déplorer le manque d'initiative de sa propre ville?

      * Adéquation des contenus et de leur présentation aux objectifs

      Les contenus correspondent parfaitement à la volonté d'aborder le 'planétaire'. La diversité des exemples que nous mentionnions précédemment, si elle éloigne quelque peu les propos de l'exposition du vécu quotidien des visiteurs, leur apporte l'exotisme que l'on est en droit d'attendre dans une telle exposition.

      Par contre, la densité des textes, leur manque de vulgarisation, de prise de distance induite par le savoir scientifique, restent des problèmes majeurs. Les panneaux sont dominants dans les quatre premiers espaces et leur lecture n'est pas toujours aisée. Ce trop-plein d'informations scientifiques fait oublier quelquefois le but même de l'exposition. Le visiteur se concentre pour comprendre, ne parvient pas à retenir les noms latins ni les spécificités de telle ou telle plante, de telle ou telle espèce, et cela suffit pour le faire douter de lui et perdre le fil conducteur de la trame de l'histoire.

      De plus, le message est parfois ambigu. Comment faut-il appréhender le mélange des espèces? En regard de l'endémisme, est-ce un bien, un mal, un passage obligé, un état si naturel qu'il ne faudrait même pas se poser la question? A l'heure où nous parlons de préserver la biodiversité, comment faut-il comprendre une île telle que la Réunion, exemple type d'un brassage de cultures et d'espèces? Jusqu'où doit aller le jardinier et le jardinage? Beaucoup de questions, mais l'exposition se borne à ne donner qu'un état de la question, sans formuler d'hypothèses.

      * L'infrastructure proposée au visiteur

      L'infrastructure est tout à fait favorable à la détente et à la réflexion, sauf, peut-être dans les deux premiers espaces où les possibilités de s'asseoir pour écouter et regarder les vidéos ne sont certainement pas suffisantes. L'ambiance sonore est agréable, faisant plonger le visiteur dans les profondeurs de la forêt, lui faisant oublier qu'il est en plein centre de Paris. Le dépaysement est total, le voyage garanti.

      Un service de garde-robe fonctionne très bien, faisant transiter manteaux et sacs de l'entrée à la sortie, située dans une autre partie de la halle.

      Un 'café du jardinier' propose des menus composés entièrement de produits issus de l'agriculture biologique. Situé juste à côté du dernier espace, il permet une halte sans pour autant devoir quitter l'exposition, et en laissant la possibilité au visiteur de poursuivre sa visite après une pause bienvenue.

      Situé dans le même espace que le café, une 'serre-librairie' offre une grande diversité de livres traitant de multiples aspects du jardinage, pris dans son sens le plus large. Malheureusement, cet espace, trop étroit pour le nombre de visiteurs qui s'y entasse, n'incite pas à la découverte littéraire.

      Nous ne pouvons que regretter le fait que vidéos et appareils photographiques soient interdits. En effet, nous pensons que ce type de 'souvenirs' est un excellent moyen pour revenir sur le sujet, découvrir dans une photographie tel ou tel détail qui nous avait échappé, et surtout, qu'il participe à la divulgation d'un savoir par le bouche à oreille, si important en publicité et en marketing.


1.3.6. Synthèse du chapitre 1.3

      Nous constatons que la muséologie ne s'est jamais préoccupée ni de ce que signifie la diffusion d'un message complexe, ni des outils spécifiques qu'elle nécessite. Elle ne s'est pas plus préoccupée de la relation qui devrait s'établir entre le visiteur et des sujets qui touchent à son quotidien, ou du passage du savoir à l'action. Ces constats sont flagrants dans les différentes approches théoriques que nous avons effectuées, mais ils apparaissent également dans les expositions que nous avons visitées. Pourtant, qu'il s'agisse de 'Vivre ou survivre', 'L'air ou les malheurs de Zéphyr' ou encore le 'Jardin Planétaire' pour ne citer que les plus proches du développement durable, toutes véhiculent des messages complexes en relation directe avec la vie quotidienne des visiteurs, et toutes ont, comme message sous-jacent, la volonté de les faire réagir, de leur insuffler l'envie de changer de comportement.

      La présentation muséale s'est contentée jusqu'à présent de mettre le visiteur au centre de la muséologie, en le poussant à devenir spectateur, voir co-auteur de son apprentissage, mais elle n'a jamais cherché à le rendre véritablement acteur au sein de l'exposition. Une sorte de distance reste donc entre le visiteur et l'environnement, voire le message qui lui est proposé.

      En ce qui concerne l'apprentissage, les évaluations préalable et formative sont recommandées afin d'adapter au mieux l'environnement scénographique aux différents publics. Malheureusement, dans la pratique, nous pouvons constater que celles-ci ne sont pas monnaie courante. Lorsqu'elles sont effectuées, comme ce fut le cas pour 'Vivre ou survivre', les données engrangées ne sont pas traitées sous forme d'obstacles à dépasser, mais utilisées comme simple point de départ.

      Parmi les outils didactiques mis à la disposition des publics, nous pouvons constater que, si l'interactivité est largement prônée en théorie, celle-ci s'arrête souvent à l'utilisation béhavioriste des 'presse-boutons'. L'utilisation des sens -autre que celui de la vue- apparaît également de temps en temps, mais de manière assez marginale, comme proposé dans le 'Jardin planétaire' ou dans 'L'air'. Mis à part l'approche 'kinesthésique', ou du moins ce qui peut s'apparenter à une manipulation d'objets ou d'expériences, l'utilisation des sens n'est pas forcément reconnue par la muséologie comme un élément favorisant l'apprentissage. C'est sur ces manipulations que s'articulent en général les CCSTI. La muséologie dite 'de point de vue' ou 'interprétative' favorise, quant à elle, la réflexion et l'esprit critique. C'est ce type de muséologie que nous avons pu observer dans les expositions 'Natures en tête', 'Vivre ou survivre', le 'Jardin planétaire' ou encore 'L'air ou les malheurs de Zéphyr'. Bien que faisant partie d'un CCSTI, la 'Serre ou jardin du future' et l'espace 'Environnement' d'Explora n'en présentaient pas les caractéristiques.

      L'approche cartésienne sévit donc également dans les approches muséologiques, puisqu'aucune exposition n'envisage le mariage entre différents types d'environnement, sachant mêler l'activité physique, l'expérimentation à la réflexion éthique ou à l'approche de connaissances.

      Par contre, nous pouvons relever comme positif des idées telle que la mise en scène qui tente de contextualiser le savoir ou la mise en place d'un 'sas', pour autant que celui-ci permette effectivement de faire la transition entre le monde réel et celui recréé par le musée. Si nous valorisons également l'ouverture du musée à d'autres formes de diffusion de savoirs, nous pensons que celui-ci doit être développé pour parvenir à la création d'un véritable espace 'médiatique', tel que nous le décrivions au point 1.3.4. Cette approche très ouverte de l'espace muséal permettrait d'envisager un environnement scénographique plus proche du modèle allostérique proposé par Giordan et de Vecchi (1987).

      Parmi les lacunes théoriques que nous avons pu observer, relevons le peu de cas qui est fait de l'imagination. Personne ne l'aborde vraiment, et la motivation à apprendre ou simplement à entrer dans une exposition qu'elle peut procurer n'est pas relevée comme telle dans les approches théoriques. Dans la pratique, pourtant, les concepteurs y font un appel discret, l'associant volontiers à une image poétique ou au rêve. Ainsi, l'espace 'comme un oiseau dans l'air ou le rêve d'Icare' proposé dans l'exposition 'l'Air ou les malheurs de Zéphyr' fait largement appel à l'imagination à travers le rêve. Le 'Jardin planétaire', en proposant des bruits tels que 'le cri du cerf-volant' ou 'le bourdon malade', travaille l'imaginaire dans le registre poétique. La science-fiction, l'approche du futur, a été très bien utilisée comme 'sas' dans 'Vivre ou survivre'. Malheureusement, passé le 'sas', cette approche est totalement délaissée. Notons encore que l'utilisation des NTIC pour emporter les visiteurs dans cette quatrième dimension n'a jamais été ni abordée, ni utilisée.

      Si plusieurs éléments, issus principalement des visites des expositions peuvent être retenus comme favorables à la diffusion d'un savoir ou d'un message en général (utilisation d'audioguides pour éviter la surcharge d'informations écrites, décors théâtralisés comme dans 'Vivre ou survivre' ou 'l'Air', bruits d'ambiance comme au 'Jardin planétaire', déstabilisation par oppositions d'objets comme dans 'Natures en tête', etc.), nous devons néanmoins relever le fait que peu d'éléments nous aident à définir les éléments pertinents à la présentation d'un concept aussi complexe que celui du développement durable dans l'optique de passage à l'action ou du moins d'implication que nous nous sommes fixés.


1.4. Hypothèses et questions de recherche

Under the waterline
No place to retire
To another time
The eyes of the world now turn
And if we think about it
And if we talk about it
And if the skies go dark with rain
Can you tell me does our freedom remain
Put down that weapon or we'll all be gone
You can't hade nowhere with the torchlight on
And it happens to be an emergency
Some things aren't meant to be
Some things don't come for free

Midnight Oil, 1987, Put down that weapon

      L'Agenda 21 présente la participation de l'individu comme un élément-clé dans la mise en fonction pratique du processus de développement durable (CNUED, 1993). Mais que sous-entend cette implication? Dans le meilleur des cas, une action citoyenne allant dans le sens d'une démocratie participative (Longet, 1997) et dans le pire, quelques réflexes dans les gestes quotidiens. Pour tenter de parvenir aux meilleurs résultats possibles, la présentation muséale envisagée doit parvenir à valoriser, voire stimuler la responsabilisation de l'individu par rapport à son environnement pris dans son sens le plus large. Pour ce faire, il est primordial que l'individu puisse mettre en relation ses actes quotidiens et l'évolution interne de la société dans laquelle il évolue. L'individu doit donc prendre conscience de la complexité qui régit le processus de développement durable, complexité dans laquelle s'inscrivent les résultats de son action personnelle. La notion de responsabilité est donc primordiale dans l'avancement de ce processus.


1.4.1. Enjeux d'une présentation muséale du développement durable


1.4.1.1. D'une "alphabétisation scientifique" à une "alphabétisation citoyenne"

      Le rôle parfois décisif que joue le "public attentif" dans l'élaboration des politiques gouvernementales est relevé par Miller (1998) comme un phénomène très important dans le système démocratique américain. Ce même auteur définit le rôle des musées scientifiques en parlant d'une "aphabétisation scientifique" du visiteur lui permettant d'appréhender et de participer aux débats sur les questions que posent les sciences et les techniques. Parallèlement, il observe la difficulté que représente "l'analphabétisation scientifique" du public pour prendre part à ces débats dont les enjeux dépassent largement le cadre restreint des sciences et des techniques, et se posent en véritables problèmes économiques, politiques, sociaux, environnementaux, éthiques, etc. autour de thèmes tels que les OGM, la politique énergétique, l'utilisation du nucléaire, le développement de l'agroalimentaire, la labellisation des produits, etc. Que dire alors du système helvétique dont la démocratie directe demande une participation active des citoyens à tous les niveaux de décision, qu'ils fassent ou non partie de ce "public attentif"?

      S'il est vrai que, pour réellement comprendre ce qui se passe dans une manipulation génétique, les concepts de cellule, d'ADN, de gène, etc. doivent être connus, ou que pour comprendre les risques inhérents aux déchets radioactifs, des notions touchant aux modifications moléculaires et atomiques aident à mieux cerner les problèmes, ces éléments ne sont pas forcément nécessaires à la compréhension des tenants et des aboutissants de ces pratiques, au niveau de leur impact et de leurs répercussions dans les champs de l'économie, du développement social et des retombées écologiques. Tout citoyen, quel que soit son degré "d'alphabétisation scientifique", doit pouvoir participer, non seulement aux décisions de la vie publique, mais également de manière très pragmatique, au processus de développement durable.

      Il ne faut pas perdre de vue que l'explosion des connaissances scientifiques et techniques décourage souvent l'individu d'entrer dans un processus d'apprentissage. Rien que pour manipuler les outils à sa disposition (télécommandes de vidéo, de chaîne Hi-fi, de télévision, programmation d'enregistrements, de répondeur, de téléphone, etc.) et appréhender les dangers réels ou potentiels de ces derniers (pollution électro-magnétique, débats sur les dangers du téléphone portable, sur les fours à micro-ondes, etc.), l'individu est confronté à de nouveaux savoirs qui ne cessent d'évoluer et sur lesquels les scientifiques ont bien de la peine à adopter un langage commun. Un "droit à l'ignorance" ou en tout cas à un simple "savoir d'usager" (Guichard, 1998) est revendiqué par certains consommateurs, utilisateurs ou non de ces nouvelles technologies.

      Mais cette revendication n'est souvent pas une abdication. Ces mêmes consommateurs participent à des "cafés scientifiques", attendant de ceux-ci, non pas une vulgarisation des sciences, mais bien un regard critique sur les conséquences politiques, économiques, voire sociales qui en découlent (Pellegrini, 1999). En fait, seule la relation au savoir change, et pour ces personnes "le thème de l'exposition recouvre des enjeux sociaux qui sont beaucoup plus importants que les connaissances savantes sur le domaine 459 ". Schiele (1998) va même jusqu'à dire que "le social englobe le muséal", au détriment des contenus scientifiques. Mais, comme le relève Le Marec (1998) en prenant l'exemple d'un thème tel que celui de l'environnement, "le fait de traiter des problèmes de société est en fait l'indice que l'institution est inscrite dans la réalité de ces problèmes, et qu'elle compte tenir un discours sur ces questions. (...) Ils (ces problèmes) sont vus comme des problèmes réels qui méritent que des engagements soient pris. 460 " Nous avons d'ailleurs relevé ce même type d'intérêts et de préoccupations chez les personnes que nous avons interrogées. Aborder la réalité par cette approche globale, par cette "mise en culture" de la science (Benarroche, 1996; Davallon, 1998), tenter de comprendre le "fonctionnement" du monde plutôt que celui des domaines qui le constituent, et dont la science et les techniques font partie, est dans ce que nous nommions "l'air du temps". Dans une approche citoyenne, nous ne pouvons penser cette forme "d'ignorance" volontaire que de manière positive.

      Jusqu'à présent, les expositions scientifiques se sont contentées de montrer que les risques environnementaux ou éthiques ne se résolvent pas d'eux-mêmes, et que l'évolution des sciences et des techniques n'est pas synonyme de plus de bonheur, de justice ou d'égalité (Schiele, 1998).

      Dans la perspective spécifique du développement durable, Landry (1992) "considère que le message essentiel du Biodôme (de Montréal) est «celui de la générosité et de la fragilité de notre planète Terre». Se voulant le médium cohérent du message qu'il promeut, il recycle une partie de ses déchets et conserve l'eau qu'il utilise. Ainsi, le musée de troisième génération entend-il, au delà de la prise de conscience recherchée, être le point de référence de l'engagement souhaité du citoyen 461 ".

      Nous pensons que de tels objectifs doivent être dépassés. Ainsi, bien que le développement durable ait de profondes racines dans les sciences et les constats qu'elles permettent de faire ainsi que dans les techniques et leurs apports, l'objectif de notre projet est avant tout de proposer au visiteur une réflexion sur "comment, personnellement, il aimerait que le monde évolue". Cette simple définition le conduit à clarifier les valeurs qu'il faut et veut promouvoir pour y parvenir. Mais la théorie ne suffit pas. Il faut également lui offrir des moyens concrets pour que ses actions soient en adéquation avec les valeurs qu'il veut défendre. Cet enchaînement de réflexions, proposées de manière implicite à travers les éléments scénographiques mis à sa disposition, est une façon simple d'approcher les phénomènes d'interaction qui le lie en tant qu'entité individuelle à l'évolution d'un processus global, et de lui apporter ce que nous pourrions appeler une "alphabétisation citoyenne". Comme le rappelle Benarroche (1996), "la mise en culture de la science est peut-être une des voies qui permettra une information réellement de masse en même temps qu'une mise en appétit de science 462 ".

      Partant du principe récursif qui veut qu'un "système est un tout qui prend forme en même temps que ses éléments se transforment.' 463 , la présentation muséale du développement durable doit clairement favoriser la mise en place de ce processus. Pour cela, les gens doivent comprendre l'importance de leur investissement personnel. Les enjeux d'une présentation du développement durable sont donc autant politiques, qu'économiques, sociaux qu'environnementaux et éthiques.


1.4.1.2. Questions de recherche

      1. Nos objectifs s'inscrivent dans le prolongement des recherches entreprises par le LDES sur l'acte d'apprendre, en partant du fait que la tradition disciplinaire de la fragmentation des savoirs empêche le grand public d'appréhender la complexité que véhicule le concept de développement durable.

      En d'autres termes, la "tradition de pensée bien enracinée dans notre culture, et qui forme les esprits dès l'école élémentaire (...) (à) séparer ce qui est lié, (à) unifier ce qui est multiple, (à) éliminer tout ce qui apporte désordre ou contradiction dans notre entendement" (Morin, 1988, 1998), c'est-à-dire à réduire la complexité au simple, est un obstacle à la compréhension du concept même de développement durable. En effet, l'approche analytique (Weil-Barais, 1993), issue de la pensée cartésienne (Morin, 1977; Capra, 1990) et de l'évolution des techno-sciences (Morin, 1998), consistant à découper la réalité en disciplines distinctes qui favorisent le cloisonnement et le morcellement du savoir, empêche le principe de reliance (Morin, 1996) qui permet la mise en relation et la visualisation des interactions entre les multiples domaines que recouvre le concept de développement durable.

      Dans ce cadre, pour imaginer la mise en scène la plus à même de favoriser une transformation de ces conceptions, nous tentons d'apporter des éléments de réponse aux questions de recherche suivantes:

1a) Quelles sont les conceptions (en particulier au niveau des modes de raisonnements afférents) que le grand public véhicule sur le concept de développement durable?

1b) Quels sont les obstacles spécifiques à l'approche de la complexité et aux mécanismes de changement?

1c) L'approche complexe favorise-t-elle l'implication de l'individu dans le processus de développement durable?

      2. Tout le processus du développement durable tient à la manière dont les différents acteurs (gouvernements, états, communautés locales, ONG, entreprises, citoyens) vont s'investir en sa faveur (CNUCED, 1993). En ce qui concerne l'individu, cet investissement exige une prise de conscience de l'importance du rôle que chacun joue au sein de la société. Pour Longet (1997), cette prise de conscience doit découler de l'effort de chaque citoyen de se donner les moyens de comprendre et de définir une position. Cette dernière devrait alors être affichée selon le principe de l'exemplarité, qui est "la capacité de mettre en pratique les idées que l'on prône et de faire la preuve par l'acte" (Meyer-Bisch, 1995). Bien que ce dernier point soit l'une des trois valeurs éthiques constitutives d'une culture démocratique (Meyer-Bisch, 1995), nous postulons que le pouvoir d'influence individuel n'est pas intégré en tant que tel, voire qu'il est dévolu à d'autres instances désignées comme supérieures (pouvoir politique, économie, organisations internationales, etc.). Il en résulte une déresponsabilisation de l'individu antinomique avec les valeurs éthiques sous-jacentes au concept de développement durable.

      Partant du constat que la mise en place du processus de développement durable dans une société démocratique requiert l'investissement de chaque individu afin de parvenir à un changement sociétal (Brundtland, 1992), nous nous penchons également sur la manière dont les gens appréhendent la mise en place de ce processus en tentant de répondre aux questions suivantes:

2a) Quelle est la place accordée par l'individu à l'action personnelle dans le processus du développement durable?

2b) La mise en place du processus de développement durable est-elle perçue comme dépendante d'une prise de décision venant d'une instance "supérieure" (économique, politique, etc.)?


1.4.2. Muséologie spécifique au thème du développement durable


1.4.2.1. Limites de la notion 'd'espaces muséaux'

      La problématique de notre travail consiste à mettre en relation l'approche des systèmes complexes dans lesquels se situe le développement durable, et les recherches et créations muséologiques. Or, nous devons nous rendre à l'évidence qu'en ce qui concerne un thème comme celui du développement durable, la notion d'espace, telle qu'elle est envisagée par Baudichon, Verba & Winnykamen (1988) et Giordan (1996), intervient comme un élément dérangeant dans le sens où elle induit un parcours, un itinéraire à suivre, une linéarité qui nous semble incompatible avec la diffusion d'un message complexe. Elle s'identifie trop à celle de cloisons, de délimitations et donc de passages, obligatoires ou non, incitant le visiteur à évoluer dans une direction temporelle définie. En "morcelant" l'espace architectural, le concepteur enlève en quelque sorte la liberté de choix qui devrait caractériser le média exposition (point 1.3.2.1.), en même temps qu'il empêche la visualisation de la complexité et des interactions qui la caractérisent.

      Afin de rendre au visiteur cette liberté de parcours, il faut lui offrir des points de repères auxquels il puisse s'accrocher (indications visuelles au sein de l'espace, directions possibles de cheminement, etc.) tout en décloisonnant ce dernier au maximum. Le concepteur est là pour induire une réaction, à la manière des publicitaires, mais laisse au visiteur le choix de son itinéraire. Cette approche correspond à la liberté qu'a l'individu qui feuillette une revue. Il a choisi de la consulter, mais ne s'arrête que sur ce qui l'interpelle, le concerne, l'intéresse, etc. en fonction de critères qui lui sont intrinsèques. Dans le cas de l'exposition, la scénographie doit alors servir de "table des matières", permettant à l'individu de retrouver facilement la "page" qui l'intéresse, tout en lui offrant des liens avec les autres "pages".

      Nous proposons donc de gommer la notion 'd'espaces muséaux' tels que les définis Giordan (1996), tout en conservant les objectifs spécifiques à ceux-ci. Pour les atteindre, nous proposons des éléments de concernation, de compréhension, de savoir plus mis en place dans un seul espace architectural. Nous leur rajoutons des éléments de sensibilisation et d'implication que nous développons ci-après. Ces éléments doivent être placés de manière à ce que le visiteur puisse passer de l'un à l'autre, sans qu'il soit forcément conscient des enjeux d'apprentissage qui sous-tendent leur conception. D'ailleurs, un élément de savoir plus peut tout à fait aider à la compréhension ou interpeller, ce type de ressentis étant très intrinsèque à la personne qui se trouve confrontée à l'objet en question. De même, certaines personnes doivent peut-être comprendre avant de se sentir concernées par un sujet. La liberté qu'offre l'idée d'éléments à vocations spécifiques, mais plurielles, et non plus d'espaces, permet ainsi de diversifier au maximum l'environnement scénographique, tout en offrant à chacun la manière la plus adéquate d'accéder au message divulgué.

      Le Marec (1998) affirme que le visiteur ne dispose pas de l'exposition 'comme bon lui semble', mais comme il imagine qu'il est optimalement pertinent de le faire, compte tenu de ce qu'il pense avoir été prévu pour lui 464 '. Cette nouvelle approche de l'organisation de l'espace muséal devrait permettre au visiteur de modifier radicalement le rapport qu'il établit avec ce dernier. En constante interaction avec les éléments de concernation, de compréhension, d'implication et de savoir plus qui forment l'environnement scénographique, le visiteur se déplace en fonction des interactions qu'il crée ou perçoit.

      Une telle approche s'inscrit parfaitement dans l'optique d'une mise en application du modèle allostérique (point 1.2.4.7.). Partant des conceptions des visiteurs, les éléments mis en place sont autant 'd'aides à penser' qui questionnent, interpellent, perturbent le visiteur, tout en lui offrant des points de repères liés à son quotidien, démarche importante afin que le visiteur trouve le sens de ce qui lui est proposé, moteur de la motivation. Ces repères lui permettent également de se situer, et l'accompagnent dans la transformation de ses conceptions. Les éléments d'implication, proches de son univers quotidien, facilitent la mobilisation du savoir en dehors du cadre muséal. Quant à la confrontation, elle est favorisée par la prise en compte des conceptions dans les éléments de concernation , de compréhension, de savoir plus et d'implication. Enfin, l'organisation de concepts structurants, non pas imposés, mais élaborés de manière individuelle, lui est proposée à travers la définition des valeurs qu'il associe au développement durable.


1.4.2.2. Eléments de sensibilisation

      Nous constatons que l'idée de 'sas' est très prégnante en muséologie, alors que celle de sensibilisation fait presque totalement défaut. Dans le pire des cas, l'exposition en elle-même est envisagée comme un moyen de 'sensibiliser à' (Mialaret, 1996; Guichard, 1998; Hubert van Blyenburgh, 1999), limitant ainsi grandement ses objectifs.

      A cause de la relation tout à fait spécifique que le développement durable devrait entretenir avec chaque individu, il nous paraît important d'envisager un 'sas d'entrée' qui soit à la fois une introduction à la présentation muséale proprement dite, et une approche beaucoup plus large, permettant d'attirer une population ne s'intéressant pas forcément au sujet présenté. Ces éléments, clairement séparés du reste de l'exposition, servent en quelque sorte 'd'appâts', drainant, par leur attractivité, tout une catégorie de personnes ne se sentant pas à priori concernées. Ces premiers éléments proposent sans l'imposer une réflexion sur leur existence et leur présence en cet endroit spécifique. Ils peuvent alors provoquer une curiosité, une envie d'en savoir plus, favorable à la découverte d'un sujet aussi complexe que celui du développement durable. En relation directe avec les connaissances et surtout les valeurs présentes dans ce concept, ces différents éléments n'ont donc d'autres buts que de rendre attentives les personnes les côtoyant à l'existence même du thème.


1.4.2.3. Eléments d'implication: une implication plurielle

      Notre problématique inscrit la présentation du développement durable dans une optique de passage à l'action. Il nous paraît dès lors important d'essayer d'instaurer une relation telle que, en sortant de cette exposition, le visiteur ait non seulement les moyens, mais l'envie de devenir acteur dans le processus de développement durable. C'est dans cette optique que nous avons développé la notion d'éléments d'implication.

      En choisissant le terme d'implication, nous nous référons au fait que "l'implication se caractérise par un sentiment de nécessité qui est bien différent d'une détermination causale, celle-ci ne souffre pas d'exception, tandis que la nécessité constitue une obligation que l'on doit respecter 465 ". L'implication est également le but ultime que vise toute éducation pour l'environnement (Boillot, 1996).

      La notion d'implication sur laquelle sont construits les éléments du même nom s'inspire des objectifs que Veverka (1994) et Montpetit (1998) attribuent à l'exposition de type "interprétatif", qui rejoignent ceux que Davallon (1992) donne de la "muséologie du point de vue" (point 1.3.1.4.). Ces derniers cherchent à aider le visiteur à se situer à l'intérieur d'un message global, en vue de lui offrir la possibilité de prendre position face à la problématique exposée. Pour y parvenir, ce type de muséologie "cherche à capter l'imagination, à rendre significatif, à impliquer et à émouvoir: «L'objectif de l'interprétation est la compréhension, (...). Elle consiste en ce qui est montré, dit ou fait afin d'aider les visiteurs à vivre une expérience personnelle d'implication et à s'identifier avec leur patrimoine» (Alderson & Payne Low, 1987)" 466 .

      Si notre propre approche de la notion d'implication s'apparente grandement aux objectifs précités, elle diffère dans la manière de diffuser le message. En effet, dans notre optique, l'implication doit quitter le "déroulement discursif" (Montpetit, 1998) qui, trop proche de la "trame narrative" présentée précédemment, nous apparaît comme un frein à l'approche globale d'un sujet complexe (v. point précédent). En effet, l'intérêt primordial que nous voyons dans la mise en place de tels dispositifs consiste dans le fait qu'ils permettent aux visiteurs de véritablement appréhender la notion de processus dans laquelle ils s'inscrivent, et dans laquelle s'inscrit tout savoir et toutes connaissances abordés au cours de la visite. Comme le rappelle Bradburne (1998), trop de musées ou d'expositions communiquent encore des principes qui "encouragent le visiteur à envisager la science comme une hiérarchie canonique de lois.. (...) C'est ainsi que les concepteurs d'expositions négligent parfois leurs responsabilités envers leur public, puisqu'ils construisent des réponses correctes et empêchent le visiteur de formuler ses propres questions ou de tenter de trouver lui-même ses réponses" 467 .

      La spécificité de notre propre démarche réside dans la double approche que permet le terme d'implication. S'appuyant sur le principe récursif des systèmes complexes, nous avons d'une part, l'implication du thème abordé par l'exposition dans la vie quotidienne du visiteur, et d'autre part, l'implication, voire l'impact que le visiteur peut avoir face à ce domaine. Ces deux approches offrent chacune des champs d'investigation différents mais complémentaires.

      

Tableau I/XXVI : Eléments d'implication: une implication plurielle

      Dans la première définition, il s'agit d'abord d'une mise en relation des connaissances abordées lors de la visite avec les repères personnels et individuels de chaque visiteur. Ces repères se situent dans l'environnement immédiat de ce dernier. Il peut s'agir d'implications pratiques (avantages/désavantages), au niveau de la santé (physique, psychique, affective, émotionnelle, etc.), de la qualité de vie, d'une redéfinition des besoins personnels, etc.

      Cette première approche est mise en relation avec une approche plus globale de l'implication du domaine au niveau planétaire. Il est primordial que le visiteur n'en reste pas à une vue égocentrique mais qu'il puisse appréhender la problématique du domaine d'une manière plus complexe et plus systémique. Des mises en relation avec l'environnement global incluant les domaines de l'économie, du développement social, de l'écologie et de l'éthique sont donc indispensables.

      La seconde définition est plus complexe, plus délicate aussi, puisqu'elle fait appel à la volonté du visiteur de s'impliquer face au domaine présenté. Le visiteur n'est plus un apprenant passif (indépendamment du fait qu'il manipule, expérimente ou réfléchit à certains problèmes). Son envie d'action est mise à contribution. Celle-ci peut revêtir deux formes. La première, idéologique (prise de décision, choix éthiques, esprit critique, ...) qui mène souvent à la deuxième, qui est du ressort de la pratique (agir sur, avec, contre, pour, en faveur de,...). Toutes deux nécessitent des moyens d'action. Ceux-ci sont donnés en tant que tels au sein de l'espace muséal, afin que le visiteur reparte avec 'quelque chose en main'. Mais cet abord pratique, pragmatique, ne suffit pas. Une réflexion doit accompagner chaque choix, cette condition étant sine qua non à une approche émotionnelle de ce que représente réellement l'implication, non pas seulement dans un cadre muséal, mais dans la réalité. De plus, les répercussions de ces moyens d'action et leurs impacts face au domaine sont définis, de façon à ce que le visiteur puisse prendre position en toute connaissance de cause.

      En d'autres termes, ces éléments doivent aider le visiteur à se forger des opinions, et à ressentir la nécessité de s'impliquer dans la problématique par des prises de position (réelles ou virtuelles) qui l'incitent à connaître les tenants et les aboutissants de ce qui lui est présenté. Une telle démarche de pensée représente, bien sûr, la situation optimale d'apprentissage. Nous restons conscients du fait qu'elle n'est pas toujours réalisable et que la motivation n'est pas forcément le 'guide' principal de la visite. C'est la raison pour laquelle les éléments d'implication ont pour objectif principal de promouvoir la seule action, que celle-ci soit motivée ou qu'elle n'apparaisse que comme une sorte de 'réflexe'.


1.4.2.4. Implication, concernation et motivation

      Avec l'espace de concernation, Giordan (1996) envisage déjà un environnement favorable à une prise de conscience pouvant amener à une certaine forme de mobilisation. Néanmoins, nous voyons avec ce dernier quelques différences fondamentales. D'un point de vue purement sémantique, 'concerner' ne peut être qu'un verbe passif. 'Impliquer' est utilisé indifféremment dans les deux formes, passive et active. Ainsi, on peut se sentir concerné par un sujet, sans s'y sentir impliqué et, surtout, sans vouloir s'impliquer. Par contre, on peut agir, donc s'impliquer physiquement, sans forcément être concerné, ni même comprendre les tenants et les aboutissants de l'action entreprise. La motivation sous-jacente à ce passage à l'acte peut même être tout à fait extrinsèque au support même de celui-ci, comme nous avons pu le constater pour les personnes s'engageant dans une action militante (point 1.2.6.2.4.). Sans prétendre parvenir à ce passage du passif à l'actif, c'est vers cet objectif que tend la création de tels éléments.

      Dans le cadre de notre problématique, il est impératif de pouvoir dépasser la notion de concernation. En effet, nous ne pouvons attendre que tout le monde se sente concerné par le développement durable. Par contre, pour que le processus ait les meilleures chances de se mettre en place, l'implication en acte d'une majorité de personnes est indispensable. Les éléments proposés doivent donc permettre des approches différenciées, adaptables aux motivations, voire à la non-motivation, que nous pouvons observer à travers l'ensemble des publics.

      Mais un tel objectif est-il envisageable au sein d'une exposition? Nous avons pu observer aux points 1.2.6. et 1.2.7. que passer du savoir à l'action implique un processus qui n'a pas encore trouvé d'explication véritable. Il s'agit avant tout d'une affaire personnelle, faisant appel autant aux émotions qu'aux connaissances, à des besoins psychologiques autant et souvent plus que physiologiques.

      La deuxième différence que nous voyons est liée aux limites de la notion même d'espace, comme nous les présentions dans au point précédent. En rester à la seule concernation au sein d'un espace entier ne permet pas forcément de comprendre les processus interactif et récursif qui lient l'homme à son environnement.

      La mise en place d'éléments d'implication nous semblent donc indispensable pour aborder le thème du développement durable dans l'optique de l'engagement citoyen tel que nous l'envisageons, et tel que l'Agenda 21 le préconise. Ces derniers ne remplacent en aucun cas les éléments de concernation, de compréhension et de savoir plus provenant des espaces préconisés par Giordan (1996). En permettant au visiteur de mettre en pratique les informations glanées au cours de la visite, ces éléments lui offrent une forme de mobilisation du savoir, en même temps qu'un lieu où les connaissances acquises prennent une forme pragmatique, concrète, liées directement à sa vie pratique. Cette approche, touchant directement à l'environnement quotidien du visiteur, lui permet de mettre en interaction son action locale et les conséquences globales de celle-ci. Cette articulation, établie autour des gestes quotidiens, lui permet également de mettre une image réelle sur un concept abstrait, repère souvent nécessaire aux mises en relation entre plusieurs paramètres complexes.

      Une telle approche permet également de revaloriser l'action citoyenne quotidienne. Allant à l'encontre de l'exceptionnel prôné par les médias, elle donne une dimension nouvelle à l'implication individuelle de 'petites gens', créant un nouveau groupe d'identification sociale et supprimant du coup la marginalisation, voire le ridicule, associés à des gestes et/ou des attitudes visant la promotion de valeurs morales telles que la solidarité, le respect des autres et de son environnement, le refus de la course au 'toujours plus' préconisée par la société de consommation, etc.

      

      Ainsi aménagé, l'espace muséal peut être comparé à un jeu de billard. En constante interaction, les différents éléments qui le constituent font du visiteur la boule blanche jouée du jeu. Elément indispensable, il est projeté vers n'importe quel élément qui, à son tour va le renvoyer dans une autre direction, sans toutefois lui faire quitter l'espace de jeu. Omniprésents, les éléments d'implication interpellent le visiteur pour mieux le renvoyer à lui-même et aux informations divulguées par les différents éléments de l'environnement scénographique mis à sa disposition.

      

Tableau I/XXVII : Les éléments d'implication: des éléments favorables à l'action personnelle


1.4.2.5. Utilisation du modèle allostérique dans le cadre muséal

      Les spécificités du développement durable et de l'approche complexe qui lui est inhérente, ainsi que les limites évoquées sur la notion d'espace muséaux, nous poussent à aborder la muséologie dans l'optique plus large de l'acte d'apprendre. Partant des recherches les plus récentes en didactique des sciences menées par le LDES, nous pensons qu'un environnement scénographique basé sur le modèle d'apprentissage allostérique est non seulement réalisable dans un cadre muséal, mais indispensable pour favoriser la transformation des conceptions et des modes de raisonnement afférents, ainsi que pour permettre le passage du savoir à l'action. C'est dans ce cadre que s'inscrivent les éléments de sensibilisation et d'implication présentés précédemment.


1.4.2.6. Hypothèses

      Nous basant sur les limites que nous venons de décrire concernant la mise en place architecturale d'espaces muséaux, ainsi que sur les besoins spécifiques que réclame une présentation du développement durable, nous formulons les hypothèses suivantes:

  • Le décloisonnement des espaces muséaux offre une confrontation visuelle aux conceptions cartésiennes véhiculées sur le concept de développement durable
  • Les éléments d'implication tels que nous les décrivons répondent aux attentes explicites et/ou implicites exprimées à travers les conceptions sur la mise en oeuvre du processus de développement durable.

2. Méthodologie

      Notre recherche comprend trois parties qui forment autant d'étapes dans l'élaboration de ce projet. Un corpus de données théoriques et pratiques fut d'abord clarifié pour définir une problématique (voir chapitre 1). Des entretiens menés auprès de nos publics cibles et leur analyse, base de notre diagnostic préalable ont permis de mettre à plat conceptions et obstacles (voir chapitre 3). Enfin, la conception de notre projet muséologique fut la troisième étape (voir chapitre 4).

      Le schéma suivant présente l'enchaînement des différentes étapes de notre recherche. Celles-ci sont développées dans les chapitres suivants.

      

Tableau II/I : Schéma organisationnel de notre recherche


2.1. Corpus: apports théoriques et pratiques

      Le corpus présenté dans la première partie de ce travail est constitué d'approches théoriques et d'observations de mises en pratiques. Ces deux approches complémentaires n'apparaissent pas de manière aussi cartésienne dans le travail. Nous avons préféré privilégier leur complémentarité en les présentant conjointement à l'intérieur du texte.


2.1.1. Le développement durable

      Afin de cerner de manière approfondie le concept de développement durable, nous nous sommes appuyés sur le document fondateur, à savoir l'Agenda 21, élaboré en 1992 par la Conférence des Nations Unies à Rio. Une rétrospective situe l'apparition de ce concept dans son contexte historique.

      D'autre part, nous nous sommes intéressés à la mise en oeuvre du développement durable au niveau des communautés locales, notamment en nous penchant sur l'élaboration et la mise en place des agendas 21 locaux, ainsi qu'à l'intégration de ce concept par les entreprises privées.

      Parallèlement, nous nous sommes penchés sur l'apparition de ce concept dans et hors le milieu scolaire. Partant de l'éducation pour l'environnement, nous arrivons ainsi à des propositions d'éducation au développement durable. Ces dernières montrent la nécessité fondamentale d'une approche de la pensée complexe en même temps que celle de l'implication de l'individu. Pour mieux cerner cette dernière nous nous sommes approchés des recherches et des tentatives entreprises dans différents milieux pour favoriser le passage du savoir à l'action.


2.1.2. La complexité

      L'approche globale que nécessite le concept de développement durable, ainsi que les mises en relation inhérentes à l'intégration des trois domaines en interaction, nous ont obligé à nous pencher sur la notion de complexité et de pensée complexe. Nous référant à différents auteurs traitant de cette approche nous mettons en évidence les éléments nécessaires au développement de celle-ci ainsi que les limites auxquelles elle se trouve confrontée.

      Une contextualisation de cette approche nous a permis de définir son émergence historique et de la relier aux divers courants qui ont tenté de la promouvoir. Forts de ces apports, plus particulièrement exposés dans les approches pratiques, nous avons formulé un cadre théorique relatif à l'émergence de la pensée complexe nécessaire à la compréhension du thème spécifique du développement durable.


2.1.3. Spécificités

      En abordant le thème du développement durable, nous nous trouvons confrontés aux dimensions spécifiques inhérentes à ce sujet. Ces dimensions tendent plus particulièrement vers trois directions, à savoir:

  • Le développement durable est un système complexe.
  • Les objectifs liés au thème du développement durable, et exprimés notamment dans l'Agenda 21, concernent particulièrement les consommateurs.
  • Les modes de raisonnement qui permettent d'aborder, de comprendre et d'accéder aux objectifs liés à la mise en place du processus de développement durable nécessitent une pensée complexe.

2.1.4. Définition des publics et des objectifs liés au thème

      L'ensemble de ces éléments nous ont permis de définir plus précisément les objectifs visés par une présentation muséale de ce concept.

  • La mise en place et le développement du processus de développement durable nécessitent la participation active de l'ensemble de la population mondiale.
  • Chaque individu est concerné personnellement par cette problématique et invité à s'impliquer pleinement.
  • Le développement durable est intimement dépendant de l'environnement physique et socioculturel dans lequel il se développe.
  • Le processus de développement durable est dépendant du mode de vie des consommateurs, et donc aux valeurs véhiculées par la société dans laquelle il évolue.

      L'ensemble de ces objectifs s'adressant plus particulièrement aux adultes, nous nous sommes donc concentrés sur cette catégorie de personne pour définir nos publics (point 2.2.1.2).


2.1.5. Approches pratiques

      Les enjeux liés à la mise en place du processus de développement durable étant ainsi définis, nous nous sommes penchés sur les différentes approches développées en muséologie, afin de déterminer lesquelles sont le plus à même de répondre aux exigences spécifiques à la présentation de ce concept. L'approche historique du sujet nous permet de mieux situer les divers mouvements, en relation avec les courants de pensée de l'époque et influencés par les recherches en didactique, en pédagogie et en psychologie.

      Cette manière de cerner la réalité muséale nous oblige à la repenser en fonction des objectifs spécifiques du développement durable, ainsi qu'en fonction des modes de raisonnement qui lui sont inhérents.

      Les approches pratiques se déroulent à différents niveaux. Dans un premier temps, nos observations ont porté sur les entreprises déjà réalisés pour favoriser la mise en place du processus de développement durable.

      Dans un deuxième temps, nous avons cherché à cerner ce qui se passait au niveau de la formation scolaire, mais également au niveau de l'éducation informelle et plus particulièrement dans le cadre des musées et des expositions.

      Enfin, nous présentons quelques expositions traitant, si ce n'est du développement durable lui-même, du moins d'une approche de l'environnement sensée déboucher sur une réflexion allant au delà du seul aspect écologique. Dans ce dessein, nous avons visité six lieux d'expositions sur lesquels nous avons procédé à une expertise en nous basant sur la base de la grille de lecture proposée par Cantor, Giordan & Souchon(1993). Afin d'obtenir une parfaite cohérence entre ces visites et nos propres objectifs, nous avons abandonnés certains points proposés par ces auteurs pour les remplacer par d'autres, plus ciblés sur nos préoccupations.

      
Tableau II/II : Descriptif d'une exposition
Titre Noms des concepteurs, réalisateurs, financeurs.
Lieu de présentation
Pertinence du titre
Publics visés Age(s), caractéristiques, typologie
Objectifs Sensibiliser à
Faire 'passer' une impression
Resituer
Provoquer une réflexion
Développer des attitudes
Développer des démarches
Développer des connaissances
Clarifier des valeurs
Présentation Nombre de modules
Cheminement(s) possible(s)
Eclairage
Type de design/présentation
Textes,
Audiovisuels
Sensoriels
Médias:
-Objets



-Visuels





-Interactifs



-Audiovisuels






-Textes


-Sensoriels



Animaux
Maquettes
Dioramas
Reproduction
Photos
Dessins
Graphiques
BD
Panneaux animés
Décor
Presse-bouton
Jeu d'arcade
Logiciels informatiques
Maquettes animées
Films
Vidéos
Diaporama
Audioguide
Ecouteurs individuels
Son d'ambiance
Commentaires
Panneaux
Etiquettes
Guide d'accompagnement
Odeur
Toucher
Goût
Observation
Particularités
muséologiques









-Animations annexes




-Divers
Type de muséologie
Sas d'entrée
Présence d'espaces spécifiques
Différents niveaux de lecture
Type de discours (scientifique, lyrique, philosophique, journalistique, etc.)
Discours adressé au visiteur/impersonnel
Eléments perturbateurs, insolites, etc.
Enquête préalable (si connue)
Ateliers
Animations, spectacles
Conférences
Programme pour écoles
Documents en complément

Durée prévue d'une visite
Possibilités de s'asseoir
Divers...

D'après Cantor, Giordan & Souchon (1993)

      Chaque exposition est abordée à travers:

  • Le contexte de présentation de l'exposition et ses objectifs
  • Les choix muséologiques
  • L'environnement scénographique
  • La présentation générale de l'exposition
  • Le descriptif de la visite
  • Les limites inhérentes à chacun de ces points.

      Une importance toute particulière a été donnée aux limites auxquelles sont confrontées ces expositions, limites qui peuvent être liées aux choix muséologiques, à la manière de divulguer les messages, à la scénographie, etc. Volontairement, nous n'avons pas choisi de faire une évaluation de ces expositions. Nous avons préféré une description afin de rester plus proche de l'impression de ce que vit réellement un visiteur confronté à ces environnements.


2.1.6. Modes de raisonnement

      En croisant les aspects théoriques et pratiques liés au développement durable et à l'approche de la complexité, nous dégageons les principaux modes de raisonnement nécessaires à leur compréhension et à leur appréhension.

      Des entretiens menés, nous dégageons des conceptions les différents modes de raisonnement. Ceux-ci nous permettent de définir, d'une part, les facteurs favorables ou non à l'approche de la complexité, et d'autre part, ceux favorables ou non à l'implication de l'individu dans le processus de développement durable.

      En nous aidant d'outils aussi divers que la gestion de la complexité dans l'éducation formelle et informelle, ainsi qu'en recherchant les différentes approches du développement durable mises en place, tant par le milieu scolaire que par les médias, nous relevons les principaux outils intellectuels favorables à une compréhension de la notion de système.

      En nous référant à différentes situations formelles et informelles nous avons cerné les caractéristiques qui permettent d'envisager le passage du savoir à l'action. Tout en proposant une approche théorique de la motivation, nous avons cherché à mettre en évidence les incidences et les essais pratiques en la matière. En diversifiant nos approches, nous avons regroupé les conditions les plus favorables à l'idée d'implication.


2.2. Diagnostic préalable


2.2.1. Préparation des entretiens


2.2.1.1. Prise en compte des publics

      Afin de permettre l'adéquation la meilleure entre la présentation d'un 'savoir savant' (Sachot, 1996) et les conceptions des visiteurs, une évaluation préalable (Borun, Massey & Lutter, 1994; Bitgood & Shettel, 1994) amenant à un diagnostic portant sur les intérêts, les conceptions, les questions et les réactions des publics par rapport au propos (Guichard, 1990) s'avère indispensable, même si celle-ci, se basant sur des visiteurs potentiels, ne permet qu'une approche approximative (Davallon & Triquet, 1993). Cette forme d'évaluation, familière au marketing (Bitgood & Shettel, 1994), demande l'utilisation d'un outil didactique approprié. La définition des publics qui prélude à sa prise en compte est donc un élément important dans la mise en place d'un diagnostic préalable à l'élaboration d'un projet médiatique (Guichard, 1990). L'essentiel de ce dernier va reposer sur les résultats obtenus, en tenant compte des conceptions et des obstacles à dépasser, mais également des lacunes observées, des attentes et des éventuelles propositions émanant de ces publics. Le choix des publics sur lequel repose notre recherche est donc tout aussi important que les outils que nous utiliserons pour la mener à bien.

      


2.2.1.2. Sélection des publics cibles

      La population concernée par le cadre de notre recherche correspond à celle que vise notre projet muséal, à savoir 'le grand public' adulte. Bien que ce dernier soit toujours interpellé au singulier, son hétérogénéité est grande. L'âge, l'environnement socioculturel dans lequel il évolue, l'intérêt qu'il manifeste pour le sujet traité, sa curiosité, etc. font que 'ce' grand public est en fait constitué de plusieurs catégories de visiteurs. Ainsi, bien que nous concentrions notre recherche sur 'le' grand public adulte, nous restons conscients que celui-ci est fondamentalement pluriel.

      D'autre part, si l'école est sensée fournir les fondements des connaissances et attitudes scientifiques, l'attitude des parents est fondamentale dans la transmission des valeurs et de l'éthique. S'adresser à l'adulte d'aujourd'hui, c'est donc contribuer à la formation du citoyen de demain. D'autre part, l'école abordant de plus en plus, notamment à travers l'éducation pour l'environnement, des problématiques en lien étroit avec le développement durable, il est important que l'écart entre ce qui est abordé théoriquement et/ou pratiquement à l'école et la réalité des pratiques quotidiennes familiales soit réduit au minimum. Offrir aux adultes des moyens d'accéder à une réflexion sur aujourd'hui et l'avenir participe donc, tant à l'éducation permanente que revendique Koster (1998) en matière de conscience citoyenne, qu'à celle des enfants qui les accompagnent.

      Contrairement à la plupart des lieux ou des sujets d'exposition, il n'est pas possible de "cibler" de manière plus précise les publics que vise notre projet. Le thème du développement durable est en effet un sujet universel qui, par définition, s'adresse à tout le monde. La diversité des approches qu'il induit nous empêche de diriger notre sélection en fonction des critères habituels que sont le milieu (scientifique, littéraire, manuel, etc.), la condition sociale ou une catégorie d'âge particulière. Nous sommes donc confrontés à une multitude de paramètres dont nous devons tenir compte dans la sélection d'une typologie d'individus. Les critères retenus sont donc en relation avec l'âge, l'appartenance culturelle et la relation que la personne entretient avec le sujet traité. Nous interrogeons donc des personnes âgées de plus de 15 ans, cet âge correspondant à la fin de la scolarité obligatoire et rend donc ces personnes susceptibles d'entrer dans la vie professionnelle active. Le processus de développement durable dépendant du contexte culturel dans lequel il s'inscrit, nous n'interrogeons que des personnes résidant en Suisse.

      Enfin, la notion de "grand public" implique que les personnes interrogées ne soient pas "spécialistes" du sujet traité. Nous n'approchons donc que des personnes n'ayant aucun lien direct connu avec la problématique du développement durable ou la mise en place de l'Agenda 21.


2.2.1.3. Choix d'une méthode d'entretien

      L'ensemble de notre travail repose sur la mise en évidence des conceptions, des attitudes, des modes de raisonnement et des comportements des publics visés. Si une analyse quantitative permettait d'approcher les actions réelles entreprises en faveur du développement durable (tri sélectif des déchets, appartenance à un groupement oeuvrant pour la protection de l'environnement ou l'entraide sociale, choix de produits écologiques, etc.) nous ne pouvions envisager cette méthode pour mettre en évidence la manière d'appréhender et de raisonner face à notre problématique. Nous avons donc opté pour une méthode qualitative de gestion des données. Nous référant à l'analyse qualitative de 'cas multiples (intersites) à grande échelle' (Hubermann & Miles, 1991), nous avons interrogé cent quarante personnes remplissant les critères préalablement définis.


2.2.1.4. Choix d'un outil d'entretien

      Le choix de cet outil a été fixé en fonction des types d'objectifs que nous voulions atteindre dans notre recherche. En fonction de nos hypothèses et de nos questions de recherche, il nous fallait accéder à certaines connaissances notionnelles, en même temps qu'accéder à des attitudes et des comportements vis-à-vis de la problématique soulevée. S'agissant d'un diagnostic préalable, nous ne pouvions pas non plus compter sur un support matériel "à tester". Pour parvenir à ces objectifs, nous avions donc besoin de réponses qui puissent être développées de manière spontanée ou sur sollicitation. D'autre part, si nous voulions de la spontanéité dans les réponses données, nous avions également besoin d'une certaine réflexion de la part de ces personnes. Enfin, l'enchaînement des questions ayant une importance primordiale dans l'approche du sujet, il fallait que les gens répondent à une question après l'autre, sans avoir la possibilité de prendre connaissance du suivi de celles-ci. Ce contexte et ses exigences empêchaient donc tout recours à l'écrit et ont, en quelque sorte, imposé la méthode de l'entretien dirigé.


2.2.1.4.1. Entretien dirigé

      L'entretien est une façon directe de connaître les connaissances et les conceptions des apprenants d'une manière générale et des visiteurs potentiels d'un lieu muséologique dans le cas particulier. Les questions sont préparées à l'avance et posées l'une après l'autre, leur ordre étant également important car l'une peut induire les réponses des questions suivantes. La formulation de telles 'questions à tiroir' (Maisonneuve & Margot-Duclot, 1963) favorisent l'émergence des conceptions du public, puisqu'elles forcent les personnes interrogées à développer et argumenter leurs positions ou leurs propos.

      Nous basant sur la méthode des entretiens (Maisonneuve & Margot-Duclot, 1963; Giordan & Martinand, 1988; Huberman & Miles, 1991), nous avons opté pour la mise en place d'entretiens dirigés, selon la procédure de "l'entretien didactique" proposée par Giordan & Martinand (1988). En effet, bien que l'entretien soit mené sur la base de questions précises et suivant un ordre particulier, le chercheur, contrairement aux règles préconisées en psychologie sociale, ne se limite pas à une fonction de transcripteur. Il peut intervenir de façon active au cours de l'entretien en conviant son interlocuteur à fournir des explications relatives à ses réponses. Si son intervention reste neutre en ce qui concerne le fond de la problématique que l'entretien permet de mettre à jour, une reformulation de la question posée, un encouragement à se prononcer ou un complément d'information concernant une réponse donnée est souhaité. Cette méthode permet des réponses exhaustives mais néanmoins dirigées en fonction des questions de recherche que nous avons formulées. Elle permet également d'approcher au plus près la façon de raisonner de l'individu, les implicites de son discours ainsi que les facteurs ou les éléments qui le conduisent à donner une certaine réponse (Giordan, Souchon & Cantor, 1993).


2.2.1.4.2. Elaboration de l'entretien

      Le choix du contenu des questions est directement dépendant du type d'indicateurs que nous voulons mettre à jour. Nous basant sur les propositions de Giordan, Guichard & Guichard (1997), nous avons voulu connaître:

- L'intérêt pour le sujet.

- Les connaissances préalables que les gens ont de ce sujet.

- Le questionnement et les réactions que ce sujet suscite.

- Le degré d'implication qu'ont déjà ou que souhaitent avoir les personnes face à ce sujet.

- Les difficultés inhérentes à la manière de raisonner dans l'appréhension de ce sujet.

      Ces différents points nous ont permis de définir le contenu des questions que nous avons posées.

      La syntaxe, très importante pour éviter l'effet 'Topaze' et induire ainsi un certain type de réponse, nécessite une grande attention. Le vocabulaire doit être le plus 'neutre' possible pour ne pas influencer la personne interrogée dans un sens ou dans un autre. Aucune règle précise n'existe à ce propos, chaque grille d'entretien étant différente, soit par son sujet, son contexte, le public auquel elle est destinée, etc.

      L'enchaînement des questions est tout aussi déterminant et dépend tant de l'objectif recherché à travers celles-ci que de la situation dans laquelle se déroule l'entretien. Dans le cas de notre recherche, notre grille d'entretien s'appuie sur un ensemble de questions allant du plus général au particulier (Maisonneuve & Margot-Duclot, 1963). Cette manière d'approcher le sujet de façon de plus en plus précise nous permet d'utiliser les réponses aux questions, non seulement de manière individuelle, comme nous le ferons dans l'analyse 'horizontale' (point 3.1), mais également de manière 'transversale' (point 3.2), en cernant l'évolution de la pensée de la personne interrogée à travers la suite des réponses données.

      Cette première grille est validée auprès d'un petit groupe de personnes répondant aux caractéristiques du public visé. Cet essai préalable permet de situer les connaissances et les interrogations susceptibles d'être retrouvées au cours de la phase de recherche proprement dite. Il permet également de cerner les incompréhensions dues à la formulation ou à la succession des questions ou des définitions, ainsi que les dérives auxquelles le chercheur devra faire face. Cette première mise en oeuvre permet d'affiner le matériel qui sera utilisé.


2.2.1.4.3. Méthode d'entretien

      Nous basant sur la méthode des "entretiens didactiques" (Giordan & Martinand,1988), nous avons procédé à des entretiens individuels. Ces échanges sont menés sans magnétophone et les réponses données retranscrites directement par l'intervieweur. Le choix de cette méthode s'est fait en fonction des observations faites durant la phase de validation de la grille d'entretien. En effet, nous avions tout d'abord utilisé un dictaphone pour enregistrer les personnes interrogées. Nous avons rapidement constaté que la vue de l'enregistreur amène un aspect très formel et une forme "d'irréversibilité" (il faut peser ses mots, ne pas dire n'importe quoi, faire attention à la syntaxe...), contexte qui peut bloquer certaines personnes. D'autre part, l'interviewé "sait que l'enregistreur tourne". Il ne se permet donc pas certaines pauses, certains temps de réflexion et de restructuration de la pensée qui sont bénéfiques en soi. Un manque de spontanéité antinomique avec les buts recherchés par cette enquête en ressort.

      Enfin, nous nous sommes trouvés confrontés au problème de l'interprétation. Plusieurs interviewés se sont souciés de savoir comment allaient être utilisés leurs propos. Il nous a paru plus honnête de leur présenter directement la retranscription sur laquelle se baserait l'ensemble du travail. En retranscrivant directement les entretiens et en relisant les réponses aux personnes concernées, nous avons donc tenté de gérer de manière plus pertinente l'imprécision et l'interprétation afférentes à un enregistrement.

      Ainsi, en n'enregistrant pas ces entretiens, nous respectons les critères suivants:

- Recherche de la spontanéité dans les réponses données.

- Volonté de ne pas "violenter" de manière symbolique les personnes interrogées en les soumettant au stress que peut provoquer la présence d'un enregistreur.

- Temps de réflexion pour les personnes interviewées: dans un entretien non enregistré, les personnes prennent plus de temps pour réfléchir avant de répondre à des questions qu'ils ne se sont pas forcément posées auparavant. Ils mettent souvent en avant plusieurs idées périphériques avant d'énoncer clairement une ou plusieurs réponses. Ces temps d'hésitation, de mise en place d'idées et de concepts ne nous paraissent pas intéressants dans la mesure où nous préférons laisser à la personne interrogée le temps de construire mentalement la réponse 'définitive' qu'elle souhaite voir retranscrite.

- Respect de la parole d'autrui: le fait de présenter à la personne interviewée une version déjà retranscrite de sa pensée nous a paru plus honnête qu'une utilisation de ses dires sur la base d'enregistrements. A la fin de la transcription, nous lui relisons ses réponses et lui demandons si cela correspond bien à ce qu'elle désire exprimer. Nous pouvons ainsi corriger immédiatement si quelque chose est interprété de manière erronée ou trop libre. En même temps, cela nous permet de contrôler si nous comprenons la réponse donnée ou si une explication supplémentaire est nécessaire pour notre propre compréhension. Malgré cette précaution, nous avons remarqué, au cours de l'analyse, que certaines réponses, si elles semblaient compréhensibles au moment de l'interview, restent lacunaires.

      En choisissant de retranscrire directement les entretiens, nous procédons à une première standardisation dans le sens où Huberman & Miles (1991) l'entendent. Ce travail apporte une présentation similaire de chaque site qui facilite l'accès aux données. Cette recentration sur l'essentiel, élimine également une exhaustivité de données secondaires. De plus, en reformulant de manière synthétique sa réponse, le chercheur permet à son interlocuteur de contrôler ses déclarations et, éventuellement, d'ajuster sa pensée ou de rajouter certains exemples dans un but de clarification. Afin que la personne interviewée se reconnaisse dans cette retranscritption, la structure en phrase, ainsi que la plus grande partie du vocabulaire qu'elle utilise sont conservées.


2.3. Recueil de l'information

      Ces interviews ont été réalisées entre les mois de juillet 97 et de juin 1998, au gré des événements et des rencontres. Ils ont été effectués dans le train, dans des restaurants ou des cafés, à la faveur de certaines manifestations, à la sortie des usines dans des ateliers d'occupation pour chômeurs ou par l'intermédiaire de connaissances.

      Nous référant aux statistiques concernant la représentation des catégories socioprofessionnelles sur le territoire suisse, nous avons tenté d'atteindre des personnes représentatives de ces différentes catégories. Néanmoins, le contexte très libre dans lequel se sont déroulés nos entretiens ne nous a pas permis de choisir les personnes en fonction de leur profession. Ainsi, bien que toutes les catégories soient représentées, nous ne sommes pas parvenus à respecter de manière proportionnelle la représentativité de ces catégories.

      Bien que l'approche sociologique ne soit pas développée dans ce travail, les données recueillies nous ont permis de vérifier si la diversité du public interrogé était respectée, principalement en ce qui concerne le sexe et l'âge. Ces données ne sont donc que des indicateurs statistiques. Elles n'ont pas été utilisées dans le but de situer le contexte de la réponse et ne sont pas présentes dans les analyses.


2.3.1. Formulation des questions de l'entretien et leurs objectifs 468 

      Notre entretien est constitué de cinq questions allant du plus général au particulier. Une difficulté majeure, récurrente à toute méthode de questionnement, est la formulation des questions. Celles-ci doivent être posées de façon à influencer le moins possible la réponse de l'interviewé et éviter le plus possible "l'effet Topaze" qui consiste à induire la réponse donnée dans un sens prédéterminé.

      Chaque question, de manière individuelle, a été pensée de manière à ce que les réponses données fournissent une information nécessaire concernant la relation de l'individu avec le sujet traité. La succession des questions apporte elle aussi des indications importantes, touchant plus particulièrement la manière de raisonner de l'individu face au thème abordé.

      Deux analyses différentes des réponses sont donc nécessaires. La première s'attache aux questions prises de manière individuelle, décontextualisée du reste de l'interview. C'est ce que nous avons nommé 'analyse horizontale'. La seconde, par contre, s'intéresse plus particulièrement à la suite des réponses données de manière à contextualiser chacune d'elles et ainsi à révéler l'évolution de la pensée de la personne interviewée. Nous appelons cette dernière 'analyse transversale'. La présentation des questions de l'entretien met en évidence les buts recherchés au travers des différentes questions, tant pour une analyse que pour l'autre.


2.3.1.1. Questions relatives au concept de développement durable

      

      Ces deux questions sont divisées chacune en deux parties. La première partie est une question fermée puisqu'elle fait appel à une réponse binaire de type "oui" ou "non". La deuxième partie, au contraire, est une question ouverte qui demande un développement.

      Entre ces deux premières questions apparaît la lecture de la définition du développement durable. Lors de la phase de validation de notre grille d'entretien, nous avons très rapidement remarqué que la plupart des gens ne savent pas, ou disent ne pas savoir, ce que signifient ces deux termes. Nous avons donc intégré dans notre entretien la lecture de la définition suivante 469 .

Définition du développement durable donnée au cours de l'entretien

Il faut voir le développement durable comme un processus adaptable aux différentes cultures, tout en gardant un but universel de protection de l'homme et de son environnement dans des buts qualitatifs plutôt que quantitatifs. Il s'agit de tenir compte des implications écologiques, sociales et économiques qui sont indissociables de toute action ou activité humaine, quelle qu'elle soit.


2.3.1.1.1. Pourquoi traiter ces deux questions simultanément?

      Pour répondre, nous devons mettre à plat les objectifs sous-jacents qui nous ont poussés à poser ces deux questions.


2.3.1.1.2. Question a

      Au-delà de l'information primaire que nous apporte la première partie de cette question, à savoir si oui ou non les personnes interrogées ont déjà entendu parler de développement durable, la définition de ce concept, demandée en complément, nous renseigne sur les conceptions de ces dernières. En fonction de l'intérêt qu'elles portent au sujet ou à l'un de ses pôles, en fonction aussi de l'information qu'elles ont reçue ou sont allées chercher, qu'ont-elles retenu de ce concept? La complexité du sujet apparaît-elle dans les réponses?

      Bien que différente puisqu'elle ne fait pas appel, en principe, à un savoir antérieur, l'évocation joue en quelque sorte le même rôle d'indicateur. Comme nous avons pu le constater précédemment, "l'idée" du développement durable procède d'un ensemble de paramètres qui, même s'ils n'apparaissent pas en lien direct avec la dénomination du concept, se sont "infiltrés" dans notre quotidien, dans notre culture, dans nos références, par le biais des médias. Ces éléments (pollution de l'air, de l'eau, trou d'ozone, réchauffement climatique, "vache folle", etc. pour ne citer que les plus courants) créent un "climat" que les termes de "développement" et "durable" juxtaposés peuvent évoquer. En effet, constitué de deux termes aisément décodés lorsqu'ils sont pris séparément, ce concept se prête aisément à une interprétation personnelle, comme le confirment les réponses obtenues. En d'autres termes, l'évocation offre la possibilité aux personnes interrogées de faire part de ce qu'elles perçoivent comme faisant partie de "l'air du temps" définit au point 1.1.3.

      En offrant aux personnes interrogées la possibilité d'utiliser l'évocation, nous pallions au problème que pose la "peur de faire faux" ou celle du ridicule de "ne pas savoir". En répondant par la négative à la première partie de notre question a, l'interviewé sait qu'il évite tout jugement, toute évaluation de ses connaissances. Cette "échappatoire" est plus particulièrement utilisée par des personnes qui ont déjà entendu parler du sujet abordé, mais ne le maîtrisent pas, ou pensent ne pas le maîtriser. En adoptant cette stratégie, elles évitent donc tout "risque" face au chercheur. L'évocation peut alors se faire sans crainte, puisque celle-ci n'est pas considérée comme une évaluation de connaissances. De plus, quelles que soient les connaissances préalables de ces personnes sur le sujet, l'évocation nous permet également de cerner, dans une certaine mesure, l'ouverture d'esprit de ces personnes sur leur environnement.

      L'évocation entraîne une interprétation qui se met en place dès que l'individu se trouve face à de l'inconnu. Celle-ci peut provoquer les mêmes ancrages que les conceptions puisqu'elle remplit, dans ce cas-là, la même fonction.

      Ainsi, plus que les domaines évoqués, ce qui nous intéresse ici sont les manières d'appréhender cet inconnu, de jouer avec ces deux termes qui, s'ils semblent facilement compréhensibles dans un premier temps, sont paradoxaux, voire opposés, comme le relèvent très justement certaines personnes, faisant ainsi appel au principe dialogique que Morin (1990) met en avant pour comprendre la complexité.

32a 'Je trouve que ce sont deux termes très opposés. D'un côté le développement qui implique une évolution et la durabilité qui évoque un état stationnaire. Je ne l'associe à rien de particulier, tout dans la vie peut être développement durable.'

97a 'Je n'aime pas le terme de 'durable' ça va avec ennui. Je vois une incompatibilité entre le terme de développement et celui de durable. Pour moi, le durable, c'est la constance, quelque chose de définitif et de fermé. Le développement, c'est être prêt au changement.'

136a 'C'est un peu comme le 'changement dans la continuité'.


2.3.1.1.3. Question b

      La réponse obtenue dans la première partie de la question ne constitue pas une information fondamentale, dans le sens où nous sommes conscients que la situation d'entretien influence fortement la réponse donnée dans le sens d'une affirmation. Il est en effet toujours difficile d'afficher un désaccord, une désapprobation par rapport à un sujet qui apparaît comme important puisqu'il fait l'objet d'une recherche. De plus, la définition très "généreuse" du développement durable peut difficilement engendrer un désintérêt pour le sujet. Conscients de ces limites, nous ne nous attardons que peu sur les réponses proprement dites.

      L'intérêt principal de cette question réside dans le fait qu'elle apparaît après la lecture de la définition. Nous nous attardons donc sur ce que les personnes retiennent de ce concept à travers les arguments évoqués pour justifier leur réponse, que celle-ci soit positive ou négative. Considérés comme complémentaires à la réponse faite à la première question, ils nous permettent de voir si une évolution des conceptions peut être observée, si certains ancrages persistent et si la complexité inhérente au développement durable est appréhendée. Par exemple, si nous prenons la réponse 97b, nous pouvons constater que les commentaires apportés illustrent parfaitement bien la philosophie qui se cache derrière le concept de développement durable, alors que ceux de la personne 32 révèlent une approche très centrée sur le pôle écologique. Néanmoins, le fait que cette personne s'intéresse à l'impact de l'environnement sur l'homme et non le contraire sous-entend une approche qui dépasse ce pôle et met en évidence certaines interactions.

97b 'Oui, je n'ai pas le côté pragmatique écologie/économie/social parce que ça ne me ressemble pas, mais je me retiens de cette définition le changement que doit opérer l'être humain pour parvenir à une plus grande ouverture, à des aspirations vers des buts plus élevés. Qu'il ait envie de savoir d'où il vient, où il veut aller. Qu'il ait envie de mener une recherche individuelle, sans pour autant qu'elle soit égocentrique. En fait, une ouverture sur l'humanité, une pensée collective, lui faire tomber ses barrières, ses schémas pour arriver véritablement au coeur de l'humain. Je pense que la quête du bonheur, si elle n'est pas égocentrique, amène naturellement au développement durable.'

32b 'absolument, personnellement j'aimerais plus d'informations sur l'écologie en général et plus particulièrement sur l'impact de notre environnement sur l'être humain. Par exemple, l'influence sur l'homme de toutes les ondes que l'on nous fait supporter, notamment au niveau des télécom.'

      De plus, cette question permet une transition entre des connaissances factuelles générales et une vision plus personnelle de la réalité, abordée dans la question c.


2.3.1.2. Question sur le 'pouvoir d'influence'

c. D'après vous, qui peut influencer la société à entrer dans un processus de développement durable?

      Bien que n'utilisant pas le terme de 'pouvoir', c'est bien de cette notion dont il est question ici. Adressée à des citoyens habitués à la démocratie directe, cette question vise à mettre en évidence la relation que les gens établissent entre ce système politique et leurs actes quotidiens. La démocratie n'est-elle intégrée et envisagée qu'à travers une urne ou est-elle acceptée comme un pouvoir individuel et permanent, dépassant le cadre restreint des votations? La 'possibilité d'influencer une société', que nous nommons dans ce travail 'pouvoir d'influence' est-il exclusivement délégué aux autorités (ONU, gouvernements, politiques, voire économie), d'où déresponsabilisation du citoyen, ou bien celui-ci a-t-il conscience de l'impact de ses actes et donc de sa propre responsabilité face à des questions qui dépassent largement le cadre de sa sphère privée, voire de son environnement proche?

      Les résultats obtenus à cette question nous permettent de connaître les conceptions des gens face à la notion de pouvoir en général, et plus particulièrement face au système démocratique dans lequel nous vivons. Nous accordons donc une attention particulière à la manière dont les personnes envisagent le partage de ce "pouvoir d'influence".

      Des informations annexes, telles que la crédibilité accordée aux autorités politiques ou à la souveraineté du législateur, la place accordée à l'économie et aux médias complètent cette approche.

      Pour l'analyse transversale, nous abordons avec cette question une notion clé. Les résultats obtenus nous permettront de montrer si un lien existe entre cette attribution du pouvoir et l'envie d'action que nous abordons à travers les questions suivantes. En d'autres termes, une personne qui s'en remet entièrement à une autorité supérieure est-elle quand même susceptible de comprendre l'importance de ses actes quotidiens? A l'opposé, une personne ayant intégré parfaitement la notion de démocratie directe a-t-elle d'office une envie d'action plus grande?


2.3.1.3. Questions sur le pouvoir du consommateur et 'l'envie d'action'

d. Pensez-vous que vous, personnellement, dans votre vie quotidienne, puissiez influencer d'une façon ou d'une autre l'entrée dans ce processus?

- si oui, comment?

- si non, pourquoi?

e. Par vos choix, en tant que consommateur/trice, pensez-vous avoir une influence sur ce processus?

- si oui, comment?

- si non, pourquoi?

      Comme les questions a et b, ces deux questions sont fortement complémentaires. Elles sont également composées de deux parties, la première induisant une réponse de type binaire "oui" ou "non", la seconde amenant à un développement, voire une argumentation.


2.3.1.3.1. Question d

      Cette question permet d'aborder d'une manière très générale l'action individuelle. Elle montre comment celle-ci est envisagée (a travers les votations, l'appartenance à un groupement, une association, le rôle parentale, le travail, etc.). et quels sont les moyens pratiques mis en oeuvre. Elle permet également de montrer si le "pouvoir d'influence" économique en tant que consommateur apparaît spontanément.

      A travers le "listage" des actions mentionnées ou entreprises, nous pouvons également repérer si la complexité des interactions qui existent entre les différents domaines économiques, écologiques et sociaux que touchent le développement durable est intégrée par les personnes. En d'autres termes, celles-ci donnent-elles à leurs actions un impact global ou associent-elles leurs actes à un domaine particulier?

      L'utilisation des résultats obtenus à cette question dans l'analyse transversale montrera s'il existe une cohérence entre l'attribution du pouvoir d'influence et l'implication personnelle, qu'elle soit effective ou non, révélée par chaque individu.


2.3.1.3.2. Question e

      Cette question nous permet, dans un premier temps, de connaître les conceptions que véhicule la notion de consommateur. L'individu perçoit-il ce dernier uniquement dans sa fonction "d'acheteur" de produits finis, qui plus est dans un magasin ou envisage-t-il ce dernier comme consommateur d'énergie, d'eau, de matières premières, de surface, etc.

      Au-delà de cette étape très notionnelle, cette question, de prime abord très générale, nous permet d'accéder à un degré beaucoup plus intime de l'individu à travers sa perception de la liberté individuelle. Bien que la question n'y fasse pas explicitement référence, elle touche directement la sphère privée de l'individu à travers ses choix de consommation. Nous l'avons vu au point 1.1.3.13.3., la notion de liberté est interprétée voire confondue avec la logique prônée par la société libérale et le fondement idéologique de la liberté absolue (O'Connor, 1998). Jusqu'où l'individu est-il prêt à aller au nom d'une idéologie basée sur la solidarité? Jusqu'où 'l'envie d'action', voire l'action elle-même lorsqu'elle est déjà entreprise, résiste-t-elle face à cette image de la liberté?

      L'argumentation donnée en complément nous renseignera sur les principaux obstacles de ce passage à l'action. Sont-ils dépendants d'une intervention extérieure (informations, lois, prise en charge par des autorités, etc.) ou sont-ils plus intrinsèques à l'individu, à sa manière de se situer dans le monde, à sa conscience d'appartenir ou non à une planète finie, etc.


2.3.1.4. Traitement de l'information

      Une analyse qualitative concerne principalement des données non chiffrées, recueillies sous forme de texte ou de récits. Quel que soit le moyen utilisé pour la collecte de ces dernières (enregistrement, retranscription directe, observations, etc.), Huberman & Miles (1991) préconisent une condensation des résultats. Celle-ci commence avec le choix du cadre conceptuel dans lequel s'inscrivent les questions, et continue tout au long du processus de recueil des données, jusqu'à l'achèvement de l'analyse. 'La condensation est une forme d'analyse qui consiste à élaguer, trier, distinguer, rejeter et organiser les données de telle sorte qu'on puisse en tirer des conclusions 'finales' et les vérifier' 470 .

      En nous référant aux objectifs liés aux questions de nos entretiens, nous avons donc élaboré une grille d'analyse sur laquelle s'appuie la 'condensation' préconisée. Celle-ci se fait par approches successives, s'appuyant sur certains critères particuliers définis en fonction des buts de la recherche (Huberman & Miles, 1991).

      
Tableau II/III : Grille d'analyse des entretiens
Objectifs Utilisation des entretiens Objets recherchés (non exhaustif)
Conceptions Développement durable Interactions entre les trois domaines
Aspect qualitatif lié au thème
Portée mondiale de l'action
Notion de long terme
Place accordée à l'action individuelle
Autre
Valeurs inhérentes au concept Solidarité
Respect
Responsabilité
Autre
Pouvoir Accordé aux autorités définies compétentes
Accordé aux instances définies 'supérieures' (économiques, religieuses, etc.)
Accordé à l'individu
Synergie des pouvoirs envisagée
Autre
Consommateur Consommateur de produits (magasin)
Consommateur d'énergie
Consommateur de matières premières
Consommer = style de vie
Autre
Modes de raisonnement Appréhension du principe récursif
Appréhension du principe hologrammatique
Appréhension du principe dialogique
Appréhension du principe démocratique
Appréhension des interactions
Appréhension de l'approche systémique
Apparition ou non de mises en relation
Apparition de synthèses
Mobilisation de connaissances
Abstraction/extrapolation
Autre
Mise en place d'indicateurs de pensée complexe/non complexe
Implication Place accordée à la responsabilité individuelle dans le processus de dév. Durable
Place accordée à l'action individuelle
Actions déjà entreprises
Actions envisagées
Types d'action
Autre
En relation avec les conceptions
En relation avec les modes de raisonnement
Autre

      Si cette grille de lecture guide l'ensemble de notre recherche, la présentation des résultats de l'analyse verticale n'est pas faite sous forme de tableaux.

      Par contre, nous avons pratiqué une telle "standardisation" pour présenter l'analyse transversale. En effet, pour parvenir à présenter les interactions entre les réponses données, nous avons créé une "méta-matrice" telle qu'Huberman & Miles (1991) proposent de le faire pour les cas d'analyse intersite, qui se présente sous la forme d'un schéma en arbre.


2.4. Elaboration du projet

      L'élaboration du projet que nous présentons dans la dernière partie de ce travail tient de la mise en commun de l'ensemble des informations obtenues à travers nos recherches théoriques et pratiques qui constituent notre corpus, ainsi que de celles dégagées à travers l'analyse de nos entretiens.


2.4.1. Approche architecturale

      Partant des observations faites durant nos approches théoriques et pratiques, nous développons un projet architectural basé, non pas sur des critères purement architecturaux, mais sur des éléments relevés comme important pour appréhender visuellement le concept de développement durable et la complexité qui s'y rapporte. Nos critères architecturaux se rapportent donc à:

  • la contextualisation du propos,
  • la symbolique associée à la complexité,
  • la symbolique associée aux interactions qui caractérisent le développement durable,
  • les besoins d'une approche médiatique de la muséologie.

2.4.2. Approche muséologique

      Tout en tenant compte des apports théoriques et pratiques de notre corpus, notre projet intègre les obstacles mis à jour par les analyses de nos entretiens.

      Ces obstacles se situent au niveau des conceptions que les personnes véhiculent sur le concept de développement durable et plus particulièrement sur les modes de raisonnement que nous avons mis à jour. A travers des propositions originales, la scénographie proposée tient compte de l'ensemble de ces obstacles et offre pour chacun une approche susceptible de le dépasser.

      Afin de rendre cette approche la plus claire possible, à chaque étape de notre projet, un développement théorique de celui-ci évoque les conceptions sur lesquelles les éléments et la mise en scène proposés s'appuient.


2.5. Limites de la méthode


2.5.1. Limites relatives à la création du corpus

      Le sujet du développement durable est, par définition, extrêmement large. Notre travail ne cherche donc pas à être exhaustif, mais à refléter les principales émergences qui lui sont relatives.

      Par ailleurs, le développement durable étant un projet planétaire dépendant de conditions locales, nous n'avons tenu compte que de recherches (notamment en ce qui concerne le domaine de la muséologie) pouvant correspondre à certaines caractéristiques de la Suisse, afin que les résultats puissent y être transposés. Nous nous rendons bien compte qu'une telle démarche est donc limitative.

      Le développement durable, tout comme la complexité, sont des concepts récents. Nous avons donc été confrontés à plusieurs problèmes de références. Peu d'actions réelles ont été menées sur ces sujets. Nous avons donc élargi notre champ d'investigation à des domaines sortant largement des cadres restreints de la muséologie ou même de l'éducation informelle. Si une telle démarche nous a conduit sur des pistes passionnantes, nous restons vigilants au fait qu'une telle 'dispersion' est parfois difficile à gérer, notamment dans la quantité d'informations qu'elle fournit. Nous avons donc opté pour des choix parfois drastiques afin de ne pas être nous-mêmes dépassés par notre recherche. Un sentiment de 'butinage' peut donc apparaître à la lecture de notre travail, et ceci malgré le fait que nous nous soyons fixés des objectifs toujours en relation avec notre recherche.


2.5.2. Limites relatives aux entretiens

      Un échantillonnage de 140 personnes nous expose à des limites immédiates. Si, selon Guichard (1990), une quinzaine d'entretiens suffisent pour donner une représentation d'une exposition, nous avons conscience que, sans support matériel, et en abordant un sujet aussi vaste que le nôtre, un nombre aussi restreint d'opinions ne peut refléter la diversité des approches, des réactions et des comportements vis-à-vis d'un tel sujet. Nous ne considérons donc les résultats que comme des tendances.

      En procédant à ces entretiens hors de tout contexte directif, nous nous sommes exposés à un certain nombre de refus de participation (environ 20% des personnes abordées ont refusé de participer à cet entretien). Nous sommes conscients que les réponses de ces dernières reflèteraient certainement des positions très différentes de celles que nous relevons auprès d'individus qui, spontanément, acceptent de se soumettre à un tel questionnaire.

      Bien qu'une partie des entretiens ait été menée par une personne extérieure à la mise en place du projet, nous restons attentifs que la personnalité du chercheur et son engouement pour le sujet ont pu avoir une influence sur les réponses reçues, bien que son intervention au cours de l'entretien ait été la plus réduite possible.

      Enfin, le contexte même d'une recherche universitaire influence inévitablement les réponses données et l'attitude des personnes face au sujet abordé.


2.5.3. Limites relatives à la conception du projet

      Comme son nom l'indique, nous n'avons malheureusement pas eu l'occasion de réaliser pratiquement notre projet, ni même certains éléments de celui-ci.

      Nous sommes donc conscients que loin d'une mise en situation réelle, nos hypothèses ne peuvent être vérifiées. Ainsi, tout ce qui concerne les éléments d'implication, leur insertion au sein d'un environnement scénographique s'inspirant du modèle d'apprentissage allostérique, et le remaniement de la notion d'espaces muséaux restent confinés à une démarche théorique.

      Bien que nous nous soyons lancés dans une approche architecturale, non seulement des espaces intérieurs, mais de l'aspect extérieur du bâtiment, nos intentions restent modestes, nos connaissances en architecture ne nous permettant pas d'envisager une approche plus approfondie de la création du bâtiment. C'est la raison pour laquelle notre démarche s'arrête à une approche symbolique et esthétique de la forme, sans prendre en compte les dimensions matérielles et techniques qui sont liées à sa réalisation pratique.

      Enfin, notre projet ne faisant l'objet d'aucun mandat, nous ne nous sommes pas préoccupés de l'aspect financier, obstacle souvent majeur dans la mise en place d'un projet muséologique. Profitant de cette liberté qui nous est ainsi offerte, nous avons laissé libre cours à notre imagination, sans nous préoccuper de la viabilité financière d'un tel projet.


3. Recherche

Je donne pour les sans domiciles et pour le sang versé
Je donne pour l'école, sérieux, tu rigoles,
Je donne à l'unisson à l'UNICEF et MSF,
Je donne pour les implants et la greffe mais
Donner pour donner, c'est pas tout à fait ma devise
Je donne pas, j'investis dans la solidarité
C'est le fin du fin dans le show biz
Tu places dans le coeur et double la mise.

Zebda, 1999, Chômage

      Cette partie de notre travail est constituée de deux moments. Le premier est constitutif de l'analyse proprement dite (analyses 'horizontale' et 'transversale'), c'est-à-dire de ce que les entretiens permettent de mettre à jour comme conceptions. Chaque catégorie ainsi définie est illustrée par des exemples tirés de ces entretiens et qui constituent le deuxième moment de cette partie. Ces exemples ont été choisis comme représentatifs de la catégorie, mais ne sont pas exhaustifs. Afin de mieux les cibler, nous ne présentons souvent qu'un fragment de réponse correspondant à ce que nous voulons illustrer de nos propos.

      Le deuxième propose une synthèse des résultats sous forme de tableaux illustrés. Cette synthèse n'est pas exhaustive et se centre principalement sur les données qui apportent certaines réponses à nos questions de recherche.

      Dans ces deux parties, les nombres qui précèdent la réponse identifient la personne qui parle et la lettre, la question à laquelle se réfère la réponse.


3.1. Analyse "horizontale" des entretiens

      L'analyse 'horizontale', comme nous l'appelons, s'intéresse à l'ensemble des réponses données pour une seule, voire deux questions. Si cette manière de faire décontextualise les propos tenus de l'ensemble de l'entretien, elle permet de comparer les différentes réponses obtenues, de manière à les regrouper, les catégoriser, et ainsi mettre en évidence les manières de penser et les obstacles qui leur sont sous-jacents.


3.1.1. Conceptions sur le développement durable

      Rappel des questions:

a. Avez-vous déjà entendu parler de développement durable?

- si oui, pouvez-vous en donner une définition

- si non, qu'est-ce que ces termes évoquent pour vous?

b. Pensez-vous que ce soit un thème important?

- pourquoi?

      Nous référant aux objectifs globaux du développement durable (point 1.1.1.1.), nous centrons notre analyse sur cinq aspects essentiels:

  • les interactions qui existent entre les trois domaines que sont les développements économique, écologique et social,
  • l'aspect qualitatif dans le sens d'une amélioration de la qualité de vie de tout individu supposant un respect culturel,
  • la portée mondiale de l'action,
  • sa durée dans le temps.
  • la participation active à tous les niveaux de décision, de l'individu aux gouvernements, voire aux organisations internationales.

      Les réponses obtenues sont séparées en fonction de la connaissance que la personne interrogée dit avoir du sujet. Nous obtenons donc deux grandes catégories:

      - les personnes ayant déjà entendu parler de développement durable,

      - celles qui affirment n'en avoir jamais entendu parler.

      Pour les unes comme pour les autres, l'analyse des arguments donnés en faveur ou en défaveur du développement durable dans les réponses à la question b nous permet de repérer comment ces personnes comprennent et intègrent la définition qui leur est donnée, révélant ainsi les ancrages de leurs conceptions ou au contraire leur transformation.


3.1.1.1. Personnes qui ont entendu parler du développement durable

      Seul 24% de la population interrogée dit avoir entendu parler de développement durable.


3.1.1.1.1. Approche globale

      3,5% des personnes interrogées donnent une définition du développement durable qui correspond de manière assez précise aux critères que nous avons retenus pour définir ce concept. Bien que ceux-ci ne soient pas toujours formulés de manière explicite, nous les retrouvons dans le choix du vocabulaire utilisé. Certaines personnes font directement appel à l'interaction entre les trois domaines du développement économique, écologique et social (138a), d'autres y ajoutent la dimension qualitative et le long terme (28a). Utilisant une formulation beaucoup plus personnelle dans la définition donnée, 2% des réponses offrent néanmoins des visions très globales de ce concept, en mettant un accent particulier sur le long terme (102a, 127a).

28a 'tous les facteurs qui permettent à une société de vivre en lui garantissant une qualité de vie correcte, maintenant et dans l'avenir. Par qualité de vie, je parle de qualité sociale, économique et environnementale'.

138a 'articulation des dimensions économiques, écologiques et socioculturelles, en vue d'un projet de développement communautaire plus ou moins vaste (région, nation ou continent, par exemple)'.

102a 'façon de gérer les choses pour n'épuiser ni les hommes ni les ressources naturelles, pérennité, retombées sur l'environnement au sens large, droits de l'homme'.

127a 'c'est un développement qui tient compte des ressources (humaines et naturelles) à l'échelle planétaire et sur le long terme'.

      

      Au-delà de l'utilisation ou non des termes consacrés du développement durable, il est intéressant de voir que dans les arguments apportés dans la réponse à la question b, certaines personnes ne mentionnent nullement la place de l'individu dans ce processus, cette problématique semblant avant tout dépendante du gouvernement (28b), alors que pour d'autres, la participation de tous les acteurs sociaux est mise en avant (102b).

28b 'il faut que la Suisse repense sa stratégie économico-industrielle. Comment va-t-elle s'y prendre pour passer d'une industrie gagnante à ce qui va lui permettre de vivre économiquement dans le futur? Ceci va peut-être modifier l'image de la CH et lui donner un autre rôle au plan international. Faut-il lui attribuer un rôle de médiateur? La prise de conscience de ses points faibles pourrait-elle la rendre plus forte en les assumant d'une meilleure manière?'

102b 'oui, parce que cela concerne aussi bien le citoyen que le politique. Pas d'avenir planétaire sans redistribution, mais au niveau de l'application, c'est difficile.'

      Cette implication de tous les niveaux de décision dans le processus de développement durable se retrouve de manière systématique dans l'ensemble des réponses faites par les personnes donnant une définition assez globale de ce concept. Au niveau des ancrages, nous pouvons constater que certaines personnes, qui montrent une bonne compréhension des interactions qui régissent le processus de développement durable, mais omettent certains aspects, tels que l'aspect social (15a, 105a), 'corrigent' cette omission dans leur argumentation à la question b (105b) en faisant appel, par exemple, à la participation demandée dans le cadre de la démocratie directe (15b).

15a 'un développement qui permet à la société de se développer en accord avec les ressources de son environnement.'

15b 'absolument. C'est un thème d'actualité qui devrait être beaucoup plus présent sur la scène nationale et internationale. On voit les problèmes que le manque de réflexion sur ces sujets pose quand on doit choisir à propos de grandes options en biotechnologie, en génétique, etc.... Personne n'est vraiment capable d'en montrer les tenants et les aboutissants. Idem avec des projets tels que Swiss-métro, la mise en place de "Serpentines" , etc.'

105a 'la planète est finie, les ressources ne sont pas inépuisables, penser aux conséquences de l'action humaine.'

105b 'pour les raisons évoquées à la première question. Mais il faut une prise de conscience à tous les niveaux de la société pour engager une action globale. Pour moi, le DD est aussi un mode de développement qui gênera les intégristes de tout poil, aussi bien patrons qu'écolos.'

      Dans l'exemple qui suit (18a), nous pouvons voir que la personne a intégré les valeurs écologiques et économiques dont dépendent la gestion des ressources et les échanges Nord/Sud. Le pôle social apparaît également, de manière sous-jacente, par le biais du commerce équitable "Max Havelaar". Ainsi, si les interactions entre ces trois pôles semblent bien appréhendées, la remarque concernant les places de travail montre clairement combien il est difficile d'accéder à une vision systémique de ce que ces changements peuvent apporter à long terme au niveau planétaire.

18a 'c'est un moyen qui doit permettre à l'humanité de continuer à vivre sans foutre la planète en l'air. En d'autres termes, c'est l'utilisation de nos ressources à moyen et long terme. Comment les gérer, les stocker. C'est aussi le rapport que nous établissons entre le Nord et le Sud. Il faut favoriser certains échanges comme ceux de Max Havelaar. Le seul problème c'est que ça favorise les places de travail là-bas et pas ici.'

      La reformulation que cette personne fait après la lecture de la définition fait émerger très fortement une conception environnementaliste, où l'économie intervient, mais où l'aspect social disparaît complètement. Néanmoins, le souhait d'une information plus approfondie sur l'énergie grise notamment montre une vision très globale des problèmes de pollution en même temps qu'une volonté de se responsabiliser en tant que consommateur. La demande d'un 'résumé clair' de ces questions montre également que cette personne a conscience que de tels changements dépendent des prises de décision à tous les niveaux, y compris individuels.

18b "La technologie doit aider l'économie à se développer dans un sens écologique. Par exemple, pourquoi ne pas envisager des dirigeables pour la gestion forestière ou les transports? Nous devrions également être mieux informés sur le bilan énergétique de tout ce qui nous entoure, sans oublier leur énergie grise, ainsi que sur l'évolution et le développement de l'énergie solaire: jusqu'où peut aller l'économie énergétique réelle? Un résumé clair devrait permettre à tout le monde de comprendre ces principes d'économies d'énergie".


3.1.1.1.2. Approche fragmentaire

      Nous regroupons sous cette dénomination toutes les réponses qui ne font appel qu'à l'un ou l'autre pôle du développement durable, voire s'éloignent franchement de la définition du concept.

      A. Axée sur un développement personnel

      Abordée par 3,5% des personnes interrogées, cette approche sous-entend systématiquement une remise en question personnelle ouvrant sur l'acceptation du principe dialogique qui régit le développement d'une manière générale (29a).

29a 'pour moi, c'est un état d'esprit qui continue à se développer. Mais paradoxalement, quand on se développe, on se défait en même temps. C'est un jeu de construction et de déconstruction permanent ce qui permet peut-être sa durabilité qui serait alors une sorte d'adaptation.'

      Cette ouverture d'esprit ne confine pas le développement durable à un domaine particulier. Par contre, il réduit son impact, ne permet pas de voir ce que l'intervention locale, plus précisément individuelle, permet dans une approche plus globale. Cette manière d'envisager des changements de comportements, comme si le développement durable ne s'appliquait qu'à l'histoire de vie personnelle (73a, 24a) est un fort ancrage chez ces personnes (73b), rehaussé encore par un déni de la vision planétaire (24b). Dans l'exemple donné (24a et b), cette attitude est d'autant plus troublante qu'elle émane d'une personne affirmant qu'elle "en entend fréquemment parler dans le contexte technique au niveau de la construction et de l'utilisation des nouvelles technologies".

73a 'une idée de base qui t'amène à entreprendre quelque chose pour longtemps au niveau matériel, économique, philosophique aussi, dans ton comportement face à la vie. Faire quelque chose en pensant à l'avenir, à plus tard'.

73b "absolument, c'est quelque chose d'essentiel parce qu'on a peur de l'avenir et que cette manière de voir peut apporter un certain espoir"

24a 'pour moi, il s'agit de savoir gérer son avenir, sa personne, avoir des vues à long terme. Le développement, c'est une progression, des innovations, des adaptations au sens général. Mais peut-on vraiment prétendre savoir ce que veut dire durable?'

24b" oui, je pense qu'une reprise de conscience des valeurs essentielles telles qu'accepter les opinions différentes, arrêter de revendiquer sans arrêt, savoir donner de sa personne, etc.... est à faire. Il me semble important de commencer par voir ce que l'on peut faire dans notre petit cadre de vie, à notre échelle avant de commencer de penser planétaire".

      B. Axée sur les pays industrialisés et leur rapport à l'écologie

      Nous pouvons observer que 2% des définitions données à la question a font abstraction de la vision planétaire que sous-tend le développement durable. La référence aux problèmes que pose notre société de consommation, notamment en ce qui concerne les déchets (54a), ainsi qu'à certaines infrastructures (42a) ne peut s'adresser qu'à une société hautement industrialisée telle que la nôtre.

      La lecture de la définition apportera à ces personnes un apport d'informations, faisant passer cette conception d'une vision limitée aux pays industrialisés à une vision planétaire où le développement social est reconnu comme une composante importante (54b) et où les différents domaines entrent en interaction (46b). Dans ces réponses, la participation active de l'individu n'est jamais exprimée de manière claire. Elle est sous-jacente à la 'société de consommation' (54a) et à l'idée que le développement durable devrait 'devenir une base commune pour tout le monde' (46b).

42a 'pour moi, ce sont des infrastructures qui ne doivent pas se restreindre à une courte période, comme celle des JO mais qui doivent être pensées pour une utilisation ultérieure. Ca touche aussi l'écologie, c'est-à-dire, ne pas bâtir des infrastructures qui vont porter atteinte à la nature et que nous laisserons en héritage à nos enfants.'

54a 'Qu'on ne soit plus autant une société de consommation, que l'on produise moins de déchets.'

54b ' absolument, c'est vital. Ca va dans le sens que je disais avant, mais c'est plus complet, ça tient plus compte de l'être humain, de la solidarité, de l'ensemble de la planète'.

46b" l'idée du développement durable devrait devenir une base commune pour tout le monde. Pour ce faire, il faudrait commencer par une remise en question qui touche tous les domaines: écologie, industrie, racisme, chômage, etc. Cette remise en question devrait amener des projets, mais il faudrait que ça ne reste pas au niveau de projet, mais que ça soit réalisé".

      C. Axée sur les pays en développement et leur rapport à l'écologie

      5% des définitions données à la question a montrent que le développement durable est en quelque sorte une extension de l'aide au tiers-monde (115a). Cette extension porte également sur la notion de 'protection de l'environnement' (126a). Cette dernière, si elle n'apparaît pas forcément dans la définition est intégrée dans l'argumentation donnée à la question b (62a, 62b). Ce qu'il faut surtout relever dans ces réponses, c'est le fort ancrage que cette conception laisse chez ces personnes.

      Nous restons attentifs au fait que, bien que toutes ces réponses restent confinées dans une approche du développement durable assez restreinte, certaines interactions sont néanmoins mises en évidence, enlevant la dimension unilatérale que l'on pourrait y voir. Ainsi, nous trouvons des liens entre le développement des pays du tiers-monde et une certaine approche économique favorisant, d'une part l'autonomie de ces pays (62a) et d'autre part le pôle écologique (62b). Relevons qu'aucune réponse ne permet d'envisager l'implication de l'individu. Le 'on' que l'on retrouve dans plusieurs argumentations (62b) est très impersonnel et se rapporte bien plus aux gouvernements des pays riches ou aux instances s'occupant d'entraide internationale qu'à l'individu.

115a 'développement des pays du Tiers-Monde, je vois ça comme mettre au point une infrastructure pour dépasser la charité, lui substituer le développement durable.'

126a 'c'est en relation avec les pays en voie de développement et une certaine notion de protection de l'environnement.'

62a 'je crois que ça a à voir avec les pays du Tiers Monde. Par exemple, en leur apportant des techniques de culture qu'ils puissent réutiliser après, sans avoir besoin de faire appel au pays qui la leur a apportée.

62b 'ça rejoint la question de la solidarité dont je parlais avant, en rapport avec les pays du Tiers-Monde. Je pense qu'il faut bien réfléchir à ce qu'on leur amène pour qu'ils puissent sortir de leur statut sans polluer trop".

      D. Axée sur le pôle écologique

      5% des personnes définissent le développement durable comme une sorte de protection de l'environnement (65a). Bien que la plupart de ces personnes répondent en intégrant certains autres paramètres (le social (101a), l'économie (106a), la consommation, etc.), on retrouve, soit dans les arguments donnés à la question b, soit dans la définition même, des indications qui montrent clairement que le pôle écologique est prédominant (101b, 14b). Cet ancrage perdure de manière systématique après la lecture de la définition.

65a 'quelque chose avec la protection de la nature, je crois.'

101a 'un développement environnemental et social, une mise en harmonie de l'homme à la nature'.

106a 'c'est lié au domaine environnemental, les énergies renouvelables, tenter de promouvoir un développement basé sur les énergies renouvelables.'

101b 'l'écologie doit devenir une gestion et non une revendication.'

14b "ça obligerait la CH à s'ouvrir au monde et à penser à l'écologie, non seulement au niveau CH mais au niveau planétaire. Parce que c'est bien de penser à utiliser les lacs pour une exposition nationale, comme ça ça ne porte pas atteinte à l'environnement, mais il faudrait aussi penser à la pollution au niveau de la planète".

      Cette approche, qui est certainement réductrice chez certaines personnes, cache souvent une bonne compréhension des interactions qui agissent entre les différents domaines. La complexité, inhérente à la science qu'est l'écologie, se retrouve ainsi dans certains discours où des notions telles que celle de 'gestion des ressources', de 'générations futures', 'd'éducation à l'environnement', etc. (20a) dépassent largement le cadre d'une simple protection de la nature pour aller vers une ouverture où l'individu a largement sa part de responsabilité. Néanmoins, ce 'favoritisme' envers le pôle écologique, voire écologiste est confirmé tout au long du discours, notamment lorsque les autres pôles sont évoqués dans la définition mais qu'en fin de compte, seul celui de l'écologie est retenu (95a).

20a 'C'est une gestion des ressources qui soit profitable à l'être humain d'une manière réfléchie pour arriver à préserver un environnement sain pour les générations futures. J'y inclus les recherches sur l'environnement ainsi qu'une éducation qui permette à l'individu de se positionner sur le terrain. Positionnement comptant également avec un sentiment affectif dans sa relation avec son environnement. Quant au développement social, c'est une affaire de culture, je préfère donc ne pas l'inclure.'

95a ' il me semble que c'était le thème de la conférence de Rio en 92, c'est là qu'ils avaient parlé de préserver la couche d'ozone, préserver les forêts tropicales, diminuer la pollution des villes, aider les pays sous-développés. D'ailleurs, on voit maintenant que certaines villes des USA n'appliquent pas les consignes et les conventions signées. Pourtant, on sait qu'un Américain pollue trois fois plus qu'un Européen. Comme définition je dirais: préserver l'environnement au sens large (eau, forêts, utilisation d'autres énergies, pollution, etc.) pour une longue durée, en tenant compte des avis des scientifiques (pas des politiques).'

      E. Axée sur une conception "matérielle" du développement durable

      Contrairement aux approches que nous avons observées jusqu'à présent, la conception d'un développement durable associée à une qualité matérielle ne perdure pas du tout après la lecture de la définition donnée par le chercheur. Il est d'ailleurs étonnant que ces personnes, 1,5% en tout, qui affirment pourtant avoir déjà entendu parler de développement durable donnent une définition si éloignée du concept de base (112a). Cette interprétation, très libre, suggère plus facilement une évocation qu'une réminiscence d'un savoir antérieur. Certaines personnes ne sont d'ailleurs pas dupes et avouent que, si elles ont déjà vu ce terme dans les journaux, elles ne savent plus de quoi il s'agit (69a).

      Pour toutes ces personnes, la lecture de la définition sera une véritable 'révélation' (69b) même si celle-ci reste quelque peu focalisée sur le pôle écologique (112b).

69a 'j'en ai déjà entendu parler dans les journaux, mais je ne sais plus à quoi ça se rapporte. Je pense que c'est quelque chose qui ne se transforme plus, qui reste figé à long terme. Ca doit toucher au matériel'.

69b 'après avoir entendu la définition, ce thème ne m'est pas inconnu, c'est quelque chose que l'on connaît, mais je ne savais pas que ça s'appelait comme ça. Je pense que c'est important parce que ça touche à toutes les activités humaines, pas seulement chez nous, mais sur toute la planète.'

112a 'des produits qui ne se jettent pas rapidement, qui peuvent se réparer.'

112b' si on n'arrive pas à baisser la consommation d'énergie pour tout le monde, tout le monde accédera au niveau actuel.'


3.1.1.1.3. Désaccord avec le thème du développement durable

      Seul 1,5% des personnes interrogées osent afficher leur désaccord face au thème du développement durable (car il faut un certain courage pour afficher, face à un chercheur qui vous interroge, un désaccord face à un projet si 'généreux' envers l'humanité). Notons que ce désaccord vient principalement du fait qu'elles associent le développement durable à une sorte de doctrine (3a) voire de dictature économique (135a). Des conceptions très fortes, l'une "tiermondiste" et l'autre placée sous l'hégémonie de l'économie caractérisent ces définitions. Celles-ci perdurent dans les arguments donnés à la question b.

3a 'je vois ça comme une doctrine des papes et autres gourous qui est toujours la même, mais comme tous les 20 ans on change de pape, il y a quand même une évolution, mais très minime puisqu'ils ne croient toujours pas en la théorie de l'évolution'

3b 'ce n'est pas important dans le sens où je pense que l'Afrique n'a pas la moindre chance de sortir de l'âge de la pierre. De plus, nous avons la seule façon d'utiliser l'énergie.'

135a 'pour moi, c'est une idée qui cache simplement l'échec d'une voie économique qui cherche un nouveau débouché'

135b 'par rapport à la définition, c'est une recette générale, mais si on veut un véritable développement durable, il faut un changement de l'état d'esprit. Pour moi, ça reste une dictature faite par les multinationales qui dictent ce qu'il faut faire.'

      Ce refus d'entrer en matière est très fortement liée à l'idée de solidarité que suppose le développement durable, et donc à la peur de devoir partager. La phrase 'nous avons la seule façon d'utiliser l'énergie' est assez éloquente quant à cette conception. Nous y retrouvons également la méfiance vis-à-vis de tout ce qui est institutionnel.


3.1.1.2. Personnes qui n'ont jamais entendu parler de développement durable

      Nous abordons dans cette partie les réponses des 76% des personnes ayant participé à ces entretiens. Toutes affirment n'avoir jamais entendu parler de développement durable.


3.1.1.2.1. Développement durable et approche globale ou complexe

      Nous avons regroupé sous cette catégorie non seulement les personnes qui donnent une approche présentant les différents critères qui caractérisent le développement durable, ce qui est en soi très étonnant puisque le concept même est décrété comme non connu, mais également toutes celles qui, de manière moins explicite, offrent dans leur évocation une ouverture tendant vers un développement global, à savoir qui ne se caractérise pas en fonction d'un axe donné particulier. En tout 8,5% des réponses totales.

      Nous ne pouvons déterminer si ces évocations viennent directement d'une interprétation des deux termes de "développement" et "durable" juxtaposés, si elles font référence à un ensemble de problèmes médiatisés liés au développement durable et participant à cet "air du temps" que nous définissions au point 1.1.3. ou si ces personnes avaient déjà pris connaissance de ce concept, mais préféraient ne pas prendre le risque d'être 'jugées' au cas où leur définition ne serait pas "correcte". Quoi qu'il en soit, toutes affirmaient qu'elles n'avaient jamais entendu parler de ce concept.

      Nous pouvons également observer dans les réponses données par l'ensemble de cette catégorie de personnes qu'aucune modification allant dans le sens d'une réduction n'apparaît dans leurs commentaires quant à leur évocation de base. Toutes continuent de conserver une approche très globale du concept, ne faisant que compléter leur argumentation par des paramètres apparaissant dans la définition donnée par le chercheur.

  • * Les réponses les plus complètes font appel explicitement à plusieurs des différents critères relatifs au développement durable. Nous y retrouvons notamment la notion de long terme, le questionnement éthique visant une amélioration de la qualité de vie (17a) ainsi que les interactions entre différents domaines et l'idée que ce développement est à penser au niveau mondial (60a). D'autres notions, telles que celle de régulation, voire d'autorégulation apparaissent dans le terme de feed-back (17a) ou dans la périphrase 'un développement qui puisse évoluer et grandir de façon autonome' (60a). Nous relevons ces notions comme des 'indicateurs' d'un mode de raisonnement allant dans le sens d'une pensée complexe.
  • Dans les arguments, nous pouvons observer que les interactions dépassent le cadre des différents domaines et viennent s'appliquer à lier le local et le global, notamment en prenant l'exemple des gestes quotidiens (17b). Cet exemple met également un accent très fort sur l'importance de l'implication de l'individu dans ce processus. Le fait d'aborder la difficulté d'accéder à la complexité qu'implique une telle approche apparaît également ici comme un 'indicateur' de la pensée complexe. Il en est de même pour les personnes qui font part de leur intérêt personnel pour l'un des pôles, mais parviennent à le transcender (60b) et à s'ouvrir à une problématique plus large.

17a 'Je pense que c'est un ensemble pensé à long terme, qui a une structure scientifique et éthique qui s'appuie sur des éléments du passé (ex. déchets nucléaires, biogénétique,...) pour gérer le futur. Suit une mise en pratique pour obtenir un feed-back. Cette base doit s'appliquer à la recherche, à l'éthique, à l'écologie, à l'industrie et à l'économie.'

17b 'Oui, tout à fait, mais il faudrait commencer par expliquer d'une manière simple et ludique ce que cela représente vraiment. Ce n'est pas facile de faire des liens entre ces différents domaines. Il faudrait trouver des exemples concrets, à la portée de tous pour faire comprendre l'importance de nos gestes quotidiens sur l'évolution de la planète, tant sociale qu'économique ou écologique.'

60a 'Je pense qu'il s'agit de lancer un développement qui puisse évoluer et grandir de façon autonome. Un développement dans le sens où chacun sur la planète aurait à manger, une plus grande égalité. Que chacun puisse retrouver le respect de sa personne, tout ça en respectant l'environnement.'

60b 'C'est même le seul thème qu'il faudrait aborder. En abordant ce thème, on aborde tout ce qui touche à l'humain. Personnellement je m'intéresse déjà beaucoup à l'environnement, mais je pense qu'il faut voir plus large et ce que vous me dites du développement durable offre cette ouverture.'

      L'utilisation d'expressions évoquant le flou, le non maîtrisable, le non définitif, telles 'la limitation des nuisances avant d'améliorer quelque chose' (96b) ou parler de 'nuisances moindres' (44b) nous apparaissent également comme des indicateurs de pensée complexe, au même titre que les mises en relation spontanées des différents domaines à travers des exemples pratiques (4b, 61b) ou l'accent porté sur ces mises en relation (86b).

96b '(...) faut peut-être commencer par limiter les nuisances avant vraiment d'améliorer quelque chose. '

44b '(...)u stade où nous en sommes, je parlerais plutôt de 'nuisance moindre' à appliquer à tout ce qui a trait à la vie de tous les jours..'

4 Les sujets polémiques tels que le génie génétique, les questions sur l'environnement, etc.... font partie de cette approche et on voit bien que les gens ne savent pas quoi en faire.

61b '(...) déjà rien qu'avec les déchets et les pollutions, on ne se rend souvent pas compte que l'on porte atteinte à la planète entière.'

86b 'ça va dans le sens d'ouverture d'esprit que j'espère voir se développer. Montrer que tout est en interrelation, que tout s'influence'.

      S'ils ne savent pas toujours l'exprimer d'une manière explicite, la plupart des personnes, même celles qui ne bénéficient pas d'une vision aussi globale que celle que nous venons d'aborder, retiennent du développement durable qu'il s'agit avant tout d'une manière de vivre axée sur des valeurs de solidarité et de respect, d'un processus qui doit se mettre en place dans l'ensemble de la société et que derrière cette notion se cache l'idée d'avenir, Ce dernier terme apparaît d'ailleurs tel quel dans 13% des arguments donnés en faveur de ce concept (4b, 39b, 73b)

4b 'voir l'avenir n'est possible qu'en passant par cette approche'

39b 'tout ce qui est dit dans la définition est pour notre avenir et celui de ceux qui nous suivront'

73b '(...)on a peur de l'avenir et que cette manière de voir peut apporter un certain espoir'

      En relation étroite avec l'avenir, certains arguments expriment l'impasse dans laquelle le monde actuel semble se trouver bloqué. Le développement durable apparaît ici comme un concept pouvant alors servir à dépasser cette situation.

38b 'il faut progresser, on ne peut pas continuer comme ça'

25b 'il faut un nouveau contexte, sortir de l'impasse où les adolescents ne croient plus en rien, voient tout en noir'

      * Tout en conservant cette approche de la globalité, soit parce que les domaines en interaction sont sous-jacents, soit parce que la personne parle d'un développement général non associé à un domaine particulier, certaines évocations font appel à un vocabulaire beaucoup plus personnel, voire à des métaphores ou des exemples. Elles n'en demeurent pas moins intéressantes dans l'ouverture d'esprit qu'elles laissent présager. Nous y retrouvons la notion d'un développement planétaire dans des expressions telles que 'la direction prise par l'humanité toute entière' (44a), l'idée du long terme, les interactions entre les différents domaines à travers des valeurs spirituelles et éthiques (67a) qui mettent en avant l'aspect qualitatif de la vie, mais également à travers des exemples où économie, écologie et développement social sont interdépendants (74a). D'ailleurs, les commentaires que font ces personnes suite à la lecture de la définition du développement durable semblent montrer qu'elles n'ont aucune difficulté à appréhender les enjeux qui se cachent derrière ce concept. En effet, non seulement elles reformulent généralement les trois domaines en interaction, mais elles évoquent des problèmes qui ne sont pas du tout mentionnés dans la définition, tels que 'la cohérence de la Suisse et de ses revenus', les difficultés à mettre en place des indicateurs de développement durable, (en d'autres termes, qui sera habilité à déterminer si telle action entre dans les intérêts du développement durable, ce qui repose la question des valeurs) (44b), des mises en relation avec des problèmes tels que le génie génétique (4b) ou encore une demande d'information qui va dans le sens d'une responsabilisation de l'individu et d'une volonté de s'impliquer personnellement dans ce processus (74b), sans pour autant dénigrer le rôle des gouvernements. On peut donc observer chez ces personnes un esprit de synthèse révélateur d'une pensée complexe.

44a 'un développement qui concerne (...) la direction prise par l'humanité toute entière'

44b 'dans notre société, mettre en avant l'idée de développement durable c'est remettre en question la cohérence de la CH et de ses revenus (le pouvoir des banques, l'argent que l'on se fait par la fabrication d'armes, etc.) (...) qui va décider de ce qui est durable dans un développement et ce qui ne l'est pas? Ce que j'estime être un critère de développement durable ne l'est pas forcément pour les autres, il y a des échelles de valeurs sous-jacentes. Au stade où nous en sommes, je parlerais plutôt de 'nuisance moindre' à appliquer à tout ce qui a trait à la vie de tous les jours. (...) Dans un aspect plus technique, il faudrait travailler sur l'information qui est donnée à la population.(...).'

67a 'pour moi, le développement en général passe par l'éducation. Je vois donc cela comme une mise en évidence de certaines valeurs comprenant un côté spirituel, une sauvegarde de la vie propre, l'amour du prochain, le respect de la nourriture et par là, la préservation des éléments vitaux tels que l'eau, l'air et la terre'

4b 'l'avenir n'est possible qu'en passant par cette approche. Les sujets polémiques tels que le génie génétique, les questions sur l'environnement, etc.... font partie de cette approche et on voit bien que les gens ne savent pas quoi en faire. Par contre, je pense que pour que les gens s'intéressent vraiment à cela, il faudrait le présenter de façon ludique, tout en leur faisant comprendre que cela les concerne vraiment.'

74a 'Cela me fait penser aux solutions que doivent trouver les fabriques pour ne pas tomber en faillite, par exemple, en utilisant le recyclage pour continuer à offrir des places de travail.'

74b 'j'aimerais avoir plus d'informations sur les dégâts que les êtres humains ont fait à la nature, j'aimerais des clarifications sur ce que mangent les animaux et les conséquences que cela a sur la santé, j'aimerais être mieux informée sur tout ce qui touche à la philosophie qui entoure ces domaines. J'aimerais aussi qu'on propose des solutions sur comment aider intelligemment le Tiers Monde, c'est-à-dire en ne s'arrêtant pas à l'envoi de lait en poudre Nestlé!'

      * Le principe dialogique est relevé à travers la signification des termes de 'développement' et 'durable' juxtaposés. Cette ouverture d'esprit nous semble significative d'une approche complexe et nous le considérons donc comme un indicateur de celle-ci. Cette ouverture d'esprit se retrouve d'ailleurs dans les arguments donnés en réponse à la question b. Une attitude générale citoyenne où des valeurs de solidarité, de respect, etc. est relevée comme le véritable garant d'une implication dans ce processus.

32a 'je trouve que ce sont deux termes très opposés. D'un côté le développement qui implique une évolution et la durabilité qui évoque un état stationnaire. je ne l'associe à rien de particulier, tout dans la vie peut être développement durable.

97a 'je n'aime pas le terme de 'durable' ça va avec ennui. Je vois une incompatibilité entre le terme de développement et celui de durable. Pour moi, le durable, c'est la constance, quelque chose de définitif et de fermé. Le développement, c'est être prêt au changement.'

97b 'je n'ai pas le côté pragmatique écologie/économie/social parce que ça ne me ressemble pas, mais je me retiens de cette définition le changement que doit opérer l'être humain pour parvenir à une plus grande ouverture, à des aspirations vers des buts plus élevés. Qu'il ait envie de savoir d'où il vient, où il veut aller. Qu'il ait envie de mener une recherche individuelle, sans pour autant qu'elle soit égocentrique. En fait, une ouverture sur l'humanité, une pensée collective, lui faire tomber ses barrières, ses schémas pour arriver véritablement au coeur de l'humain. Je pense que la quête du bonheur, si elle n'est pas égocentrique, amène naturellement au développement durable.'


3.1.1.2.2. Approche fragmentaire

      A. Le développement durable ne concerne que les pays industrialisés

      3% des d'évocations, si elles offrent toujours une approche très globale, mettant en relation différents domaines liés à l'activité humaine (53a), restent centrées sur un développement ne concernant que les pays industrialisés. Cette conception, si elle n'est pas évidente dans l'évocation apparaît clairement dans les commentaires qui suivent la définition donnée. En effet, nous y voyons apparaître des notions telles que 'la vitesse de la vie' (53b), une remise en question de 'la société dans laquelle nous vivons' (7b), mais aussi des problèmes que beaucoup de pays en voie de développement ne connaissent pas, comme 'des projets mobilisateurs pour les jeunes, qui leur donnent envie de participer à l'avenir' (23b).

53a 'Un changement qui toucherait tout, l'agriculture, l'industrie, tout ce qui nous entoure, toute notre façon de vivre.'

53b 'Bien sûr que c'est important. Et si on y pense déjà maintenant, on peut espérer changer quelque chose, pour autant que l'on puisse être solidaire. Ce thème repose la question de la vitesse à laquelle on vit, du développement industriel qui remplace le travail de l'homme, d'où le chômage, de notre manière de consommer. Il faudrait retourner à une vie plus simple.'

7b 'Extrêmement important. Il est important que l'on remette en question la société dans laquelle nous vivons, les inégalités qu'elle produit. Nous ne discutons pas assez de l'avenir et de comment on pourrait vraiment le construire de manière positive.'

23b 'Absolument, ce thème pourrait permettre des ouvertures sous forme de projets pour l'avenir en fonction de nos ressources, de la démographie, de nos richesses, des projets mobilisateurs pour les jeunes, qui leur donne envie de participer à l'avenir.'

      B. Le développement durable évoque un développement économique.

      Fortement influencée par la situation actuelle, la durabilité est envisagée dans les domaines stratégiques de l'économie (10%) et, par extension, du travail (4,5%) et de la durabilité des matériaux (10,5%). Evoquée par 25% des personnes interrogées, elle révèle le poids accordé à toute entreprise à but lucratif dans notre société libérale. Durable évoque également une certaine stabilité, que celle-ci soit liée directement à l'économie (80a), au monde du travail à travers la sécurité de l'emploi (78a) ou plus spécifiquement à une qualité matérielle garantissant une utilisation à long terme des infrastructures ou des matériaux (58a).

80a 'Je vois cela lié à l'économie: quelque chose qui fasse que l'économie soit relancée et qu'elle reste stable.'

78a 'Je pense que cela doit être durable par rapport à la profession, à la stabilité du travail.'

58a 'Je pense qu'il s'agit de construction ou d'infrastructures mises en place qui doivent servir le plus longtemps possible. Une certaine recherche de qualité matérielle.'

  • Nous constatons que lorsque le développement durable est associé au seul développement économique, sans une référence quelconque, ni au monde du travail, ni à un aspect plus 'matériel', la participation de l'individu n'est jamais envisagée. Il reste en dehors du processus, aucun moyen d'intervention à ce niveau ne lui étant accordé. Cette conception ne perdure chez aucune de ces personnes. Toutes passent à une approche où l'action individuelle est clairement explicitée.
  • Bien que nous ne retrouvions pas dans ces arguments une approche aussi systémique que celle que nous pouvions observer dans la catégorie précédente, des idées fortes sont mises en avant, telles qu'une réflexion sur les enjeux des votations sur l'exportation d'armes, la bonne conscience des gens, les perspectives que pourrait ouvrir une gestion différente de l'économie, etc. (96b).

96b 'Oui, même si ça dépasse nos frontières, ça nous concerne aussi. Le problème, c'est que jamais personne ne se sent vraiment concerné dans ce genre de problème. Par ex. la dernière votation sur l'exportation d'armes. On se donne des excuses en disant que de toute façon, s'ils ne trouvent pas des armes chez nous, ils en trouveront ailleurs, tout ça pour sauver quelques places de travail, sans se dire que ces industries pourraient être réorganisées autrement et que ces nouvelles perspectives pourraient offrir encore plus de places de travail. (...) au niveau du système économique, bien que capitaliste, je ne pense pas qu'il soit extrême et je pense qu'avec le système politique que l'on a (démocratie), il est plus facile de commencer un développement durable ici qu'ailleurs. (...) il faudrait que tout le monde se sente concerné.'

  • Tous les arguments donnés en réponse à la question b ne font pas appel à une pensée aussi complexe. Bien des personnes passent d'une évocation liée à l'économie à une conception plus "environnementaliste". Focaliser sur le pôle écologique n'est pas réducteur en soi tant que cette approche ne se limite pas à une action locale. Aborder des problèmes de réchauffement de la Terre, de pollutions au sens large, etc. fait déjà appel à une vision planétaire, ainsi qu'à des interactions qui dépassent le cadre de la seule écologie, même si la personne qui en parle n'en a pas forcément assez conscience pour l'exprimer verbalement (55b). Affirmer qu'il faut remettre 'en cause tout ce qui a été fait jusqu'à maintenant' (77b) indique également une compréhension d'une certaine globalité dans laquelle s'inscrit le processus de développement durable. Par contre, une telle approche ne laisse aucune place, ni au développement social, ni à l'action individuelle.

55b 'C'est hyper important. C'est le moment que l'on se préoccupe de problèmes planétaires telles que le climat ou la déforestation.'

77b 'Oui absolument, mais ça remet en cause tout ce qui a été fait jusqu'à maintenant. Parce que jusqu'à maintenant, quand on développait quelque chose, une machine ou autre on ne pensait pas si cela allait faire du tort à l'environnement. On ne pensait qu'à faire un bon coup de commerce.'

  • Cette ouverture n'est pas systématique et, pour 6,5% de ces personnes, cette nouvelle conception, focalisée sur l'écologie, reste très 'environnementaliste'. La nature en tant que valeur à protéger, symbole de bien-être et tendant vers un idéal de bonheur est évoquée de manière primaire (36b, 49b).

36b 'Oui, je pense que c'est un thème important. J'aime la nature et ce serait bien que tout le monde l'apprécie et la respecte.'

49b 'Si le développement durable c'est vraiment ce que vous venez de me lire, alors, je suis entièrement pour. Je crois à une société plus spirituelle, plus liée à la nature, comme James Redfield en parle dans 'la prophétie des Andes'. Une société comme cela serait merveilleuse.'

Exemple d'analyse d'entretiens

Il est intéressant de noter qu'un même type d'argumentation peut receler une approche tout à fait différente de la réalité. Si nous nous penchons sur les réponses qui argumentent dans le sens d'une Suisse pouvant servir de modèle ou d'exemple en matière de développement durable, nous constatons de prime abord que ces personnes pensent à la Suisse d'une part, parce qu'elle fait partie des pays hautement industrialisés (51b, 64b) et d'autre part, parce qu'elles ont une image assez positive de leur pays (51b, 93b, 96b). Par contre, cette image positive peut cacher une interprétation tout à fait erronée du développement durable, puisqu'il leur semble appartenir à un pays qui vit déjà selon ces principes, en tout cas en ce qui concerne le domaine de l'écologie (93b) et plus particulièrement celui de la protection des animaux et de la nature (51b). Cette satisfaction rassurante empêche toute remise en question du fonctionnement du gouvernement helvétique et de la société en général. Cette approche 'écologiste', suivant comment elle est abordée, n'est pourtant pas forcément réductrice en soi puisque elle peut amener d'une part à une responsabilisation de l'individu à travers des gestes liés à son quotidien (93b) et d'autre part, à une 'remise en question importante de la Suisse' (64b) pour que celle-ci puisse devenir un exemple en la matière. De même, le fait d'avoir 'une image assez positive de la Suisse, comparée aux USA, par exemple' (96b), n'empêche pas une grande ouverture d'esprit, notamment en conservant un esprit critique face à ce pays, ainsi qu'un esprit d'analyse et de synthèse permettant des interactions entre les différents domaines. Cette ouverture se fait également remarquer par la faculté de penser à une gestion visant 'la limitation des nuisances" (96b), dépassant ainsi la vision binaire du "tout faux" ou "tout juste".

51b 'C'est très important et peut-être que la Suisse, parce qu'elle fait partie des pays très industrialisés pourrait devenir un exemple en ce domaine. On fait déjà beaucoup pour la protection de la nature, des animaux, on pourrait donner l'exemple encore ailleurs.'

64b 'Absolument. C'est une remise en question importante et la Suisse, en tant que pays hautement industrialisé pourrait très bien servir d'exemple, en commençant par nos propres industries, les rendre plus propres, plus respectueuses de l'environnement.'

96b 'Oui, même si ça dépasse nos frontières, ça nous concerne aussi. Le problème, c'est que jamais personne ne se sent vraiment concerné dans ce genre de problème. Par ex. la dernière votation sur l'exportation d'armes. On se donne des excuses en disant que de toute façon, s'ils ne trouvent pas des armes chez nous, ils en trouveront ailleurs, tout ça pour sauver quelques places de travail, sans se dire que ces industries pourraient être réorganisées autrement et que ces nouvelles perspectives pourraient offrir encore plus de places de travail. Je pense que la Suisse pourrait montrer l'exemple dans le cas du développement durable. J'ai une image assez positive de la Suisse (comparé aux USA, par ex.). Au niveau écologique on est déjà pas trop mal, au niveau du système économique, bien que capitaliste, je ne pense pas qu'il soit extrême et je pense qu'avec le système politique que l'on a (démocratie), il est plus facile de commencer un développement durable ici qu'ailleurs. Néanmoins, le développement durable paraît un peu utopique. Il faut peut-être commencer par limiter les nuisances avant vraiment d'améliorer quelque chose. De plus, il faudrait que tout le monde se sente concerné.'

93b 'Ce n'est pas seulement un projet, c'est une utopie! Mais si c'était comme ça, ça serait super. Il faudrait que tout le monde fasse un petit effort et ça irait beaucoup mieux partout. Déjà dans notre quotidien, simplement en ne mettant pas des ordures par terre, comme on le voit en Italie, en Espagne. Le respect humain se perd, il n'y a qu'à voir dans le travail, il n'y a plus de solidarité, chacun est pour soi. En Suisse on fait déjà beaucoup de choses pour l'écologie, déjà avec le tri des déchets, ce qui ne se fait pas dans beaucoup de pays, en tout cas pas dans le Sud. Je pense que la CH pourrait servir d'exemple pour les autres pays.'

  • * Le terme de durable semble évoquer une stabilité, recherchée tant au niveau purement économique comme nous venons de le voir, que dans le monde du travail. Nous pouvons mettre cela sur le compte de la conjoncture et des problèmes de chômage qui en découlent. Pourtant, et ceci peut paraître paradoxal, parmi les 5,5% de chômeurs interviewés, seuls 1,5% associent développement durable à cette problématique, dont l'un d'entre eux l'évoque par déduction 'logique' et non en fonction de préoccupations personnelles (47a).

47a 'Je pense que ça doit avoir une relation avec le chômage et l'économie puisque vous êtes venue interroger des chômeurs'.

      Parler de durabilité dans le monde du travail sous-tend d'office une interaction entre le développement économique et social. Néanmoins, nous pouvons constater que certaines personnes l'appréhendent plus sous un angle que sous l'autre. Celles qui l'appréhendent sous le pôle économique mettent en avant l'idée de 'stabilité' (78a), ou évoquent clairement le lien entre économie et travail (90a).

78a 'Je pense que cela doit être durable par rapport à la profession, à la stabilité du travail.'

90a 'Pour moi, je vois ça en rapport avec l'économie, le chômage aussi. Je vois ça comme une grande restructuration, une globalisation, voire une mondialisation de l'économie.'

  • Certains commentaires de ces dernières offrent une vision assez globale des enjeux du développement durable. Notamment, en remettant en question la société de consommation (90b), mais également en mettant en relation avec la définition, non seulement les problèmes actuels que rencontrent notre société, mais également des problèmes 'd'exploitation du tiers-monde' (90b), de 'racisme' (89b), etc. Bien que restant dans un domaine plus proche de l'écologie, nous retrouvons des problèmes planétaires tels que 'la gestion des forêts en Amazonie' (78b), les pollutions (89b, 78b), etc.

90b 'Oui, en première place, surtout actuellement avec les problèmes de chômage, de pollution, d'exploitation du tiers monde, etc. Il faudrait que les gens prennent vraiment conscience de leurs besoins et de ce qui est inutiles ou futiles.'

89b 'Oui, il faut même lui accorder une première place parce que ce sont justement les problèmes que l'on rencontre maintenant, déjà rien qu'avec le racisme, le chômage et la pollution.'

78b 'Oui, c'est l'avenir, c'est donc primordial. Avec les problèmes de pollution, de gestion des forêts, comme par exemple en Amazonie, c'est le moment de s'en occuper si on ne veut pas que la terre se meure et nous avec.'

  • La durabilité évoque une qualité matérielle. Qu'il s'agisse de constructions 'qui puissent servir longtemps' (35a), d'un retour à une qualité matérielle meilleure (13a, 5a), destinée à durer 'pour la vie' (61a), la durabilité mise en lien avec un support matériel est évoquée par 10,5 % des personnes interrogées. Bien que très limitée, cette conception est néanmoins porteuse d'un désir de changement, d'un espoir de sortir de la course effrénée de la consommation de produits dont l'obsolescence est souvent programmée.

35a 'Des constructions solides, qui puissent servir longtemps.'

13a 'Des choses qui durent, comme des routes qu'on ne doit pas refaire chaque année.'

5a 'Qu'on revienne à une qualité meilleure, plus résistante. Mais ça n'est pas possible, à cause de l'évolution des choses qui va trop vite, qui change trop souvent.'

61a 'C'est le fait qu'on ne fasse plus des choses 'pour la vie', on ne regarde pas beaucoup à long terme, on fabrique des choses qui ne durent pas, c'est typique de notre société de consommation.'

  • Suivant comme elle est appréhendée, cette vision très réductrice de ce concept n'empêche pas une évolution considérable des conceptions. Des idées fortes sont mises en avant, telles que 'proposer une nouvelle dynamique de réflexion au niveau politique, social, économique, dans notre manière de vivre, de considérer les autres, etc.' (92b). D'autres commentaires apportent une vision très globale du développement durable, mettant bien en évidence certaines interactions entre des domaines non mentionnés dans la définition, en l'occurrence la démographie, ou entre le comportement local et les répercussions globales (61b) où la responsabilité individuelle tient une place importante, que ce soit dans l'utilisation de l'eau ou la production de déchets. Néanmoins, si nous pouvons observer une transformation de leurs conceptions, nous constatons que seules deux personnes envisagent l'action personnelle (61b, 92b). Toutes les autres renvoient la responsabilité du processus au gouvernement (5b) ou se désintéressent de la question (35b).

92b 'Oui, pour moi, il est primordial de proposer une nouvelle dynamique de réflexion au niveau politique, social, économique, dans notre manière de vivre, de considérer les autres etc.'

61b 'oui, parce qu'on est toujours plus sur terre et que, par exemple, on utilise beaucoup trop d'eau par rapport aux autres pays. On est dans notre bulle et ce serait bien d'en sortir. Déjà rien qu'avec les déchets et les pollutions, on ne se rend souvent pas compte que l'on porte atteinte à la planète entière.'

5b 'Pourquoi pas? mais nous, en tant qu'individu, on ne peut rien changer. C'est au niveau des états que ça doit changer. Et puis, il n'y a pas que la Suisse qui soit concernée. Il faudrait que tous les états s'y mettent.'

35b 'Je ne sais pas, c'est tellement complexe que ça me semble irréalisable. Il y a trop de tenants et d'aboutissants, c'est trop compliqué. L'idée en elle-même est bonne, généreuse, mais c'est trop loin de moi, de ce que je vis tous les jours.'

  • Evoquer la difficulté qui réside à appréhender ce concept vue sa complexité est en quelque sorte une première approche de la pensée complexe. En effet, se poser des questions sur des élément-clés tels que les interactions qui existent entre les différents domaines dont dépend ce processus, ainsi que sur celles qui lient les différents acteurs au niveau planétaire (91b) révèle une ouverture d'esprit favorable à une telle approche. De même pouvoir envisager les répercussions à long terme qu'un tel processus pourrait avoir, ainsi qu'évoquer les différents acteurs par lesquels passe le développement durable reflète également un esprit de synthèse favorable à cette approche (10b).
  • En même temps, cette évocation montre clairement les limites de la pensée. Les boucles de rétroaction ainsi que les principes récursifs et hologrammatiques ne sont absolument pas appréhendés (91b; 6b).

10b 'C'est important, mais c'est compliqué à comprendre. J'y crois quand même, fondamentalement, car ce serait bien de pouvoir avoir une planète où on serait plus heureux, mais je ne sais pas si les gens peuvent comprendre tout ça. Il faudrait que l'on propose des idées pour sortir de notre période de morosité. Des choses pour ouvrir l'esprit des industriels, des personnes importantes dans l'économie, la politique. Des idées pour protéger l'environnement aussi.'

91b 'Oui, mais c'est un thème tellement compliqué que je ne sais pas si vraiment j'ai bien compris. J'ai de la peine à imaginer comment ces trois domaines peuvent s'influencer et surtout comment on peut imaginer quelque chose qui soit autant pour notre pays que pour les pays du Tiers-Monde. Nous sommes tellement différents que je ne vois pas ce qui pourrait les relier.'

6b 'je ne vois pas, pratiquement, comment l'économie pourrait devenir compatible avec l'écologie.'

  • D'une manière générale, une transformation importante des conceptions de cette catégorie de personnes peut être observée. Néanmoins, dans 2% des cas, nous ne pouvons constater aucune évolution de cette approche matérielle. Les mêmes arguments apparaissant dans les réponses aux questions a et b (37a et b). Bien que certains soient mis à 'la sauce écologique' (58b), ils ne présentent pas une réelle transformation de l'évocation de base. Cette conception écologiste se retrouve également comme seul pôle retenu de la définition dans d'autres réponses où la vision 'matérielle' disparaît (36b).

37a 'des machines plus simples et plus durables, fabriquées par des professionnels et non par des robots. Ca redonnerait des places de travail aux jeunes.'

37b 'Bien sûr, il faut montrer aux jeunes qu'il y a encore du travail à faire.'

58b 'cela permettrait d'envisager des constructions et des infrastructures qui soient respectueuses de l'environnement, notamment pour les JO de 2006 par exemple.'

36b 'Oui, je pense que c'est un thème important. J'aime la nature et ce serait bien que tout le monde l'apprécie et la respecte.'

  • Des limites conceptuelles peuvent être observées, projetant le développement durable uniquement vers des pays industrialisés (76b) ou au contraire, ne concernant que les pays en développement (88b). En ce qui concerne ce dernier exemple, nous pouvons constater que cette personne, si elle transforme sa conception de base, est incapable d'une mise en relation. Elle passe d'une conception 'matérialiste' très limitée à une conception 'tiers-mondiste' qui l'est tout autant.

76b 'Oui, bien sûr, tout à fait, c'est se projeter vers un futur qui soit plus solidaire, plus humain, moins technologique.'

88b 'Oui, mais ça touche quand même plus les pays du Tiers-Monde que la Suisse.'

      En attribuant la problématique du développement durable sur les pays en développement, l'individu se 'débarrasse' en quelque sorte du problème, ce qui lui permet d'assumer en toute bonne conscience son manque de responsabilité.

      C. Le développement durable évoque un développement social.

      Le développement social, tel qu'il est évoqué dans 8,5% des réponses est lié, soit au monde du travail, soit à l'aide aux pays en développement.

  • Le développement social à travers le monde du travail. Toujours en lien étroit avec les préoccupations actuelles, les personnes qui associent le monde du travail au développement social axent leur évocation sur un angle plus humain, mettant en avant un aspect qualitatif (57a, 16a) ou en rapport avec un autre aspect social, tel que l'insertion des jeunes dans la vie active (45a).

57a 'Peut-être une réorganisation du travail plus juste.'

16a 'J'imagine que cela a à voir avec de nouvelles perspectives sociales, une nouvelle répartition du travail.'

45a 'Je vois ça en relation avec l'avenir du travail. Parce qu'actuellement, on favorise trop la prise en charge des jeunes par la société, ce qui leur pose encore plus de problèmes de réinsertion.'

      Contrairement à la catégorie précédente où l'économie telle qu'elle était évoquée dans la première question disparaissait dans les commentaires de la seconde, le pôle social évoqué en lien avec le monde du travail et par extension au chômage perdure, mais est envisagé d'une manière beaucoup plus globale, notamment à travers l'expression de valeurs telles que la solidarité ou le respect, induisant la responsabilité individuelle dans ce processus par un changement de mentalité (71b). Néanmoins, des aspects tels que ceux liés à l'écologie, au long terme n'apparaissent pas et le développement économique reste sous-jacent à une certaine solidarité. De même, les interactions entre les différents domaines ne sont pas du tout abordées.

71b 'Oui, c'est très important de parler de ça. Il faut apprendre aux gens à être plus solidaires entre eux parce que pour l'instant, c'est pas vraiment ça. Il faudrait qu'on apprenne à se respecter mutuellement, entre religions différentes, entre nationalités et cultures différentes, etc.'

  • Des approches assez globales peuvent être observées, remettant sur le tapis des questions fondamentales liées aux grands défis de notre siècle et où les interactions entre les différents domaines sont bien perçues (57b). Parfois moins bien explicitée, cette approche globale se retrouve à travers des expressions plus génériques telles que 'il faudrait que quelque chose de fondamental change dans le monde' ou 'une action commune avec tous les états' (16b).

57b 'c'est l'occasion de poser des questions fondamentales en sciences, en technologies, de voir les impacts de certains choix sur l'environnement, sur le travail, la qualité de vie, l'influence sur les pays en voie de développement, etc.'

16b 'primordial. Mais il ne faut pas que cela reste au niveau CH. Il faut une action commune avec tous les états. Mais il faudrait que quelque chose de fondamental change dans le monde pour qu'une plus grande équité existe entre les hommes.'

  • Le développement social est lié aux pays en développement. La forte conception tiers-mondiste que l'on peut observer dans 5% des évocations (98a, 139a) ne perdure que dans 1,5% des cas, ces personnes n'affichant aucune évolution de leur conception de départ (19b, 27b). Au contraire, des expressions telles que "pour le reste" (19b) montrent clairement que ces personnes n'appréhendent pas les interactions en jeu. Elles envisagent ces domaines juxtaposés, mais ne voient pas les liens de cause à effet. Dans l'exemple donné, cette conception est confirmée par le fait que cette personne n'envisage les problèmes politiques suisses que dans le cadre des frontières du pays.

98a 'Je rattache cela au développement des pays du tiers monde.'

139a 'Développement du tiers monde.'

19b 'Oui, je pense que la Suisse devrait adopter une position claire sur ce thème face aux autres pays, surtout en matière d'environnement, par exemple en développant des énergies renouvelables telles que les éoliennes. Pour le reste, je pense que tout cela est très utopique et idéaliste et qu'il y a déjà pas mal de problèmes politiques à gérer chez nous.'

27b 'Oui, absolument, il faut que nos pays qui ont de l'argent sachent le dépenser à bon escient pour aider les plus démunis.'

  • Parmi les réponses où cette conception tiers-mondiste disparaît, nous pouvons constater qu'elle est remplacée par une vision assez globale de ce que représente le concept de développement durable, que ce soit par la notion d'équilibre (75b), la prise en compte d'un monde fini (130b) ou un développement endogène qui soit adapté aux différentes cultures où il s'applique (117b). Le fait également que certaines personnes extrapolent et placent le développement durable comme une 'recherche de la paix' (75b) et différencient le projet de développement planétaire du développement durable de la mondialisation économique (130b, 117b) montre une approche bien cadrée du processus et de ses enjeux. Par contre, l'implication personnelle ne ressort pas de manière explicite et rien ne nous indique qu'elle soit envisagée.

75b 'C'est le plus important. C'est la recherche de la paix, car si on arrive à cet équilibre, les guerres n'ont plus leur raison d'être.'

130b 'Très important. C'est le moment que l'on se rende compte que l'on vit sur une planète finie, fermée. Et si on laisse l'économie internationale qui fait le jeu des plus forts et si on laisse la mondialisation régler les choses sans tenir compte des plus faibles et des ressources, on va à la catastrophe.'

117b 'Oui, utopiquement chaque pays ou continent va trouver un développement qui lui convienne, sans vouloir à tout prix adopter un système qui ne lui soit pas propre. Ca respecte les cultures, c'est bien.'

      D. Le développement durable évoque avant tout un développement personnel.

      Très proche du développement social, il tend vers une recherche d'équilibre, un mieux-être personnel, mais surtout, il s'inscrit dans un processus à 'long' terme, long étant dans ce cas relatif à la vie de l'individu. Il concerne la manière de gérer sa vie (25a), les buts qu'on lui donne et donc également la formation, qu'elle soit initiale ou continue (50a, 85a).

25a 'Je vois ça au niveau personnel parce que moi-même j'ai toujours essayé de développer des choses à long terme. Mais il faut savoir changer d'optique, ce qui n'est pas toujours compatible.'

50a 'Un développement au niveau humain. Que l'on prenne conscience que tout ne se joue pas entre les 10 ou 20 premières années de la vie, mais que l'on continue de se développer. Que tout ne s'arrête pas avec le cursus scolaire. Entre dans cette définition le respect de la personne en général, le respect de la différence, parce que tout le monde ne se développe pas à la même vitesse, de la même façon.'

85a 'Je vois ça en rapport avec la formation continue, quelle soit intellectuelle, artistique ou simplement une forme d'information pour que tout le monde puisse suivre l'évolution des nouvelles technologies, pour qu'il n'y ait plus la barrière des générations, au moins à ce niveau-là.'

  • Bien que cette approche soit très restrictive puisqu'elle ne s'intéresse qu'à l'individu et exclut toute dimension planétaire immédiate, elle est caractéristique d'une ouverture d'esprit, d'une curiosité, d'une volonté de ne pas s'arrêter qui semble un départ tout à fait positif pour permettre l'accès à la complexité inhérente au développement durable. En effet, sur les 3,5% de personnes qui évoquent le développement personnel, une seule donne comme argument négatif au développement durable que le sujet est trop vaste pour être appréhendé dans son ensemble (85b). Toutes les autres ouvrent ce développement personnel évoqué au départ vers une implication personnelle dans ce processus. Nous y voyons la nécessité d'une remise en question du fonctionnement de l'individu, des valeurs (25b), ainsi que des notions telles que la responsabilité individuelle, la citoyenneté ou la prise de conscience des interactions entre action locale et développement global (50b). Ainsi, si la conception de départ perdure à travers tous ces commentaires, elle est complétée par une vision très pertinente de ce que l'individu, par son propre développement, peut induire dans la société dont il fait partie et, liant le local au global, à l'échelle planétaire.

85b 'Non, pour moi, ce thème est trop vaste pour en faire un seul sujet. Il faudrait choisir l'un des pôles ou du moins la vision que l'on peut avoir depuis l'un de ces pôles. Si possible pas celui de l'écologie, parce qu'on nous en a assez parlé ces dernières années. Je pense que le pôle social et particulièrement socioculturel devrait être plus approfondi.'

25b 'Oui, il faut un nouveau contexte, sortir de l'impasse où les adolescents ne croient plus en rien, voient tout en noir. Il est important de faire réfléchir l'homme sur la manière dont il envisage la gestion et l'évolution de son environnement: va-t-il travailler à 50% pour mieux vivre? Choisira-t-il un travail fixe ou variable? etc. Je pense qu'il faut commencer par notre environnement proche, tout en étant conscient de notre participation planétaire.'

50b 'Oui, parce que ce thème oblige à repenser la formation d'une manière générale. Il faut y aborder les valeurs, la citoyenneté, la responsabilité pour que les enfants soient prêts à s'ouvrir aux autres cultures, à mieux les comprendre. Les enseignants aussi devraient faire cet effort.'

      E. Le développement durable évoque le pôle écologique.

      Si seulement 3% des personnes interrogées associent développement durable et environnement, cette conception est un ancrage fort qui perdure à travers les commentaires donnés à la deuxième question. De plus, une seule réponse va au-delà des problèmes de pollution (72b) ou de 'retour à la nature' (31b) en parlant d''effets secondaires' tels que le réchauffement de la planète (107b).

72b 'Absolument, c'est important, je n'ai pas envie que mon enfant se retrouve sur une planète qui soit complètement polluée, sans espoir d'avenir.'

31b 'Tout à fait, c'est un retour à la nature avec en plus une dimension sociale qui va vers une ouverture antiraciste que je souhaite.'

107b 'Oui, il est capital pour moi. Si on ne s'y applique pas, on court à la catastrophe. A partir du moment où on se lance dans la production industrielle, il y a des effets secondaires qui, négligés au début sont ressentis aujourd'hui., comme par exemple le réchauffement planétaire et cela est encore plus grave que les accidents ponctuels comme les pétroliers.'

      F. Le terme de "durable" évoque une durée dans le temps

      Pour 3,5%, ces termes évoquent une 'durée dans le temps' (120a) ou 'quelque chose qui dure longtemps' (56a), sans que soit spécifié à quoi se rapporte cette durée.

120b 'Durée dans le temps et développement.'

56b 'Je ne sais vraiment pas, quelque chose qui dure longtemps, mais je ne sais pas quoi.'

      Nous référant à d'autres exemples tirés tout au long de ces interviews, nous pouvons constater que la notion de 'long terme' est, elle aussi, révélatrice de conceptions fort différentes. En effet, parmi les personnes qui ont donné une échelle de temps sur cette notion, nous pouvons constater que celle-ci va de 5 à 10 ans (49a) à une génération, soit 25 ans (46a). Aucune des personnes interrogées n'a donné une échelle allant au-delà de la vie humaine.

49a 'l'économie: miser sur le long terme. Si l'on investit aujourd'hui, que ça ne rapporte pas dans 3 ou 4 mois, mais dans 5 ou 10 ans'

46a 'il s'agit de projets à long terme, c'est-à-dire pas des projets réalisables en 3 ou 5 ans, mais souvent plus qu'une génération.'

      Cette conception va évoluer, mais d'une manière très restrictive, retenant le pôle écologique d'une manière très primaire, très "retour à la nature", (56b), même lorsqu'un aspect social le complète (76b).

56b 'je pense qu'il faut penser que nos enfants ont aussi envie de voir des arbres, de la nature intacte.'

76b "c'est se projeter vers un futur qui soit plus solidaire, plus humain, moins technologique."

      G. Les évocations 'inclassables'.

      Souvent trop peu définies pour pouvoir les catégoriser, 2,5% des réponses font appel à des notions vagues ou ne se retrouvant dans aucune autre réponse. Certaines font appel à la santé (6a), d'autres, plus péjoratives, voient ces termes liés à une forme de colonialisme (103a), à une arnaque (134a), voire à une secte (108a), etc.

6a 'Une amélioration de la santé en général?'

103a 'Une nouvelle forme de colonialisme.'

134a 'Ca m'évoque surtout qu'on veut me vendre un nouveau produit pour m'avoir.'

108a 'Une secte, les scientologues.'

      Quelle que soit l'évocation, nous pouvons observer que la plupart de ces réponses évoluent vers une conception retenant de la définition donnée le pôle écologique, et qui plus est, avec une approche très réductrice de ce dernier (136b) bien que nous retrouvions des notions telles que celle d''équilibre' (134b) ou un questionnement face aux interactions qui lient les différents domaines (6b). Une seule fait exception puisqu'elle transpose sur le développement durable un fonctionnement démocratique (108b).

136b 'Oui, tout-à-fait, déjà pour la santé, il ne faut pas que nous mourrions tous intoxiqués par la pollution.'

134b 'Oui, la nature n'est pas inépuisable, il faut maintenir un certain équilibre dans l'environnement.'

6b 'C'est non seulement important, mais indispensable car c'est l'avenir. C'est le moment que l'on s'intéresse à la survie de notre planète. Par contre, je ne vois pas comment, pratiquement, l'économie pourrait devenir compatible avec l'écologie.'

108b 'Oh oui! Parce que c'est la seule manière de faire une mondialisation qui présente les qualités de la démocratie.'


3.1.1.2.3. Les termes de développement durable n'évoquent rien de particulier

      Pour 12% des personnes interrogées, la juxtaposition de ces deux termes ne veut strictement rien dire. Enfin, 1,5%, ne cherchent pas à savoir ce que cela veut dire (70a, 52a) et marquent d'emblée leur désintérêt.

70b 'Je ne sais pas. Ca ne m'intéresse pas beaucoup.'

52b 'En fait, ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir ce que cela veut dire.'

      Ne faisant apparaître aucune conception particulière dans ses commentaires, nous trouvons dans cette catégorie certaines personnes qui n'affichent rien d'autre qu'une grande curiosité par rapport au thème du développement durable (81b). Cet intérêt montre également qu'elles ont retenu de la définition le fait qu'une certaine responsabilité incombe à chacun.

81b 'je crois que beaucoup de monde serait intéressé par ce sujet, il faudrait un endroit où l'on puisse venir poser des questions, trouver des informations, savoir ce que c'est et ce qu'on peut faire.'

      Parmi ces personnes nous constatons que la plupart retiennent de la définition donnée le pôle écologique ou social, voire les deux. Paradoxalement, cette conception peut permettre la vision d'un développement au niveau mondial (123b, 120b) autant qu'une approche restreinte, limitée, dans l'exemple que nous donnons, à la seule société suisse (22b).

123b 'Oui, bien sûr, respecter les êtres de la planète, aller vers une égalité plus grande entre les hommes, respecter la planète sont tous des buts qui me semblent importants.'

120b 'Bien sûr oui, parce qu'on est en train de s'auto-détruire et qu'on ne veut pas le voir. Il faut respecter la nature et l'être humain, tenter de sauver la planète. Mais est-ce qu'on va rester au niveau des mots?'

22b 'Absolument, il faut de nouvelles perspectives d'avenir pour la société. Il faut trouver des équilibres, des consensus, notamment sur la problématique des transports, repenser des projets tels que Swiss-Métro qui me semblait un projet d'avenir. Il faudrait également des propositions pour le partage du travail mais d'une façon objective et dépolitisée.'

      Le pôle écologique n'est souvent retenu que dans une vision très primaire de protection de la nature (118b, 56b), même si une responsabilité au niveau individuel apparaît dans certaines réponses (137b).

118b 'Oui, protéger la planète, l'écologie, sont des thèmes importants pour se fabriquer un futur.'

56b 'Absolument, je pense qu'il faut penser que nos enfants ont aussi envie de voir des arbres, de la nature intacte.'

137b 'Oui, pour l'avenir de l'humanité, on est responsable de la descendance et même si je n'ai pas d'enfant, je voudrais laisser un monde non-épuisé, avec encore des animaux, des plantes, de la vie.'

      Le pôle social ne laisse souvent apparaître que l'aspect 'solidarité' ou 'qualité de la vie' (133b) sans pour autant le développer. Cette approche est très restrictive, s'arrêtant parfois à la seule aide aux pays en développement (30b) et ne permet pas d'envisager une quelconque approche de la complexité inhérente au concept, même si une ébauche de responsabilité au niveau individuel peut apparaître dans certaines réponses (26b, 99b).

133b 'Oui. puisque ça doit améliorer la qualité de la vie.'

30b' Oui, c'est un thème très actuel et nécessaire. D'ailleurs, la Suisse pourrait devenir une sorte de métropole de l'entraide internationale avec un renforcement de la Croix-Rouge et des autres organismes d'entraide.'

26b 'Absolument, notre avenir est entre nos mains et on ne peut pas laisser aller sans rien faire. Il faut instaurer un plus grand respect, une plus grande tolérance entre les gens, plus de solidarité.'

99b 'Oui, il faut que tout le monde soit conscient de ce que c'est et des enjeux que cela représente, car c'est l'avenir, non seulement le nôtre, mais celui des générations futures. Et l'avenir, c'est le mélange ethnique, sans couleurs et sans religions. Il faut que l'on aille vers une plus grande compréhension et plus de solidarité.'


3.1.1.2.4. Intérêts pour le développement durable

      Toutes les réponses que nous avons analysées jusqu'à présent sont tout à fait favorables à l'idée du développement durable. Certaines sont même exprimées avec une grande ferveur à travers des expressions très fortes utilisées en réponse à la question b telles que 'fondamental', 'hyper important', 'capital', etc. (1b, 44b), même si ce concept apparaît parfois comme un rêve magnifique (49b). La qualité de vie sous-jacente au concept de développement durable, ainsi que l'urgence d'une prise de conscience quant à l'impasse dans laquelle évolue le monde actuel (120b) sont des éléments qui apparaissent dans plus de 80% des réponses totales.

1b 'C'est certainement le thème le plus important que l'on puisse trouver'

44b 'C'est LE thème et il n'y en a pas d'autres qui en vaillent la peine.'

49b 'Si le développement durable c'est vraiment ce que vous venez de me lire, alors, je suis entièrement pour. Je crois à une société plus spirituelle, plus liée à la nature, comme James Redfield en parle dans 'la prophétie des Andes'. Une société comme cela serait merveilleuse.'

120b 'Bien sûr oui, parce qu'on est en train de s'auto-détruire et qu'on ne veut pas le voir. Est-ce qu'on va rester au niveau des mots? Sauver la planète, respect de la nature et de l'être humain.'

      * Cette importance accordée au thème du développement durable vient principalement du fait que la majorité des personnes comprennent que ce concept est dirigé vers l'avenir. Ce dernier terme apparaît d'ailleurs tel quel dans 13% des arguments donnés en faveur de ce concept (4b, 39b)

4b 'voir l'avenir n'est possible qu'en passant par cette approche'

39b 'tout ce qui est dit dans la définition est pour notre avenir et celui de ceux qui nous suivront'

      En relation étroite avec l'avenir, certains arguments expriment l'impasse dans laquelle le monde actuel semble se trouver bloqué (38b, 25b). Le développement durable apparaît ici comme un concept pouvant alors servir à dépasser cette situation (73b).

73b '(...) on a peur de l'avenir et que cette manière de voir peut apporter un certain espoir'

38b 'il faut progresser, on ne peut pas continuer comme ça'

25b 'il faut un nouveau contexte, sortir de l'impasse où les adolescents ne croient plus en rien, voient tout en noir'

  • Par contre, pour certaines personnes, si le thème en lui-même reste porteur, des considérations liées à la réalisation pratique d'un tel projet rend celui-ci irréalisable. Parmi celles-ci, le fait que l'individu n'a aucun pouvoir dans ce processus 471  (5b) intervient souvent accompagné par celui que le développement durable reste un concept abstrait. Le manque de support concret semble impossible à dépasser. Ces personnes ont besoin de mettre derrière ces mots une image, un repère connu. Cette difficulté se traduit par une non compréhension du concept lui-même (129b), qui se répercute sur le fait que les enjeux, trop vastes, ne permettent pas à l'individu de comprendre son rôle dans ce processus (125b, 66b). Le développement durable devient alors une notion externe à celui-ci. Enfin, cette difficulté se traduit également par l'ancrage d'une conception très rationnelle, facilement identifiable par son auteur, comme par exemple celles que nous pouvions voir dans le monde du travail ou en lien avec un support matériel.

5b 'Pourquoi pas? mais nous, en tant qu'individu, on ne peut rien changer. C'est au niveau des états que ça doit changer. Et puis, il n'y a pas que la Suisse qui soit concernée. Il faudrait que tous les états s'y mettent.'

129b 'c'est vaste et flou, je ne vois pas vraiment comment ça peut fonctionner.'

66b 'Oui, c'est important d'aider les pays en voie de développement, mais honnêtement, je ne vois pas en quoi ça me concerne.'

125b 'Oui, mais la définition du développement durable est floue et j'ai de la peine à savoir quoi répondre. Je ne vois pas très bien en quoi cela me concerne, quels sont les véritables enjeux. Je vois surtout cela en termes d'écologie.'

  • La complexité inhérente au développement durable rend celui-ci inaccessible à l'individu (35b). Les interactions entre les différents domaines ne sont pas comprises en tant que telles et cette difficulté peut être parfois clairement explicitée (91b). Une réduction de cette dernière est donc souhaitée (47b). Cette manière de réduire montre également que certaines personnes peuvent évoquer différents domaines, sans pour autant comprendre le lien qui les lie (41b, 47b).

35b 'Je ne sais pas, c'est tellement complexe que ça me semble irréalisable. Il y a trop de tenants et d'aboutissants, c'est trop compliqué. L'idée en elle-même est bonne, généreuse, mais c'est trop loin de moi, de ce que je vis tous les jours.'

91b 'c'est un thème tellement compliqué que je ne sais pas si vraiment j'ai bien compris. J'ai de la peine à imaginer comment ces trois domaines peuvent s'influencer et surtout comment on peut imaginer quelque chose qui soit autant pour notre pays que pour les pays du Tiers-Monde. Nous sommes tellement différents que je ne vois pas ce qui pourrait les relier.'

47b 'L'idée est généreuse, mais ce sont des buts irréels, encore plus irréel que de vouloir convertir tout le monde au christianisme et pourtant, ça fait 2000 ans qu'ils essaient! Il faudrait des buts plus petits, plus adaptés à notre échelle. On ne peut pas penser mondial si on ne pense pas européen avant. Et pour penser européen, il faudrait penser Suisse et nous, on ne pense même pas suisse, on pense individuel. Et si on ramène les buts à la Suisse, on peut se dire qu'en écologie, on peut peut-être faire quelque chose, mais les problèmes sociaux ont leur base en dehors de la Suisse et là, on ne peut plus rien faire.'

41b "il faudrait limiter à certains sujets types qui soient vraiment intégrables par le grand public. Par exemple, ne s'intéresser qu'à l'aspect socio-économique qui est déjà un énorme sujet. Cela replacerait l'environnement à sa place, parce qu'on nous l'a rabâché sans arrêt ces dernières années".

  • Ce pessimisme vis-à-vis de la réalisation pratique de ce processus vient en grande partie de la projection négative que certaines personnes font sur l'être humain d'une manière générale.

48b 'Oui, c'est un thème important, mais irréalisable concrètement, car les gens sont tellement égoïstes qu'ils n'en auront jamais rien à foutre. Tant que ça va pour eux, ils s'en foutent royalement.'

63b 'Oui, mais je ne me fais aucune illusion. Les gens savent déjà ce qu'ils devraient faire mais ils ne font rien et il n'y a aucune raison pour que cela change.'

21b "oui, mais je pense que ça ne sert à rien d'en parler, parce que tout le monde est déjà sensible à ces problèmes mais personne ne fait rien, les gens ont trop peur de perdre leurs acquis, leur confort, leur fric."

  • Malgré l'écrasante majorité des personnes qui appréhendent de façon tout à fait positive le processus de développement durable, nous pouvons comptabiliser 5% de réponses présentant un avis défavorable à cette approche. Les raison évoquées sont diverses. Dans certains cas, le développement durable est perçu comme une doctrine, une morale (13b) ou une manipulation (121b).

13b 'Franchement non, pour moi, c'est de la morale. Je pense que des sermons comme ça, on en a assez le dimanche à la messe.'

121b 'Non, ça ne m'intéresse pas, car c'est entre les mains des technocrates-écolos, c'est donc manipulé.'

  • Dans d'autres cas, c'est une conviction religieuse qui s'oppose à cette approche (83b) ou une interprétation erronée de la définition (84b, 129b) voyant dans l'idée d'un développement mondial une uniformisation des cultures sur le modèle occidental.

83b 'C'est incompatible avec ma croyance (chrétienne) parce que le salut ne peut venir que de Dieu et non des hommes. D'un autre côté, je pense que ça pourrait aider les hommes à penser à autre chose qu'à se battre et à faire la guerre.

Question du chercheur: est-ce que les buts chrétiens diffèrent beaucoup de ceux du développement durable?

Réponse de l'interviewé: non, la différence, c'est que je ne pense pas que l'homme puisse intervenir sur des décisions qui concernent Dieu.'

84b 'Non, parce que je ne suis pas toujours d'accord avec ceux qui l'appliquent. Par exemple, je pense que certaines actions de Franz Weber ne servent à rien qu'à lui-même, alors qu'il le fait au nom de la protection de la nature. D'autre part, le social fait 52% du budget national. C'est beaucoup trop, pour moi, le social est dangereux. Surtout quand on voit certains chômeurs qui abusent sans vergogne. Je ne suis pas d'accord avec le développement durable parce qu'on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. Il faut respecter les cultures et les différences et ne pas vouloir tout chapeauter. Dans ce sens-là, on n'a pas besoin d'une solidarité avec le reste du monde.

Question du chercheur: Pourriez-vous m'expliquer comment vous comprenez le développement durable?

Réponse de l'interviewé: Je vois cela comme les pays occidentaux qui vont expliquer aux autres ce qu'il faut faire et comment il faut faire. On veut en quelque sorte uniformiser la planète au nom d'un partage équitable. Si ça ne servait que la Suisse ou l'Europe je serais d'accord, mais il ne faut pas le penser au niveau mondial.'

129b 'Non, c'est vaste et flou, je ne vois pas vraiment comment ça peut fonctionner. Ce qui me gène c'est le niveau planétaire à cause de la diversité culturelle. Une culture est en soi porteuse de quelque chose et il conviendrait de partir plutôt des cultures elles-mêmes que de décisions prises par des gens qui viennent de toute façon des USA ou d'une culture analogue.'


3.1.2. Attribution du pouvoir d'influence et responsabilité individuelle

En novembre au salon de l'auto
Ils vont admirer par milliers
Le dernier modèle de chez Peugeot
Qu'ils pourront jamais se payer
La bagnole, la télé, le tiercé,
C'est l'opium du peuple de France
Lui supprimer c'est le tuer
C'est une drogue à accoutumance

Renaud, 1975, Hexagone

      Rappel de la question:

c. D'après vous, qui peut influencer la société à entrer dans un processus de développement durable?

      Nous pouvons catégoriser les réponses obtenues à cette question en mettant d'un côté les personnes qui attribuent clairement un pouvoir d'influence à une instance particulière et de l'autre celles qui le répartissent envers l'ensemble de la population ou alors le hiérarchisent. Nous commençons notre analyse par cette dernière catégorie.

      L'action individuelle, ou du moins le fait que l'individu soit considéré comme partie prenante dans le processus de développement durable, apparaît déjà dans les définitions données en réponses aux questions a et b, ainsi que dans les compléments argumentatifs donnés aux évocations. Qu'il soit mentionné:

  • parce que c'est à lui qu'incombe la mise en place du développement durable (53b),
  • parce qu'il fait partie de l'ensemble des acteurs participants à la mise en place de ce processus (80b),
  • ou parce que l'égoïsme de l'homme rend ce dernier impossible (63b),

      l'individu apparaît dans 45% des réponses.

53b "Ce thème repose la question de la vitesse à laquelle on vit, du développement industriel qui remplace le travail de l'homme, d'où le chômage, de notre manière de consommer. Il faudrait retourner à une vie plus simple."

80b "je pense que si tout le monde arrivait à penser DD, le monde irait mieux sur tous les plans."

63b "je ne me fais aucune illusion. Les gens savent déjà ce qu'ils devraient faire mais ils ne font rien et il n'y a aucune raison pour que cela change."

      Néanmoins, sa non-apparition dans ces réponses n'est pas significative, et son action est souvent implicite. Ainsi, certaines personnes ne le faisant pas apparaître de manière explicite dans la définition le considèrent néanmoins comme un élément de base dès qu'on les questionne sur le pouvoir d'influence (126 a et c).

      A l'inverse, certaines personnes abordent l'action personnelle (dans l'exemple que nous donnons, la personne illustre même ses propos par un exemple facilement abordable par chacun d'entre nous dans sa vie de tous les jours), mais pourtant, dans la réponse suivante, l'action personnelle et totalement niée (125b et c).

126a "c'est en relation avec les pays en voie de développement et une certaine notion de protection de l'environnement."

126c "tous les membres de la société, les moyens sont différents."

104b "pour vivre correctement et tout le monde ensemble. Il existe toujours plus de misère, le DD est obligatoire si on veut être correct les uns à l'égard des autres. Par ex. pour que tout le monde ait de l'eau."

104c "les politiques plus les gens d'influence en grand nombre, le petit homme ne peut rien faire"


3.1.2.1. Attribution non définie du pouvoir d'influence

      Le pouvoir d'influence appartient à l'individu, donc à tous. Cette affirmation résume 37% des réponses obtenues à cette question. Néanmoins, il faut voir que le terme de 'tous' revêt plusieurs significations suivant le contexte dans lequel il est envisagé. Les catégories que nous proposons ne doivent donc pas être considérées comme fermées ou définitives. Un découpage aussi cartésien ne peut se faire, certaines réponses pouvant entrer dans plusieurs catégories en même temps. Cette présentation ne vise qu'à mettre en valeur les conceptions sous-jacentes. Les exemples qui illustrent chacune de ces catégories ont été choisis dans ce sens.


3.1.2.1.1. Pouvoir d'influence et individu
  • Le pouvoir d'influence appartient à celui qui se rend compte de l'impact qu'il peut avoir dans sa vie quotidienne, par son action et ses choix personnels. Cette manière d'envisager le pouvoir d'influence est tout aussi bien mentionnée par des personnes qui envisagent les effets de cette action de manière très globale (57c), autant que par des personnes qui n'accordent à leur action qu'une répercussion très locale (135c), le véritable pouvoir d'influence appartenant aux grandes puissances économiques. Cette attitude sous-entend une bonne compréhension des interactions qui lient les différents domaines du développement durable.

57c 'n'importe qui, pourquoi pas nous? Par exemple en refusant systématiquement d'acheter des marchandises préemballées ou dans des barquettes, on peut modifier toute la façon d'emballer les produits et les rendre plus compatibles avec l'écologie.'

135c 'si j'accepte l'idée que ce développement ne vient pas de multinationales, alors chaque personne peut donner l'exemple par sa pratique et par ce qu'elle éveille comme réflexion chez les autres, même en cercle restreint.'

  • L'idée que l'entrée dans le processus de développement durable ne peut se faire qu'en commençant par le 'bas' de l'échelle apparaît de manière très forte dans certaine réponse. L'impact de nos actes quotidiens est envisagé dans son ensemble, s'appliquant tant à des situations particulières liées au cadre du travail qu'à notre attitude dans la vie de tous les jours. Cette attitude, qui se traduit par des actions touchant principalement le domaine de l'écologie demande une prise de conscience et une responsabilisation individuelle venant d'une connaissance, même basique, de l'impact sur la santé ou l'environnement de certains choix dans les produits de consommation (93c).

93 'En tous cas pas les politiques. Je pense qu'il faut prendre l'exemple en montrant des gens simples, qui font ça dans leur vie de tous les jours. Des coiffeurs qui n'utilisent pas les bonbonnes avec le gaz, des cuisiniers qui prennent des bons légumes, etc. En fait nous tous on pourrait influencer, parce que tous les jours on fait des choses qui polluent. Alors, on pourrait montrer qu'il y a des choix à faire, par exemple dans les bombes aérosol, les prendre sans le gaz qui fait des trous dans l'atmosphère, en montrant aux gens comment il faut trier les choses, des petites choses comme ça.'

50 'Ca part de la base, du peuple. Il ne sert à rien de dire que je ne fais rien parce que ça ne suivra pas plus haut. Il faut que pour que le haut bouge, ça parte du peuple.'

  • Cette prise en main du pouvoir d'influence par l'individu vient souvent du fait que ce dernier ne croit pas ou plus aux déclarations d'intention des autres pouvoirs, qu'ils soient politiques ou économiques. Dans ce cas, l'individu est mentionné en tant que palliatif à un pouvoir politique ou économique déficient.

86 'En tout cas pas les politiciens. Des groupes de personnes, comme il y en avait dans les années 60-70 et qui faisaient bouger beaucoup de choses et qui remettaient des ordres établis en question. En fait, c'est au peuple à le faire, à chacun de nous, comme je le disais, en changeant de mentalité.'

42 'Le peuple, la jeunesse qui n'est pas assez écoutée, car je ne crois pas en la bonne foi des politiciens, ni des économistes.'

  • Exprimé de manière encore plus explicite, le développement durable est l'affaire de tous car il ne peut s'agir de quelque chose imposé par une instance supérieure. Dans ce cas-là, tous représente la société formée d'individus oeuvrant au sein d'une véritable démocratie directe.

26 'C'est à tout le monde de changer sa façon de voir les choses, on ne peut pas nous l'imposer.'

77 'Tout le peuple doit être d'accord. Parce que si c'est seulement une loi, ça ne servira à rien.'

99 'Chaque citoyen, il faut que chacun se rende compte et qu'il le fasse sans y être obligé, de façon spontanée et volontaire.'

  • Parmi les arguments de ces personnes, on retrouve de manière explicite l'idée que le développement durable est avant tout une prise de conscience personnelle partant d'un fort sentiment de responsabilité. Etre conscient, responsable, conséquent, changer de mentalité sont les termes les plus fréquemment utilisés pour montrer l'état d'esprit dans lequel doit évoluer l'individu pour rendre le processus de développement durable possible.

1 'Nous tous, par nos choix de vie. Il faut réfléchir aux conséquences avant d'entreprendre quelque chose. Nous devons être responsables et conséquents, y compris dans les choix que nous faisons en tant que .'

97 'Tous les gens qui réfléchissent, qui s'intéressent, qui sont motivés. Il suffit seulement de vouloir changer quelque chose, on n'a pas besoin de quelqu'un devant nous.'

119 'Chaque citoyen qui a pris conscience des problèmes de la planète, car vu l'étendue du problème, tout le monde est concerné.'

  • Le pouvoir d'influence appartient à l'ensemble des citoyens. Alors que dans la catégorie précédente, 'tous' correspondait à une entité individuelle, libre de ses choix, dans cette catégorie, si la notion de 'citoyen responsable' apparaît fréquemment, l'individu n'est plus appréhendé en tant que tel, mais faisant partie d'un groupe plus grand, celui des consommateurs, des citoyens au sens premier du terme. Le pouvoir d'influence est donc découpé, souvent hiérarchisé en fonction, soit de l'étendue d'action dont bénéficient ces groupes de pression (137, 138), soit de l'importance effective qui leur est attribuée, au-delà des moyens disponibles (140). Ainsi 'tous' correspond aux différents organes dont la société est constituée. Cette attitude fait parfaitement ressortir les principes récursif et hologrammatique qui caractérisent le processus de développement durable.

137c 'D'abord les grandes industries, qui doivent respecter les règles, ne pas avoir que du bénéfice financier.

Ensuite les hommes politiques, en tant que représentants du peuple ils doivent légiférer et gérer tout ça.

Enfin le citoyen par des trucs tout simples, recyclage, refus des emballages.'

138c 'A tous les stades:

Macro, les politiques, l'économie, l'industrie et l'éducation.

Mezzo, tout ce qui a trait au niveau associatif, notamment les réseaux d'ONG.

Micro, faisable pour autant que soit développée la notion de citoyen'.

140 c'Dans l'ordre:

1 Les citoyens.

2 Les industriels et les milieux économiques parce qu'il faut des grands moyens

3 Les politiques parce que j'y crois moins, mais qu'ils sont indispensables à grande échelle.'

  • Cette constatation apparaît parfois après un certain 'tâtonnement' durant lequel les personnes attribuent ce pouvoir à différentes instances avant de conclure qu'il incombe à tout le monde, même si son impact n'est pas forcément le même pour tous.

125c 'Les gouvernements. Peut-être les partenaires économiques. Tout un chacun, à une échelle moindre'.

117c 'Les éducateurs, les écrivains, la culture en général. Il faudrait que les présidents élus aient une conscience individuelle sur cette problématique pour qu'ils fassent quelque chose. Dans certains pays la religion pourrait le faire pour autant qu'elle ne s'enferme pas dans le dogme. Finalement, une curiosité propre à chacun.'

  • L'un des problèmes majeurs que rencontre la notion de responsabilité est celui de la délégation. A qui incombe la responsabilité d'un tel développement? Les diverses instances peuvent se renvoyer la balle indéfiniment. Ce même type d'argumentation se retrouve dans les lois de l'offre et de la demande. Le 'vendeur' prétend offrir des produits correspondant à la demande du 'client' et celui-ci affirme qu'il achète tel produit parce qu'on le lui offre, voire le lui impose. Cette ambiguïté est rarement explicitée en tant que telle (28c).

24c 'Tout le monde, chacun à son échelle. Dans un autre sens, personne, car personne ne veut prendre quelque chose en charge. En tout cas pas les politiques, mais par contre, je pense que le pouvoir de changer réellement quelque chose au niveau planétaire peut se faire par les puissances économiques omniprésentes, telles que les multinationales, microsoft, etc.'

28c '1. Les investisseurs: ils sont les premiers acteurs économiques par le placement de fonds. Ils ont donc le pouvoir financier, notamment les caisses de pension, d'où des moyens de suggestion très conséquents. La politique peut néanmoins les inciter faiblement.

2. L'industriel lui-même, qui peut prouver que l'investissement respectueux du développement durable est tout aussi valable, voire plus valable que l'investissement traditionnel. Ex: le boycott des produits Nestlé a pris 10 ans, mais cela a fonctionné.

3. En fin de compte, le consommateur qui va acheter ou pas le produit proposé. Néanmoins, il devient de plus en plus difficile d'avoir le choix entre les produits.'

  • Cette prise de conscience personnelle ne peut se faire spontanément. Une incitation extérieure semble obligatoire, tout en restant une possibilité et sans devenir une imposition. La notion de liberté personnelle reste donc intacte. Cette incitation est envisagée sous la forme de fortes personnalités, d'une bonne information (114c), mais aussi par l'éducation (58c) ou par le gouvernement (107c). Néanmoins, quelles que soient les réponses, l'idées qu'il s'agit avant tout d'une affaire de conscience individuelle reste primordiale.

114c 'Des personnes responsables de délégations (ONU) personnalités plus morales que physiques, des gens qui ont du fric. Il faut des personnes qui éveillent en tout être une réaction à une information juste par rapport à ce phénomène. Ca peut être tout le monde aussi, par l'intermédiaire d'une bonne information. Il faut que ça devienne un problème de conscience du style: pourquoi prendre la voiture pour 5 km.'

58c 'Personne, à moins que chacun prenne conscience de ce processus et que cela devienne une évidence. Que chaque matin quand on se lève, on pense développement durable. C'est pour ça qu'il ne faut pas s'adresser à des gens de ma génération, mais au plus jeunes, que cela entre dans leurs moeurs.'

107c 'C'est l'affaire de chaque membre de la société. Prise de conscience, ne pas jeter n'importe quoi n'importe où. Il faudrait que le gouvernement aide à la mise en place de structures. Par exemple, en Allemagne, le système de tri est très efficace alors qu'ici ce n'est pas le cas (Plainpalais).'

  • Pour terminer cette première catégorisation, notons qu'un certain nombre de personnes affirment qu'il s'agit d'une affaire individuelle, sans précision spécifique quant à son impact, mais sans remettre non plus en question ce pouvoir d'influence.

3c 'Moi'

10c 'Chacun de nous'


3.1.2.1.2. Développement durable et utopie
  • 'Personne ne peut influencer une société à entrer dans un tel processus' ou "entrer dans un tel processus demande trop d'effort, personne ne le fera". Ces deux phrases résument l'opinion de 11% des réponses obtenues. Perçu comme une théorie utopique, le processus de développement durable est impossible à mettre en oeuvre. Les arguments évoqués sont, d'une part, cette désillusion déjà mentionnée face aux pouvoirs en place et à l'influence négative de l'argent (35c). Ces personnes n'envisagent d'ailleurs jamais le pouvoir d'influence de l'individu en tant que tel, mais projettent toujours un pouvoir soit politique, soit économique. Nous constatons également une désillusion face à la volonté de l'individu de se prendre en charge. Ce manque de volonté provient avant tout d'intérêts économiques et matériels (21c) ou d'un manque de valeurs éthiques (84c).

35c 'Ca ne peut pas venir des politiques, ni de l'économie, il y en a trop qui vivent au dépens des autres. Tant qu'il y aura des riches et des pauvres, personne n'arrivera jamais à influencer quoi que ce soit. Personne ne peut avoir une influence à un tel niveau global. Je pense que ça restera une utopie.'

21c 'Tout le monde à le pouvoir, mais personne ne fait rien, il y a trop d'intérêts en jeux. Tant que le fric gouvernera la société, personne ne fera rien.'

84c 'Les maîtres d'école, l'enseignement en général, parce qu'on ne sait plus motiver les enfants. Des personnes comme Cousteau ou Hugues Aufray qui ont beaucoup fait pour aider l'homme et la nature. L'individu en général devrait se sentir concerné, mais on manque de courage, de ligne de conduite.'

  • La responsabilité que portent les médias dans cette situation apparaît également, dans le sens où ils sont perçus comme un organisme susceptible de pouvoir influencer la population à grande échelle (71c). Mais ici aussi, l'influence négative de l'argent semble imposer ses limites (79c).

71c 'Personne, parce que personne n'est assez "au milieu" pour être écouté par tous. Si c'est quelqu'un de politique, ceux qui ne sont pas du même bord ne l'écouteront pas. Je pense que la presse pourrait influencer car elle a un grand pouvoir et atteint beaucoup de monde.'

79c 'Normalement les politiques, mais comme ces idées-là viennent plutôt des intellectuels, il faudrait que ce soit eux qui soient au pouvoir. La publicité pourrait aussi avoir un grand impact, mais comme cela ne rapporte pas d'argent, personne ne le fera.'


3.1.2.2. Pouvoir d'influence clairement déterminé

      Plus de 50% des personnes interrogées délèguent le pouvoir à une autre instance, estimée supérieure. Si cette attitude est, dans la plupart des cas, une réaction tout à fait spontanée, où le pouvoir d'influence de l'individu n'est même pas envisagé, il faut relever que chez certaines personnes, cette "délégation" provient d'une forte désillusion face à la capacité de l'être humain à se prendre en charge. Dès lors, pour arriver à ses fins, le développement durable ne doit pas compter sur la "bonne volonté" des individus, mais doit être amené par un "pouvoir plus puissant".


3.1.2.2.1. Pouvoir d'influence politique

      C'est ce qu'affirment 28% des personnes interrogées. Pourtant, nous l'avons déjà vu précédemment, une méfiance assez forte se fait ressentir face à ce pouvoir. Nous retrouvons ainsi, dans 13,5% des réponses totales, des attitudes franchement hostiles au monde politique. Cette attitude tient d'une dialectique qui s'établit entre les politiciens et les citoyens. 'Ces derniers aspirent à se libérer des premiers, jugés abusifs et incapables de maîtriser la réalité et son devenir, tout en faisant sans cesse appel aux responsables, aux organisateurs et aux arbitres. 472 '

      

37c 'Ca devrait être le peuple, mais quand on voit comment sont traitées les votations, on se demande si ça vaut encore la peine de s'exprimer. Par exemple, on a dit non à l'heure d'été et on nous l'a imposée quand même! Les lois sont détournées par le Conseil fédéral, alors plus personne ne s'y intéresse.'

98c 'Les conseillers fédéraux pour lancer l'idée, nous pour la voter. Mais je doute que les conseillers fédéraux aient l'idée de changer quelque chose. Organiser des manifestations, surtout nous, les jeunes.'

      Cette hostilité, qui s'exprime souvent par une marque de désillusion envers le pouvoir politique ou ses représentants, rend difficile l'entrée dans un processus de développement durable pour les personnes qui n'envisagent pas d'autres pouvoirs d'influence.

74c 'Le gouvernement, bien que je ne pense pas qu'il en soit capable. Malheureusement, je ne vois que lui pour quelque chose d'aussi grand.'

      Certaines personnes délèguent celui-ci soit à cause d'une désillusion face à l'individu lui-même et à sa façon de se responsabiliser (84c), soit parce que l'impact de ce pouvoir d'influence ne peut rivaliser avec les autres pouvoirs, notamment économiques mais surtout politiques. Une prise en charge d'ordre médiatique, visant à 'manipuler' la société est alors envisagée (23c).

23c 'Si l'on compte sur les scientifiques, il y a le danger de cadrer sur un seul des pôles. Il y aurait les enfants par la formation et l'instruction. En fait, tout le monde, mais seulement sur la base de la nécessité et du besoin, sinon, rien ne se fera. En fait il faudrait poser la question autrement: qui peut créer les conditions qui obligeraient les gens à entrer dans un processus de développement durable? Actuellement, peut-être le pouvoir religieux ou culturel, quelque chose qui soit fortement médiatisé pour être accessible par le plus grand nombre, parce qu'on a besoin du plus grand nombre pour y arriver. Mais pour rester réaliste, je pense plutôt que cela doit venir de la politique.'

  • A l'opposé, le pouvoir politique est envisagé comme le guide qui doit montrer la voie du développement durable. Remarquons que le rôle du politique, dans ce cas, est toujours accompagné d'une responsabilisation de l'individu envisagée sur le long terme. Le pouvoir politique est donc avant tout le déclencheur du processus. Comme le rappelle Saint-Geours, 'ce n'est pas effectuer une réduction technocratique de cette réalité conflictuelle, contradictoire et...complexe, que d'assigner ici une fonction au gouvernement. Celui-ci joue ou peut jouer un rôle essentiel pour fixer les règles du jeu, en vérifier l'application, arbitrer, apaiser, rapprocher, etc. et, bien entendu, ordonner et sanctionner. 473 '

31c 'Une action politique, en passant par une modification de la Constitution. Par exemple, qu'une commission donne tout pouvoir à un conseiller fédéral chargé de s'occuper des relations internationales uniquement. Il faudrait aussi une prise de conscience par l'information.'

127c 'En premier les politiques, puis les citoyens qui doivent recevoir assez d'informations pour se prendre en charge.'

  • Dans un cas unique le développement durable est envisagé à travers une mise en place de lois.

81c 'Je ne sais pas. Il faudrait que quelqu'un propose des lois, mais je ne sais pas qui.'

  • Le pouvoir politique, dans un pays démocratique tel que la Suisse, passe par la souveraineté du peuple et des cantons. La notion d'individu disparaît au profit de celle de citoyen perçu dans son rôle d'acteur politique.

8c 'Les communes, mais après un vote populaire.'

87c 'Les présidents des différents états, chez nous par les votations, par le peuple'

  • Suivant comme elle est appréhendée, cette approche dénigre totalement le pouvoir individuel (104c). Dans d'autres cas, le pouvoir politique est simplement vu comme le meilleur moyen de parvenir à ses fins de la façon la plus efficace.

104c 'Les politiques plus les gens d'influence en grand nombre, le petit homme ne peut rien faire.'

106c 'L'influence peut venir du sommet de la pyramide (l'État), mais pour que l'idée ne reste pas lettre morte, il faut du concret. Par ex. le Sahel, faire mettre la main à la pâte au peuple, faire comparer les rendements entre différents milieux naturels et faire une synthèse.'

  • Pour d'autres, il apparaît comme un passage obligé, soit parce qu'il est le représentant du souverain (78c), soit parce qu'il n'y a que lui qui puisse intervenir vu l'envergure de l'action (55c).

78c 'Le Conseil fédéral, c'est nous qui le nommons, mais c'est lui qui prend les décisions.'

55c 'Les gens qui ont des idées, mais ils sont obligés de passer par le pouvoir politique.'

  • Dans le même ordre d'idée, mais en laissant une plus grande place à l'initiative personnelle, le pouvoir politique est accompagné du pouvoir individuel.

127c 'D'un côté les politiques, de l'autre le peuple, les citoyens, peuple averti'.

118c 'Les citoyens et les politiques'.

  • Enfin, ce passage obligé apparaît comme un frein puissant en raison de son inertie.

45c 'Les politiques pour la réalisation finale, les médias pour les pousser à réaliser leurs déclarations d'intention.'

59c 'Sans trop d'illusion, les politiques et en tant que citoyens, nous-mêmes, s'y investir un peu plus.'

  • Le principe récursif apparaît dans certaines réponses puisque le pouvoir politique modèle la société où évoluent les enfants qui eux-mêmes éliront le pouvoir politique de demain, etc. (139c). Néanmoins, cette récursivité doit être initialisée par le pouvoir lui-même (41c). Bien qu'un peu différente, l'idée de la récursivité apparaît également lorsque l'on aborde l'éducation scolaire et médiatique des enfants, puisque toutes deux sont les reflets de la société (85c).

139c 'Je suppose qu'il faut impérativement que le pouvoir politique soit d'accord sur le sens philosophique du message. De là, le message peut descendre la pyramide et, par l'éducation, arriver jusqu'aux enfants. Il faut une volonté éco-politique au sommet de la pyramide. La prise de conscience qui peut passer par l'école formera des citoyens qui eux mêmes éliront un nouveau pouvoir politique.'

41c 'Il faudrait des politiciens, mais des bons, pas ceux que l'on a actuellement en place. Pour changer la société, il faut changer la politique.'

85c 'Une évolution de l'enseignement en général et de la pédagogie en particulier, notre avenir étant les enfants. Une évolution au niveau des médias aussi, particulièrement de la télévision, pour qu'on arrête d'offrir autant de stupidités à nos enfants.'

  • Enfin, sans que nous puissions déterminer si ce pouvoir semble favorable ou non à la mise en place d'un processus de développement durable, nous constatons qu'il est mentionné sans aucune explication particulière dans 8% des réponses données. Relevons qu'une telle attitude reflète une déresponsabilisation totale de l'individu, non seulement face à la mise en place de ce processus, mais également face à celle de ce pouvoir politique dont ils dépendent.

62c 'Les gens qui nous gouvernent.'

112c 'Les représentants, la classe politique en général.'

  • Nous ajoutons au pouvoir politique l'influence des 'grandes puissances'. S'il est normal que les USA soient mentionnés parmi ces dernières, il est intéressant de noter que cette influence est appréhendée soit de manière très négative (108c), soit simplement sous l'angle de son influence, envisagée de manière à servir d'exemple (120c). Notons également que dans la première citation, le développement durable ne semble concerner que les pays en voie de développement, alors que dans la seconde, l'exemple à donner doit provenir des pays industrialisés.

108c 'Un consortium des gouvernements pauvres, un front de résistance, sinon, c'est les USA qui décideront'

120c 'Les grands pays (USA, c'est le pays que tout le monde regarde) l'Europe le peut aussi.'


3.1.2.2.2. Pouvoir d'influence économique

      Nous regroupons sous cette dénomination les termes 'industrie', 'fric', 'investisseur', 'argent', ainsi que les institutions privées faisant de la recherche industrielle. En tout, 7% des réponses obtenues.

109c 'Bill Gates, ceux qui ont du fric. Les décisions politiques sont indissociables des décisions économiques.'

52c 'Ceux qui ont l'argent parce que ce sont eux qui ont le pouvoir.'

  • Le fait que l'industriel puisse directement intervenir, notamment sur le facteur "pollution" est également mentionné.

136c 'Des instituts de recherche, des industries. Nous (Battelle) avons un secteur qui s'occupe de la pollution, très efficace.'

  • Mal vu par certains, son pouvoir semble néanmoins incontournable et il devient donc un frein à toute autre initiative.

131c 'les parents en éduquant les enfants, les éducateurs, ceux qui ont une influence sur la jeunesse, mais il faut du fric, et pour le fric l'homme détruit tout, l'argent c'est le diable, Satan.'

92c 'Des intellectuels, des scientifiques, spécialistes du domaine. En tous cas pas les économistes et les politiques. Les gens d'une manière générale, le gouvernement, mais surtout les lobbies, qui ont le pouvoir de freiner une certaine prise de conscience et d'enrayer un certain développement allant dans ce sens.'

  • L'action pratique qui permettrait d'entrer dans ce processus appartient à une certaine catégorie de personnes dont le métier permet une intervention directe. Celle-ci est envisagée à travers les métiers touchant tant à la construction (51c), qu'à l'éducation, à la recherche scientifique, ou plus simplement à tous les métiers ayant un impact direct sur les matières premières, l'environnement et les pollutions. Nous pouvons constater néanmoins que l'intervention individuelle de ces personnes dans leur vie de tous les jours n'est pas mentionnée en tant que telle et qu'il faut un contexte particulier pour que celle-ci se mette en place. Le consommateur n'est donc pas directement concerné par le problème, c'est au fabricant, au producteur de prendre la responsabilité de ce processus.

51c 'Tous ceux qui pourraient construire des choses qui iraient dans ce sens. Par exemple des bâtiments mieux faits, avec l'énergie solaire.'

111c 'Les savants qui doivent avoir une idée claire de la chose, pas un Folamour. Mais il n'y a pas que les savants, celui qui est directement en contact, un fabricant d'auto, un agriculteur qui remarque l'impact d'un insecticide.'


3.1.2.2.3. Pouvoir d'influence politique et économique

      Seuls 3% des réponses mentionnent les deux pouvoirs, sans les hiérarchiser ni émettre un jugement de valeur.

2c 'Ceux qui ont un pouvoir politique ou économique.'

54c 'Ceux qui dirigent le pays: le Conseil fédéral, les banques.'


3.1.2.2.4. Organisations internationales et ONG

      5% des personnes attribuent le pouvoir d'influence exclusivement à des organisations, que celles-ci soient gouvernementales ou non. Cet acte de déléguer une responsabilité envers ces instances, s'il n'est pas toujours expliqué (128c) est véritablement une recherche de proposer le moyen le plus efficace pour arriver à ses fins. Ainsi, le fait de donner un pouvoir d'influence plus important à une organisation n'enlève en rien le fait que chaque individu doit se sentir concerné (16c). Le recours à des organisations internationales ne doit pas forcément être identifié comme une vue tiers-mondiste, puisque les ONG travaillent également à un niveau très local (70c).

128c 'Aide internationale, UNESCO, ONU, ONG en général.'

16c 'L'ONU, l'O.M.S., les diverses organisations mondiales en général. Elles seules auront du poids, même si chacun de nous est concerné.'

70c 'Les écologistes, les associations comme le WWF, Pro Natura.'

  • Qu'il s'agisse des ONG, des organisations internationales, d'actions politiques, voire économiques, c'est surtout le côté médiatique qui ressort de certaines réponses.

73c 'Il faudrait une grande campagne organisée par les gouvernements, les médias, les milieux économiques etc.... Les personnes sensibles à ce problème sont souvent les associations telles que Greenpeace, WWF etc.... et ce sont souvent eux qui lancent en avant des initiatives, mais ça ne suffit pas.'

96c 'Toutes les organisations, tant politiques que ceux qui s'occupent de l'entraide sociale ou de l'environnement. En fait, tous ceux qui ont une possibilité d'agir ou d'influencer, ceci pour atteindre le plus grand nombre de personnes. Il faudrait des campagnes d'affiches, une sorte de publicité qui vise à informer et non pas à vendre.'


3.1.2.2.5. Pouvoir d'influence charismatique et spirituel

      L'influence de personnalités ayant un certain charisme, des visionnaires, ainsi que le pouvoir spirituel ou religieux sont mentionnés dans 6% des réponses. Néanmoins, de telles figurent de proue sont mentionnées 'par défaut' puisque les personnes qui en parlent souhaiteraient qu'elles apparaissent ou que les valeurs qu'elles transmettent (notamment les valeurs chrétiennes) apparaissent dans la société.

121c 'Pas les manifs, pas les écolos. Il manque des grandes têtes, style Mandela, Gandhi qui s'imposent par leur carrure autant que par leur action, en fait par leur vie.'

83c 'La croyance, des valeurs spirituelles qui se trouvent toutes dans la Bible. Seule l'étude de la Bible peut amener à plus d'égalité entre les hommes, à plus de solidarité.'


3.1.2.2.6. Pouvoir appartenant à un mouvement à 'inventer'

      Dépasser le politique (76c), mélanger les diverses instances dont le développement durable dépend (90c), tout cela pour permettre, d'une part que la manipulation de cette idée ne soit pas possible (67c), et d'autre part que la population puisse bénéficier d'une direction générale donnée par un ensemble de gens compétents (33c), voilà l'idée qui se dégage de l'ensemble des 5% de réponses venant de personnes qui pensent qu'un tel mouvement est encore à inventer.

      De plus, un tel regroupement de spécialistes venant d'horizons différents permettrait une information adéquate sur un sujet dont les tenants et les aboutissants dépassent la compréhension du commun des mortels (90c).

76c 'Des scientifiques pour l'expliquer, les politiques pour les décisions. Il faudrait que le développement durable soit le point commun à tous les partis parce que cela dépasse le cadre restreint de la politique.'

67c 'Je reprends l'idée à Jacquard lorsqu'il dit que si une seule personne se lève pour faire quelque chose, elle sera reprise par les médias, une secte ou une entreprise économique et son action s'éteindra, car elle représentera un trop grand danger de déstabilisation de la société. Il faudrait donc une organisation plus grande, mais je ne vois pas laquelle.'

33c 'Je ne pense pas que le collectif puisse le faire. On manipule la démocratie, on se masturbe avec elle dans le sens où l'on pense que pour qu'une décision soit valable, il faut que tout le monde puisse y mettre son nez, ce qui n'est pas vrai car le peuple n'est pas toujours compétent pour prendre certaines décisions. Je pense que le collectif doit s'adapter à une décision prise par une 'élite', à savoir un groupe de personnes qui connaîtrait à fond les tenants et les aboutissants d'un certain problème et qui aurait l'intelligence d'avoir une vue globale en considérant les variantes et les implications.'

90c 'Les intellectuels, ceux qui connaissent l'écologie, la géopolitique, les sciences politiques et qu'ils s'occupent d'expliquer clairement les tenants et les aboutissants de tout cela au peuple. Car c'est difficile pour le prolétariat de se rendre compte de ces problèmes. Il n'y a qu'à voir, ils ne vont plus voter parce qu'ils ne comprennent plus rien et que plus personne ne fait confiance aux politiciens. D'un autre côté, les gens ne sont pas encore assez dans la merde pour réagir face à ces problèmes. Ils ne se sentent pas concernés. Ils sont encore dans leur petits problèmes matériels, ils se battent pour leur vacances, pour que leurs enfants puissent aller à la piscine et autres peccadilles qui, bien sûr, sont aussi importantes, mais n'ont rien de comparable avec les problèmes de la planète. Il y a un manque de spiritualité aussi, de valeurs et les médias contribuent à nous faire croire qu'on a besoin de choses qui ne sont pas vraiment nécessaire.'


3.1.2.3. Limites du pouvoir d'influence

      L'attribution d'un pouvoir d'influence est importante dans le sens où elle nous renseigne sur la manière dont les personnes interrogées envisagent leur propre action personnelle, ainsi que la hiérarchie qu'elles voient dans l'organisation de notre société démocratique. Néanmoins, malgré la richesse des résultats obtenus, nous ne pouvons tirer de conclusions quant à la manière dont, pratiquement, ce pouvoir est vécu par les individus. En effet, certaines limites apparaissent dès que l'on aborde l'action pratique. Certains constats peuvent déjà être tirés grâce aux réponses obtenues pour cette question. Ceux-ci se verront corroborés par l'analyse des réponses aux questions d et e, ainsi que par l'analyse transversale.


3.1.2.3.1. Indépendance du développement durable

      Ainsi, l'attribution du pouvoir d'influence à l'individu ne garantit ni la croyance en l'efficacité de son action, ni l'envie de celle-ci. Cette dernière semble d'ailleurs moins importante que le fait même que certaines personnes pensent pouvoir s'investir dans une action individuelle et que cet investissement ait un impact sur la société d'une manière générale.

      Corroborant cette observation, nous constatons que, quelle que soit l'opinion avancée concernant le pouvoir d'influence, une grande mobilisation de la part des personnes interrogées en faveur du développement durable se met en place. Plus de 75% d'entre elles argumentent leur point de vue (43c), manipulent les idées et les concepts, n'hésitant pas à philosopher autour de ces derniers (46c) quand elles ne développent pas de véritables stratégies pour rendre possible la mise en place de ce processus (60c).

43c 'd'une manière idéaliste: les communautés endogènes qui poussent car elles connaissent leurs besoins et si possible en accord avec les décideurs. Néanmoins, le plus difficile est de faire entrer un concept aussi complexe dans la tête des gens car pour l'instant ça reste au niveau des élites et comme une valeur de la classe dominante. D'une manière réaliste mais dont la réalisation même est sans doute idéaliste, par la population et le vote démocratique. En CH en tous cas, tout le monde pourrait intervenir, même chacun dans son coin et dans le respect de ses différences. D'une manière plus réaliste, j'ai peur que les minorités aient de la peine à faire leur place. Je pense donc que ce sont les gouvernements, les décideurs politiques qui peuvent faire quelque chose dans ce sens ou éventuellement une mobilisation de masse à laquelle je ne crois pas beaucoup.'

46c 'nous tous, chacun à son niveau, par rapport à son cercle personnel. Mais ça demande une prise de conscience individuelle. Et là, je vois un paradoxe. D'un côté, je ne pense pas que cette prise de conscience puisse être faite par tout le monde, et d'autre part, si elle était faite par tout le monde, il serait très difficile de trouver un consensus qui convienne à chacun, car chacun aurait sa vision de ce qu'est le développement durable et des priorités à donner.'

60c 'Il faudrait un 'noyau déclencheur' composé d'économistes, de scientifiques, de spécialistes en aide humanitaire et en environnement, tous intéressés par l'avenir de la planète et qui soumettraient un projet pour persuader les dirigeants des différents pays et par là, accéder aux citoyens. Ce projet ne devrait pas avoir peur de proposer des choses pratiques, comme Max Havelaar ou des dimanches sans voiture.'

      Cette recherche d'explication, ces cogitations, ces réflexions autour de cette question d'importance montre que cette dernière a fortement déstabilisé les personnes interrogées. Pour y répondre, elles sortent véritablement de la réaction binaire entre 'c'est possible' ou 'ce n'est pas possible de mettre en place un tel processus' que la plupart d'entre elles affichaient dans leurs réponses à la question b. En tentant de répondre véritablement à une question qu'elles ne s'étaient visiblement jamais posée auparavant, elles remettent en débat toute l'organisation de notre société autour du concept de démocratie et de son fonctionnement réel. Les 12% de personnes qui émettent un avis franchement pessimiste quant à la mise en place du processus de développement durable affichent toutes une forte désillusion envers la capacité de l'individu à s'impliquer personnellement et à vouloir prendre des responsabilités. Pour toutes les autres, le développement durable reste un processus envisageable, même si cette entreprise reste difficile (49c).

49c 'Nous, par un cheminement très lent de gens qui se regroupent autour de cette idée. Ca prendra du temps, beaucoup de temps, mais c'est possible.'

      Ainsi, aucune correspondance ne peut être faite entre l'attribution du pouvoir d'influence et l'attitude des différentes personnes face à la mise en place réelle du développement durable. Certaines personnes envisagent de manière très optimiste cette entrée dans ce processus, qu'elles octroient le pouvoir de le faire à elles-mêmes en tant qu'individu ou au contraire à une instance politique ou autre. A l'inverse, des personnes attribuant le pouvoir d'influence à l'individu peuvent être tout aussi pessimistes quant à sa réalisation véritable que d'autres qui délèguent leur responsabilité.


3.1.2.3.2. Disparités sociales

      Si le processus de développement durable reste envisageable, nous pouvons remarquer, tout au long de ces entretiens, que beaucoup de personnes se sentent démunies face à l'ampleur que représente ce projet. Cet état d'esprit se retrouve en grande partie dans les limites que ces personnes voient dans la mise en place d'un tel processus. Les principales sont:

      A. Conditions socio-culturelles

      Qu'il s'agisse des intérêts (63c) et des valeurs (35c, 36c), du discours, de la compréhension des phénomènes et de leur complexité (43c), les inégalités entre les êtres humains d'une manière générale, issues principalement de leur condition socio-culturelle (Bourdieu, 1994), semblent un frein puissant à la mise en place d'un processus de développement durable.

36c 'il faudrait que tous les gens se mettent au même niveau, qu'on enlève les hiérarchies sociales pour que tout le monde parle le même langage, ait les mêmes intérêts, sinon, je pense que c'est pas possible.'

43c 'le plus difficile est de faire entrer un concept aussi complexe dans la tête des gens car pour l'instant ça reste au niveau des élites et comme une valeur de la classe dominante.'

90c 'c'est difficile pour le prolétariat de se rendre compte de ces problèmes. Il n'y a qu'à voir, ils ne vont plus voter parce qu'ils ne comprennent plus rien et que plus personne ne fait confiance aux politiciens. D'un autre côté, les gens ne sont pas encore assez dans la merde pour réagir face à ces problèmes. Ils ne se sentent pas concernés. Ils sont encore dans leur petits problèmes matériels, ils se battent pour leur vacances, pour que leurs enfants puissent aller à la piscine et autres peccadilles qui, bien sûr, sont aussi importantes, mais n'ont rien de comparable avec les problèmes de la planète.'

      B. Disparités économiques

      Découlant de la catégorie précédente, les personnes qui mettent en avant cette problématique accentuent le fait que l'argent intervient de manière déterminante dans ce processus. Cet aspect se retrouve tant dans les disparités entre individus d'un même pays qu'entre gouvernements (17c).

63c 'tout le monde n'a pas les moyens ni l'envie. Il faut avoir de l'argent pour pouvoir se permettre de penser à ça. Quand on a de la peine à survivre, on ne pense pas encore à ce genre de problème.'

35c 'tant qu'il y aura des riches et des pauvres, personne n'arrivera jamais à influencer quoi que ce soit.'

17c 'tout le monde. On est tous responsable à plus ou moins grande échelle. Néanmoins, il faut faire une différence entre les pays riches, comme le nôtre, et les pays pauvres, car nous, nous avons le temps de penser à ce genre de problème et nous n'avons pas non plus les mêmes moyens d'action.'

      C. Manque d'autonomie

      Ce manque d'autonomie se remarque bien sûr à travers toutes les personnes qui délèguent leur pouvoir d'influence à une instance dite 'supérieure'. Mais il est révélé également par une peur de 'prendre quelque chose en charge' (24c) ou plus simplement par la manipulation que subit la société (44c). Ce manque d'autonomie est issu d'un manque d'esprit critique et d'une mauvaise gestion de l'information (44c).

24c ' personne ne veut prendre quelque chose en charge.'

44c 'le processus de développement durable est inconcevable sans une réelle prise de conscience de la population. Ce qu'il y a de malheureux, c'est que le CH moyen est le citoyen qui, au monde, a le plus de moyens d'information. Malheureusement, il ne sait pas les utiliser à bon escient. Il n'a ni un esprit critique, ni un esprit de synthèse. Il se laisse donc docilement manipuler.'

89c 'tout le monde pourrait, mais souvent, on ne voit que les idées, discutées autour d'une table de bistrot et puis personne n'est là lorsqu'il faut vraiment faire quelque chose.'

      D. Valeurs éthiques

      Tout le processus de développement durable est établi sur la base de certaines valeurs qui sont celles de la solidarité, de la tolérance et du respect. L'absence de ces valeurs, souvent remplacées par la recherche d'un profit matériel immédiat, est considérée comme un obstacle à la mise en place de ce processus.

79c 'comme cela ne rapporte pas d'argent, personne ne le fera.'

84c 'l'individu en général devrait se sentir concerné, mais on manque de courage, de ligne de conduite'

90c 'il y a un manque de spiritualité aussi, de valeurs et les médias contribuent à nous faire croire qu'on a besoin de choses qui ne sont pas vraiment nécessaires.'


3.1.3. Place accordée à l'action individuelle et au pouvoir du consommateur

J'ai chanté 10 fois, 100 fois,
J'ai hurlé pendant des mois
J'ai crié sur tous les toits
Ce que je pensais de toi
Société, société
Tu m'auras pas

Renaud, 1975, Société tu m'auras pas

      Rappel des questions

d. Pensez-vous que vous, personnellement, dans votre vie quotidienne, puissiez influencer d'une façon ou d'une autre l'entrée dans ce processus?

e. Par vos choix, en tant que consommateur/trice, pensez-vous avoir une influence sur ce processus?

      Ces questions sont analysées en fonction des modes de raisonnement utilisés par les personnes interrogées d'une part, et des propositions de mise en pratique d'actions concrètes et individuelles de la vie quotidienne énoncées comme favorables à la mise en place d'un processus de développement durable d'autre part.

      La première partie s'appuie sur deux plans que nous mettons en parallèle. Les réactions, les prises de position, les commentaires, les exemples donnés vont être abordés, dans un premier temps sous leur aspect 'envisage plus ou moins favorablement l'action individuelle, et par conséquent celle du consommateur, comme moteur du processus de développement durable' et dans un deuxième temps sous leur aspect 'complexité', c'est-à-dire, 'la complexité inhérente au processus de développement durable est-elle appréhendée?'. Ces deux approches mises en relation devraient nous permettre de voir si une certaine 'maîtrise' de la pensée complexe est un facteur favorisant ou au contraire limitant l'implication individuelle dans le processus de développement durable, ou si ces deux paramètres sont totalement indépendants l'un sur l'autre.


3.1.3.1. Analyse des modes de raisonnement relatifs aux conceptions sur l'action individuelle

      Pour structurer notre travail, nous présentons notre analyse en fonction de la manière plus ou moins optimiste dont les gens envisagent le pouvoir d'influence individuel, et par conséquent celui du consommateur, dans le processus de développement durable. Nous obtenons ainsi trois catégories: les 'optimistes', les 'réalistes' et les 'pessimistes'. A l'intérieur de ces trois grandes catégories, nous présentons les prédispositions à entrer dans une logique complexe que le discours des personnes interrogées laisse supposer.


3.1.3.1.1. Vision "optimiste" de l'impact du pouvoir individuel dans le processus de développement durable

      37% des personnes interviewées sont tout à fait d'accord de dire que leur action participe au processus de développement durable, sans remettre du tout en question ce pouvoir.

  • Aucune limite n'est mentionnée et seuls les aspects positifs de ce pouvoir d'influence sont abordés. La grande variété des exemples que ces personnes donnent dans leurs réponses, notamment en abordant l'utilisation de l'argent dans le commerce équitable (87e) ou écologique (140e), ou les termes forts, tels que 'l'acte citoyen' (140d) nous permettent de catégoriser ces personnes parmi celles qui offrent certaines caractéristiques allant dans le sens d'une ouverture à la pensée complexe. Néanmoins, le fait qu'elles ne remettent absolument pas en question l'impact de leur action n'est pas forcément un garant de cette approche, puisque toute action a ses limites, ce qui est l'un des premiers paradoxes que la mise en place du processus de développement durable doit gérer. 'Entité du tout, autonomie des parties: autre contradiction à résoudre. (...) Le premier principe: chaque élément résout d'abord les contradictions à son niveau. Il fait au mieux par lui-même' 474 . Quoi qu'il en soit, la question ne portant pas sur les limites de l'action personnelle, mais sur la possibilité que celle-ci participe au processus de développement durable, nous ne formulerons aucune hypothèse allant dans ce sens sur les réponses obtenues.

87e 'en achetant des produits Max Havelaar ou ceux du magasin du monde, même s'ils sont plus chers. Ca ne me fait rien de payer plus tant que je sais que mon argent est utilisé à bon escient'

140d 'bien sûr, je crois à l'acte citoyen.'

140e 'je reste dans ma logique citoyenne. Pratiquement, en achetant politically correct (commerce équitable, écologique), en gérant sa voiture.'

      * Sans remettre en question le pouvoir d'influence de l'individu une information devant permettre de mieux exercer le pouvoir d'influence du consommateur est demandée (93e). Cette demande d'information est une marque de curiosité, un esprit critique vis-à-vis de la société de consommation, une ouverture d'esprit cherchant à savoir ce qui se cache 'derrière' les produits de consommation (42e).

93e 'oui, je pense que je peux montrer l'exemple on achetant des produits et pas d'autres. Peut-être que je devrais avoir plus d'informations sur certains produits, parce que je ne sais pas tout. Il faudrait un endroit où on puisse trouver ces informations.'

42e 'oui, mais on n'est pas toujours assez bien informé. Par ex. avec le soja transgénique, on ne sait pas exactement ce que l'on mange, si certains produits en contiennent, etc.... De même, je ne sais pas comment a été nourri et traité l'animal que je retrouve dans mon assiette.'

  • Les interactions qui existent entre l'action personnelle et les répercussions mondiales sont l'essence même qui motive l'action individuelle et celle du consommateur. Certaines poussent même très loin le jeu des interactions en rappelant que toute action entreprise est en lien avec le développement durable (32d, 77d)), d'où l'importance primordiale de l'individu dans ce processus (32e, 109e).

32d 'toute action entreprise entre dans cette définition, que ce soit pour le bien du développement durable ou pour son mal. Mais toutes les actions humaines y ont un impact.'

32e 'on a absolument tous les pouvoirs. Si l'on boycotte les produits chimiques, ils n'ont plus de raison d'être, cela est vrai pour tous les produits. Personnellement, je suis conscient de ce pouvoir et j'agis donc en conséquence en choisissant mes produits en fonction de critères écologiques, mais aussi éthiques.'

77d 'oui, en réfléchissant à ce que l'on fait. Pour nous, paysans, en produisant en respectant l'environnement et les lois imposées par rapport à cela. Mais tout le monde, même s'il n'est pas paysan peut y participer en réfléchissant aux conséquences de ses actes.'

109e 'nos choix peuvent influencer toute la chaîne, depuis la manière de produire. C'est la loi de l'offre qui doit suivre la demande, et la demande, c'est nous.'

  • * Si certaines personnes ont une ouverture d'esprit leur permettant d'envisager leur implication personnelle dans le processus de développement durable dans une vision, sinon globale, du moins assez complexe, les interactions qui existent entre les différents domaines ou entre l'action locale et l'impact global ne sont pas appréhendées (67d et e, 107e). Ce manque de vision systémique et complexe n'entache pas l'envie d'action elle-même comme le montre l'utilisation d'expressions telles que 'bien sûr', 'absolument', etc. (72d).

67d 'c'est possible d'abord à un niveau familial, comme je l'ai dit par l'éducation, et au sein d'un village. Cela devient difficile dès que l'on passe à plus grand comme une ville, un canton, etc... A mon échelle, je peux faire quelque chose en tant que consommateur, en commençant à refuser certains produits tels que certaines lessives qui polluent, par exemple, mais également en récupérant l'alu, le papier, le fer blanc, etc... mais tout cela à notre petite échelle individuelle, cela ne dépasse pas les limites de mon entourage proche.'

67e 'oui, comme je vous l'ai déjà dit. Mais si je me réfère à la définition que vous m'avez donnée, je ne pense pas que mes choix puissent avoir une influence au niveau mondial. A peine local et encore, peut-être juste familial.'

72d 'bien sûr, dans la manière de nous nourrir, de nous soigner, de vivre, d'éduquer notre enfant.'

      L'exemple suivant montre bien la difficulté de tisser des liens de causes à effet entre l'action personnelle et le développement mondial. Cette personne a parfaitement compris que la pollution atmosphérique dépassait les frontières, mais ne voit pas cette interaction dans son rôle de consommatrice. Cet état de fait ne l'empêche nullement d'avoir adopté des pratiques responsables allant dans le sens du développement durable.

89d 'absolument, sur la nourriture, en choisissant mes produits, avec le tri des déchets aussi, et bien que j'aie une voiture, je vais tous les jours à mon travail à pied, même s'il pleut.'

89e 'oui, comme je vous l'ai dit, je choisis mes produits. Mais je suis bien consciente que je n'ai pas une portée mondiale. Je pense que je suis plus efficace si j'arrête d'utiliser ma voiture, parce que là je pollue l'air et que ça ne s'arrête pas aux frontières CH.

      * Dans les actes de la 'vie quotidienne' que nous abordons dans la question d, le choix du consommateur n'est pas envisagé spontanément. Dès lors, aborder le pouvoir individuel par celui du consommateur conduit à des réactions souvent très positives quant à la possibilité de participer activement au processus de développement durable. Ces réactions se situent à différents niveaux de compréhension. Dans le meilleur des cas, cette vision restreinte empêche seulement les gens d'envisager leur impact au-delà du simple discours ou du geste écologique. De plus, ce dernier n'est jamais mis en relation avec les autres domaines (96d). Dans le pire, les gens parlent de 'façons d'être', mais n'arrivent pas à envisager concrètement ce qu'ils pourraient entreprendre (35d). Dès que l'on aborde le pouvoir du consommateur, une brèche semble alors ouverte sur des domaines où les gens ont de la peine à comprendre leur impact. Nous pouvons donc constater que si, au départ, ces personnes ont une conception très restreinte de leur action, elles mettent tout de suite en relation leurs choix en tant que consommatrices et les répercussions que ceux-ci ont sur l'économie mondiale et le développement social (35e, 96e).

96d 'par le tri des déchets, l'économie d'eau (on utilise l'eau de pluie pour les WC) l'économie de l'électricité, etc. En en parlant autour de moi. (...). Je pense que l'on peut avoir une influence sur le plan écologique (...), c'est plus difficile d'influencer les domaines de l'économie et du développement social. Je pense que ça, ça vient plutôt par la culture, l'éducation scolaire.

96e 'oui, en étant sensible à ce qui se passe derrière la chaîne de production. Par ex. les magasins du monde. Je n'irais pas tous les jours là parce que c'est beaucoup plus cher, mais je le fais quand je peux. Il faut faire attention à la situation politique des pays producteurs pour ne pas favoriser certains régimes.'

35d 'oui, par la façon d'être de chacun. Il est plus facile de voir ceux qui influencent de façon négative. Les fripouilles, par exemple, ne peuvent avoir qu'une influence négative sur l'ensemble de la société. (...). Autrement, concrètement, je ne vois pas ce que je pourrais faire.'

35e 'effectivement, je n'avais pas pensé à cela comme ça (...). C'est vrai que si tout le monde voit la chose de cette façon, on pousse vers une certaine forme de consommation et le reste est obligé de suivre.'

  • Cette ouverture vers le pouvoir du consommateur est toujours vécue de manière positive. Nous pouvons donc considérer que proposer aux gens de réfléchir sur cet aspect très pragmatique de leur vie quotidienne est un élément pouvant favoriser l'implication active de l'individu dans ce processus, en même temps qu'une manière d'appréhender la complexité à travers ses gestes quotidiens. Cet intérêt envers l'impact du choix des produits de consommation est accentué par le fait qu'une demande d'informations destinées à responsabiliser l'acheteur, à lui faire prendre conscience de ses actes apparaît dans la plupart des réponses entrant dans cette catégorie (4e, 50e, 62e).

4 e '(...) il manque l'information qui devrait donner la motivation. Savoir pourquoi on agit ainsi, en connaître les raisons et les résultats.'

50e 'on pourrait intervenir en achetant des produits venant de certains pays, un certain type de produits, en favorisant nos produits CH, même s'ils sont plus chers. Mais, en achetant dans d'autres pays, on risque de favoriser les monocultures. On devrait favoriser les marchés qui favorisent les producteurs, pas les gouvernements ou les multinationales. On devrait regarder par rapport au degré de pauvreté ou de besoin par rapport à un autre pays. C'est difficile de faire ces choix parce qu'on a pas beaucoup d'informations à ce sujet, ça ne fait pas la une des journaux.

62e 'il faudrait une autre information. Je pense que nous ne savons pas assez de choses sur ce qui se passe "derrière" les produits que nous consommons, ce qui ne nous permet pas de choisir en connaissance de cause.'

  • Les exemples suivants sont intéressants à plusieurs points de vue. Tout d'abord, ces personnes font partie de cet ensemble qui n'envisage pas d'emblée le pouvoir du consommateur, alors que dans la réponse à la question e, il est évident qu'elles pratiquent de longue date des choix de consommation en fonction de certains critères. Aborder le pouvoir individuel par celui du consommateur permet donc des mises en relation impossibles sans un support aussi pragmatique (74d et e). Dans le deuxième exemple que nous donnons, cette personne est la seule envisageant une évolution tout à fait optimiste de la société vis-à-vis d'une prise de conscience et d'une responsabilisation dans le processus de développement durable. Néanmoins, cette vision optimiste implique une information et des infrastructures facilitant l'implication de l'individu (95d et e).

74d 'oui, en en parlant, en informant les gens, par exemple, ce que vous venez de me dire sur le développement durable et en le transmettant plus loin.'

74e 'oui, je n'avais pas pensé au fait qu'en choisissant les produits que j'achète, en étant devenue végétarienne je participe activement au développement durable. Peut-être que ça serait la solution pour se passer du gouvernement.'

95d 'oui, d'une manière très individuelle, en participant au tri des déchets, au respect de la nature, d'une manière un peu plus large, par notre attitude vis-à-vis de notre entourage, par la transmission d'un certain message. Je pense que par les médias et la lecture, on a la possibilité d'être sensibilisé et de changer son comportement.'

95e 'oui, par le boycott, c'est sûr, mais aussi par des manifestations. En fait c'est tout un mode de vie: je regarde si les produits sont biodégradables, quelle est leur composition, comment ils sont emballés, d'où ils viennent, passent-ils par des circuits qui profitent au producteur, etc. Je pense que si le consommateur moyen est bien informé et que de plus, des produits 'éthiquement corrects' peuvent être obtenus dans les grandes surfaces, il fera l'effort d'acheter 'bien'.

  • Ces exemples nous montrent combien il est difficile de vouloir catégoriser l'approche de la pensée complexe. D'un côté ces personnes offrent une ouverture d'esprit face à la possibilité de s'impliquer de façon concrète dans le processus de développement durable, ainsi qu'une évolution rapide de leurs conceptions sur les interactions qui existent entre les différents domaines ou entre l'action locale et les répercussions globales. D'un autre côté, le fait qu'elles ne mettent pas en relation de manière spontanée le choix du consommateur avec les actes quotidiens et le processus de développement durable, ainsi que le fait qu'elles n'aient souvent pas conscience des interactions qui existent entre les 'gestes écologiques' que la plupart d'entre elles semblent exécuter de longue date et les différents domaines du développement durable sont des caractéristiques d'une pensée cartésienne qui ne fonctionne que peu en réseau.
  • Cet état de fait est encore exacerbé chez un certain nombre de personnes pour lesquelles l'implication personnelle semble tout simplement impossible avant que le pouvoir du consommateur ne soit évoqué. Nous sommes donc face à des personnes qui, d'un côté, ont de la peine à mettre en relation leurs choix individuels et le développement durable mais qui, une fois qu'elles ont réalisé que leurs choix en tant que consommateurs/trices pouvaient intervenir dans ce processus, font des mises en relation tout à fait pertinente entre leur action locale et le développement global (137d et e, 11d et e) ou du moins présente une curiosité tout à fait favorable à une ouverture ultérieure vers une approche complexe de la problématique soulevée (56d et e).

137d 'tout seul, ici, maintenant? Non, je ne pense pas. Comme instit, en classe, je peux influer les enfants et mes collègues.'

137e 'oui, en boycottant certains produits fabriqués de façon douteuse. Par ex au niveau de la technologie déployée: les industries chimiques qui diluent leurs effluents toxiques dans plus d'eau, au lieu de les traiter.'

11d 'non, mais je pourrais en avoir une en en parlant autour de moi, en sensibilisant les gens par mon discours.'

11e 'oui, en privilégiant les labels verts, les produits Max Havelaar, en n'achetant pas sans savoir d'où viennent les produits, comment ils sont fabriqués. '

56d (hésitation) 'non.'

56e 'vu comme ça, ça devient réalisable et ça serait bien que les gens le comprennent. Mais il faudrait expliquer pourquoi si on achète tel produit ou tel autre ça change quelque chose. Moi, j'ai de la peine à comprendre comment ça fonctionne.'

  • Issu de la même démarche de pensée, nous pouvons voir qu'après avoir considéré comme impossible le fait de participer activement au développement durable dans la question d, le pouvoir d'influence du consommateur est envisagé de manière très positive dans la question e. Par contre, la manière d'utiliser ce pouvoir ne semble pas aller de soi. Contrairement à la catégorie précédente, les personnes attendent une prise en charge par les médias et l'information en général. L'information attendue est de type 'mode d'emploi' ou 'recette de cuisine' qui n'implique pas une réflexion, mais qui 'dise' ce qu'il faut faire (104e, 71e, 113e). Cette dépendance, ce manque de curiosité, ne nous semblent pas compatibles avec l'approche complexe.

104e 'il faudrait faire des démarches dans le sens d'une meilleure information au consommateur. Lui dire ce qu'il peut acheter et ce qu'il ne devrait pas.'

71e 'franchement, je ne sais pas qui je devrais privilégier. Il faudrait peut-être que quelqu'un nous dise ceux qu'il faudrait privilégier.'

113e 'oui, dans la mesure où je suis informé de façon suffisante, par des logos simples.'

  • Moins optimistes que la catégorie précédente, certaines personnes passent néanmoins d'une conception où le processus de développement durable n'est envisagé qu'à travers une instance supérieure telle que l'état (8d) ou un regroupement de personnes (65d), à une vision ne niant pas le pouvoir du consommateur, mais restant quelque peu mitigée quant à son impact. Si les réponses données peuvent laisser penser que ces personnes seraient prêtes à revoir leur manière d'envisager le pouvoir d'influence, elles attendent avant tout une information allant dans le sens du 'mode d'emploi' prêt à utiliser (81e). Nous retrouvons, comme dans la catégorie précédente, cette recherche de prise en charge, d'économie d'effort et de manque d'esprit curieux et critique.

8d 'non, pas du tout. Ca doit passer par les autorités. Moi tout seul, je n'y peux rien.'

65d 'tout seul on n'y arrive pas, il faut être beaucoup pour arriver à quelque chose.'

81e '(...) il faudrait qu'on nous dise ce qu'il faut acheter, un peu comme la publicité mais avec des raisons pas seulement liées à l'argent.'

  • Tout en niant toujours le pouvoir d'influence individuel à la question d, nous observons dans les réponses données à la question e une conception très restrictive des interactions tant entre action locale et répercussions globales (54e, 113e) qu'entre les différents domaines (113e). Néanmoins, contrairement aux personnes citées plus haut, toutes ont déjà entrepris une action pratique allant dans le sens du développement durable (113e, 106e) et leurs réflexions concernant le pouvoir du consommateur sont, d'une manière très générale, plus optimistes quant à l'impact de ce dernier.

54e 'c'est vrai qu'en faisant attention à nos déchets, ou en prenant des produits qui sont peu emballés, on peut peut-être changer quelque chose, mais c'est juste pour nous, ça ne touche pas la planète.'

106e 'oui, bien sûr, c'est faisable, personnellement je prends du matériel électrique qui consomme moins, du papier recyclé. Je peux ainsi peut-être influencer le marchand.'

113e 'j'achète parfois bio, ça commence à me plaire, mais c'est cher et de toute façon, ça ne touche que les producteurs locaux. De plus, ça n'a d'impact que sur l'écologie.


3.1.3.1.2. Vision "réaliste" de l'impact du pouvoir individuel dans le processus de développement durable

      Tout en conservant une vision optimiste face au pouvoir d'influence personnel et plus particulièrement face à celui du consommateur, nous pouvons observer chez 13% des personnes interrogées une vision très réaliste qui les amène à préciser qu'elles sont conscientes que leur action seule ne peut suffire. Néanmoins, cela ne les empêche pas d'appréhender de manière positive la nécessité de leur engagement. D'ailleurs, toutes les personnes de cette catégorie donnent en exemple leurs propres gestes pratiques en ce domaine (116e). Cette vision très réaliste de ce que nous nommons le 'syndrome de la goutte d'eau', à savoir que leur action individuelle se perd dans la masse qui les entoure, participe à une approche très complexe de la réalité. Ces personnes sont conscientes des paradoxes qui existent et sont prêtes à tenter de les gérer au mieux, au plus près de leur conscience, tout en sachant que la panacée n'existe pas.

      Ainsi, même si l'impact de leur action ne se calcule qu'à une petite échelle, ces personnes admettent qu'elles ont un poids non négligeable dans la balance du développement durable (57e).

      Nous pouvons voir également que, chez la majorité de ces personnes, le pouvoir du consommateur est cité spontanément en réponse à la question d (1d), voire même déjà à la question c (57d). De plus, toute leur manière d'appréhender leur action, les mises en relation qu'elles font sur celles-ci et la variété des exemples donnés sont des indicateurs d'une approche complexe déjà bien maîtrisée.

1d 'nos choix sont importants. Par ex. je pense qu'utiliser les transports publics plutôt que la voiture peut contribuer à polluer moins au niveau de la planète. Mais il y a d'autres choses comme trier ses déchets ou encore mieux, essayer de ne pas en faire.'

1e 'oui, bien que je sois conscient que ma seule action ne peut pas faire changer le monde. J'ai parfois l'impression d'être un peu seul à réfléchir à ces problèmes.'

57d 'comme je viens de vous le dire, par nos choix on modifie beaucoup de choses, mais il y a aussi notre façon de vivre, d'utiliser l'eau, les produits de nettoyage, l'énergie, les transports, etc.'

57e '(le consommateur) est l'élément de base, la clé de voûte de toute la société. Il faudra du temps, car les gens ont de la peine à comprendre qu'ils ont un impact planétaire. C'est difficile à expliquer, surtout que les médias et la publicité joue le jeu de l'économie libérale, mais personnellement, j'y crois et je ne désespère pas.'

116e 'par ex. j'apporte mes cabas au marché, j'achète du PET recyclable, pas de viande rouge, plutôt dans les produits laitiers. Mais de nouveau, tout seul je ne vais pas changer le monde, peut-être juste être mieux avec moi-même.'

  • Cette clairvoyance de la situation est relevée à travers la manipulation que connaît la société de consommation (25e), manipulation qui conditionnent les choix et les goûts des consommateurs (43e). Pour ces personnes, une information visant à former les individus à devenir des citoyens responsables de leurs actes est envisagée comme une étape incontournable du processus. Certaines personnes de cette catégorie pensent même que l'amorce du processus ne dépend pas du consommateur, mais de l'information et des structures qui lui sont offertes (131e).

25e 'de toute façon, nous sommes manipulés. Mais je suis sûr que dans le fond, nous avons un pouvoir, il n'y a qu'à voir des entreprises comme M-Budget: si elles tournent, c'est parce que les gens achètent.'

43e 'oui, mais pas tout seul. Il faut une action de masse. Il ne faut pas oublier que les goûts des consommateurs sont formés, manipulés, c'est donc difficile de les changer. Mais je pense que le boycott de certains produits pour des causes d'exploitation des enfants, de pollution, de déchets, etc., est envisageable en passant par la population. C'est une masse très forte mais difficile à gérer. De plus, on est très mal informé. On ne connaît pas les tenants et les aboutissants des produits que nous consommons, sauf pour des entreprises telles que Max Havelaar ou par l'intermédiaire d'associations telles que celle des consommatrices. Je vois aussi un problème de contrôle: par exemple, pour les labels, à qui peut-on faire confiance? N'abuse-t-on pas de certains labels?'

131e 'il faudrait une information plus grande pour que le consommateur puisse avoir un réel contrôle sur ce qui lui est offert et qu'on ait réellement le choix entre les produits proposés. Par exemple, maintenant, on ne sait pas toujours si on consomme des produits qui ont été modifiés génétiquement.'

  • Moins ouvertes aux liens qui unissent société de consommation et consommateurs, les personnes que nous faisons figurer dans cette catégorie font toutes appel au 'syndrome de la goutte d'eau'. Loin d'être perçu comme un frein à l'action personnelle, il est vécu comme une motivation supplémentaire à faire partie d'une organisation (139d, 84e). Contrairement aux exemples susmentionnés, les réponses que nous faisons figurer dans cette catégorie dénigrent fortement les interactions qui unissent action locale et développement global. Ce manque de pensée complexe est en quelque sorte compensé par la recherche d'informations critiques permettant d'appréhender les divers intérêts en jeu (103e) et les enjeux qui se cachent derrière les choix de consommation (139e).

139d 'oui, je pense que je pourrais le faire plus par exemple en m'inscrivant dans des organisations. C'est dans cette idée que j'ai adhéré à certaines associations humanitaires ou de protection de la nature.'

139e 'en tant que consommatrice, je ne vois pas vraiment l'impact que je pourrais avoir. Mais peut-être, il faudrait que je comprenne peut-être mieux les tenants et les aboutissants de mes actes. Il y a déjà des produits ou des sociétés que je m'interdis et j'influence mon entourage (par exemple les boîtes de thon avec un logo dauphin).'

84e 'comme consommatrice individuelle peut-être, mais en tous cas dans le cercle des consommatrices et des associations qui nous regroupent. Ce n'est que par là que le boycott est possible.'

103e 'il serait bon de faire comme les Français qui ont pris 14 personnes et les ont informées pendant deux week-end et qui ensuite donnent leur avis. Il faudrait que des spécialistes viennent discuter avec eux et qu'une synthèse soit faite. Les citoyens manquent de moyens pour comprendre ce que veulent les multinationales et les lobbies. Il faudrait un point de vue critique.'


3.1.3.1.3. Vision "pessimiste" de l'impact de l'individu dans le processus de développement durable
  • Bien que le pouvoir d'influence personnel et donc celui du consommateur soient acceptés et reconnus comme pouvant être des moteurs du processus de développement durable (17d, 20d), nous pouvons observer qu'une certaine perplexité subsiste due à une vision assez pessimiste de l'évolution de la société (15e) chez 27% des personnes interrogées, et ceci bien que ces dernières soient souvent déjà engagées très fortement dans une consommation consciente et responsable (90d). Très à même des interactions qui constituent le processus de développement durable, elles perçoivent ce que nous avons nommé le 'syndrome de la goutte d'eau' d'une manière très négative (23e). Ce syndrome se manifeste soit face à l'inertie de la masse des consommateurs sur lesquels elles projettent volontiers une image de personnes ayant peur de perdre leurs acquis ou n'ayant pas assez de volonté pour s'investir de manière consciente ou responsable dans une consommation réfléchie, soit face aux puissances économiques libérales, notamment les lobbies, relayées par une publicité qui manipule les foules (135e), soit par un certain fatalisme. Nous nous trouvons là face à l'un des résultats pervers que peut avoir une trop grande maîtrise de l'approche complexe sur l'envie de s'impliquer dans le processus de développement durable. Le pouvoir du consommateur existe bien, du moins théoriquement (44e).

17d 'bien sûr, tout le monde a une possibilité de participer, que ce soit simplement en faisant son compost, ou en tant que consommateur, dans nos choix.'

20d 'bien sûr, tout est une question de choix dans tous nos actes quotidiens, depuis la manière dont je fais ma vaisselle ou ma lessive jusqu'aux produits que j'achète.'

15e 'comme je vous l'ai dit, je pense que le consommateur est primordial dans ce processus. Mais honnêtement, je pense que nous allons continuer à vivre comme nous le faisons actuellement et que ce ne sera qu'au moment du non-retour, que l'homme finira par s'adapter, comme nous l'avons toujours fait. Par obligation. L'individu a trop peur de perdre ses acquis et son confort personnel pour s'intéresser à l'avenir de la planète et réagir en fonction.'

90d 'oui, je choisis ce que je mange parce que je n'ai pas envie d'entrer dans le jeu de l'industrialisation à outrance. Si j'achète du chocolat, ce sera du Max Havelaar parce que je sais que là, mon argent est utilisé à bon escient et qu'il n'engraisse pas une multinationale comme Nestlé, par exemple.'

23e '(...) je sais que j'ai un pouvoir, mais je suis conscient de n'être qu'une goutte d'eau dans l'océan, bien que la goutte soit nécessaire. Mais comme je l'ai déjà dit, je pense que personne ne fera rien avant que l'humanité ne se trouve dans la nécessité absolue de réagir. Il y a trop de peur de perdre ses acquis.'

135e 'ne soyons pas utopiste. Une telle démarche ne peut fonctionner. Premièrement parce que nous sommes manipulés par la publicité, donc par les lobbies et les multinationales et deuxièmement parce que les gens n'en ont rien à foutre, tant qu'on ne touche pas à leur salaire, à leur TV et à leurs vacances.'

44e 'chaque achat est un vote. Néanmoins, j'ai peu d'espoir que l'on puisse développer le concept de développement durable dans le cadre d'une démocratie.'

  • Nous ajoutons à cette catégorie les personnes qui n'envisagent pas d'office le pouvoir du consommateur dans le pouvoir d'influence personnel. Or, si ces dernières admettent que le pouvoir du consommateur peut entrer dans le processus de développement durable, elles voient des contraintes quasi insurmontables qui leur font adopter une vision très pessimiste de la mise en place de ce processus. Parmi ces contraintes relevons principalement la manipulation que subit la société à travers la publicité notamment, et le 'syndrome de la goutte d'eau', vécu de manière assez négative pour remettre en question leur propre action. Les réponses de ces personnes sont intéressantes car elles montrent combien les interactions entre le processus de développement durable et le pouvoir du consommateur ont du mal à être établies. Pourtant, la grande majorité de ces personnes participent activement à ce processus, soit en favorisant le commerce équitable ou écologique, en recyclant, en boycottant, etc.

61e 'oui, je n'avais pas pensé à mon impact en tant que consommateur. Mais ça reste très dur et je ne crois pas que l'on puisse vraiment lutter. La publicité va tellement à l'encontre du développement durable.'

49e 'c'est vrai que vu sous l'angle du consommateur, ça peut devenir une entreprise individuelle, par exemple, à travers notre comportement, par l'élimination des déchets ou des choses comme ça. Personnellement, je choisis déjà certains produits en fonction des embargos, de l'exploitation des hommes ou des enfants ou même pour des raisons écologiques. (...) Ici, il faudrait que les gens s'impliquent plus, mais il n'y a pas assez de personne qui ont pris conscience de ces problèmes. Les médias ont aussi un rôle très important à jouer, mais ils jouent trop le jeu de l'économie. Je ne sais pas vraiment ce qu'il faudrait faire pour que les gens s'intéressent. Il y a une telle inertie dans la masse.'

  • Parallèlement à cette catégorie, nous trouvons 7% des personnes dont la vision pessimiste est fortement liée à la non-compréhension des interactions qui interviennent tant entre l'action locale et le développement global (115e) qu'entre les différents domaines du développement durable (126e), et ceci malgré une forte implication pratique dans plusieurs actions (119d et e). L'exemple le plus frappant, et qui montre très fortement le paradoxe entre l'investissement que cette personne a déjà dans le processus de développement durable, se trouve dans l'exemple de la personne 45, notamment en ce qui concerne tous les 'gestes écologiques' qui, pourtant, demandent un certain effort, et la réponse négative catégorique qu'elle donne face au pouvoir d'influence du consommateur (45d et e).

      Cet exemple illustre parfaitement cette prise en charge souhaitée par toutes les personnes qui, bien que reconnaissant le pouvoir du consommateur ne désirent pas faire l'effort de l'appliquer. Or, il faut bien se rendre à l'évidence que dans tout ce qui est 'gestes écologiques', un certain 'matraquage' fait tant par l'état, les communes que par les différentes ONG ont fourni les informations et les infrastructures (bennes de récupération) permettant de les réaliser sans un investissement personnel conséquent au niveau de la recherche d'informations et sans avoir à réaliser forcément la portée de ces actes. La prise en charge par le gouvernement et les ONG a donc porté des fruits si l'on regarde le nombre de personnes qui donnent comme exemples d'actions concrètes des 'gestes écologiques'.

      Cette manière de penser quelque peu fataliste fait opter ces personnes pour une vision très pessimiste de leur pouvoir d'influence en tant que consommateur. Un palliatif à cette situation est de confier la responsabilité à une instance supérieure (125e). Dans ce cas précis, nous pouvons affirmer que le manque de pensée complexe est un frein puissant à l'implication de l'individu dans ce processus.

115e 'c'est un contribution très minime qui ne contribue qu'à un mieux être financier très localisé.'

126e 'en choisissant d'acheter l'un ou l'autre produit, je peux dans une certaine mesure influer le développement écologique. Pour les autres domaines, je ne vois pas comment je pourrais influer.'

119d 'oui j'ai un maximum d'engagement. Je trie les poubelles, je ne pas prendre systématiquement la voiture, je donne mes vieux habits, j'ai conscience de ce qui m'entoure.'

119e 'un peu, minimum, disons que je ne vois pas très bien en quoi ça peut influencer. Il me manque des infos sur les produits.'

45d 'chaque famille, par la façon dont on vit, dont on respecte la nature, dont on gère les déchets, déjà il faut essayer d'en faire le moins possible et de les trier correctement, la façon dont on cultive son jardin quand on peut en avoir un, en n'utilisant pas trop de produits chimiques, pas trop d'engrais. Et puis par le discours aussi, en en parlant autour de soi.'

45e 'non, parce qu'on achète ce qu'il y a. On pourrait boycotter ce qui ne nous plaît pas mais c'est très difficile. Il manque une information. Si demain on me dit que ce produit est bien et qu'on me donne des raisons valables, par exemple en relation avec le développement durable, alors je serais prêt à suivre ces mouvements, même si je dois payer ces produits plus cher. Mais pour l'instant, je ne sais pas faire la différence entre les produits et je ne sais pas où je pourrais trouver ces informations.'

125e 'évidemment, en choisissant, faut-il encore savoir quoi choisir. J'aimerais que ce soit plus clair, qu'on me dise ce qu'il faut faire. C'est une faible contribution., mais partant du principe du choix personnel, ça devrait influer. Pour moi, ce n'est pas là que le changement le plus rapide peut être fait. Ca doit venir de plus haut, d'une volonté des gouvernements. Nous, on n'influence que très localement et seulement dans le domaine de l'écologie.'

  • En plus de la non-reconnaissance du pouvoir du consommateur dans le pouvoir d'influence individuel, nous constatons que certaines réponses nous montrent des limites à l'approche complexe provenant d'expériences vécues et dont les résultats font abstraction d'un contexte plus large, autant que de la représentation que les personnes se font des changements que devraient amener des actions liées au développement durable. Dans l'exemple suivant cette personne parle de son implication dans la promotion du marché équitable. Le constat plutôt négatif qu'elle en tire fait tout à fait abstraction de l'expansion florissante dont jouit actuellement ce marché. La mise en relation de son action personnelle et de ce résultat tout à fait encourageant n'est absolument pas établie et le facteur 'temps' qui régit toute action de ce type n'est pas non plus pris en compte (110e).

47e '(...) personnellement, quand j'avais un restaurant, je me fournissais aussi en café chez Max Havelaar et j'ai toujours fait attention à ça. Mais ça n'a rien changé quand même dans la société.'

110e 'oui, en achetant les produits plus proches de mon mode de pensée, sortir de la consommation effrénée. Mais honnêtement, je ne suis pas sûr d'avoir un impact. Parce que depuis le temps que je le fais, ça ne change pas grand chose.'

  • Parmi les plus pessimistes, relevons les 6% des personnes qui ne s'accordent aucun pouvoir, même pas celui du consommateur. Cette attitude provient essentiellement de l'influence du 'syndrome de la goutte d'eau' vécu de manière extrêmement négative, sans qu'aucune correspondance entre l'action locale et le développement global ne soit mentionnée, accompagnée d'une vision trop pessimiste de la société pour que ce pouvoir soit envisagé (29e). Nous trouvons derrière les arguments donnés une vision n'envisageant pas les interactions entre les différents domaines (82d) ainsi que des personnalités avouant leur incapacité à poser un regard critique sur la société. L'argument financier est mentionné une seule fois comme le facteur déterminant dans les choix de produits de consommation (94e).

29e 'c'est une goutte d'eau dans l'océan. Ca ne change pas grand-chose, sauf si ça devient collectif. Et qui serait prêt à faire des concessions au nom de la solidarité? Tant qu'il s'agit de s'acheter une bonne conscience en donnant de l'argent à la chaîne du bonheur, ça va, mais je pense qu'il est utopique de croire que les gens sont prêts à abandonner une part de leur confort personnel.'

82d 'toute seule, je peux agir sur l'écologie, en mettant mes ordures à la poubelles plutôt qu'en les laissant traîner dans la nature, mais autrement, il faut que le gouvernement entreprenne quelque chose, que des groupements se forment, comme par exemple, la Croix-Rouge ou quelque chose comme ça. Mais donner de l'argent aux pauvres n'a jamais amélioré le monde.'

94e 'moi pas, parce que je suis très peu sûre de moi et je me laisse influencer. Je ne sais pas ce qui est bien ou pas. Si une publicité me dit que c'est bien, je pense qu'elle me dit pas des blagues. La seule chose que je regarde, c'est le prix. C'est ce qui me fait décider dans mes choix.'

  • Pour tous les arguments évoqués précédemment, les personnes de cette catégorie estiment que ce processus ne dépend pas d'elles. Elles délèguent alors l'initiative au gouvernement (6e), sans même envisager leur propre influence dans la mise en place de celui-ci (5d et e)

6e 'je ne pense pas que tout seul on arrive à grand chose. Il faudrait que les décisions soient prises d'en haut.'

5d 'on ne peut rien y changer tant que ceux qui gouvernent ne changent pas. On ne peut rien faire.'

5e 'ça ne va rien changer quand même. Il faut que ce soit le gouvernement qui change et nos petites actions ne vont pas le faire changer d'avis.'


3.1.3.1.4. Pouvoir individuel reconnu, mais pas utilisé

      Nous comptons dans cette catégorie l7% de personnes qui acceptent l'idée d'un pouvoir d'influence individuel, ou qui, si elles n'envisagent pas ce pouvoir ou ne savent comment l'utiliser, ne réfutent pas celui du consommateur. Néanmoins, leur non-participation provient du fait qu'elles ne sont pas prêtes à faire un quelconque effort pour favoriser le processus de développement durable ou ont peur de devoir abandonner certains de leurs 'acquis'. Nous constatons que dans cette catégorie, toutes les personnes qui reconnaissent le pouvoir individuel proposent des exemples concrets de participation au développement durable (soutiennent ou sont membres d'une organisation d'entraide humanitaire, d'un organisme de protection de l'environnement, etc.) ou affirment que leur 'façon de vivre est le développement durable' (31d), sans pour autant que cette affirmation soit clairement définie. Pourtant, dès que l'on aborde le pouvoir du consommateur, ces personnes réagissent comment si leur sphère privée, intime était touchée, comme si nous nous attaquions à un véritable symbole de leur liberté individuelle.

      En ce qui concerne l'approche complexe, nous ne pouvons tirer de conclusions générales. La moitié des personnes de cette catégorie fait appel à des indicateurs de pensée complexe, que ce soit dans les exemples donnés ou dans l'argumentation avancée, alors que l'autre moitié reste dans une approche très réductrice ou très binaire de la problématique en jeu. Si nous nous penchons sur les réponses données aux questions précédentes, nous voyons apparaître dans cette catégorie des personnes qui, dans les réponses a et b, affichaient une bonne maîtrise de la globalité du concept de développement durable, mais qui, paradoxalement, ne voient pas du tout comment, en tant qu'individu, elles pourraient intervenir sur le développement durable (34d). Issues de cette même catégorie, d'autres, au contraire, continuent d'afficher une approche très systémique à travers les arguments qu'elles donnent dans leur réponse d et e (97).

      Parmi les réponses provenant de personnes affichant, dans les réponses a et b, des conceptions souvent très réductrices du développement durable, nous trouvons autant de personnes qui argumentent leur réponse en faisant appel à une vision globale que d'autres qui restent dans une approche très réductrice du concept (27e). Enfin, beaucoup de réponses ne donnent aucune indication en ce qui concerne une pensée complexe. Parmi celles-ci, nous retrouvons toutes celles qui affichaient déjà un désintérêt pour le développement durable aux questions a et b.

34d 'non, je ne saurais pas comment m'y prendre.'

97e 'oui, le pouvoir de dire oui ou non. De boycotter en choisissant par exemple des produits Max Havelaar. Mais actuellement, je ne suis pas disponible pour m'engager. Ca demande du temps et de l'énergie de s'informer, de savoir ce qu'il faudrait ou ne faudrait pas acheter et en fonction de quels critères. Or, je suis dans une période de ma vie où je n'ai pas l'énergie d'aborder ces problèmes.'

27e 'certainement, mais dès que j'ai de l'argent, je sais que je consomme mal. Je suis pris au piège de la consommation, du fait aussi de mes faibles revenus.'

      Nous abordons avec cette catégorie de personnes, les principales limites que rencontre la mise en place du processus de développement durable. Indépendamment du fait que ces personnes entrent ou non dans une approche complexe, les valeurs personnelles qui dictent leurs choix ne correspondent pas à celles nécessaires dans la mise en place de ce processus. La solidarité envers les plus démunis ainsi qu'envers les générations futures n'est pas prise en considération. Ces personnes fonctionnent sur le mode du profit à court terme, guidé par la 'loi du moindre effort'. Cette attitude correspond parfaitement aux valeurs que véhicule notre société de consommation fonctionnant sur le mode d'une économie libérale. L'image d'une réussite sociale passant par l'acquisition de biens matériels qui lui est associée est également intimement liée à celles que véhiculent les médias et plus spécifiquement la publicité (2e).

      Ces personnes forment la catégorie que les plus 'pessimistes' face à la mise en place du développement durable accusent de ne pas 'penser aux conséquences de leurs actes, (...) de préférer se boucher les yeux sur ces problèmes (20e) et par conséquent de ne pas permettre à la société, voire à la planète entière d'entrer dans un processus de développement durable (3e).

2e 'personnellement je ne pense pas que je changerais mon mode de vie. On a trop besoin de certaines choses dont on ne peut plus se passer.'

34e 'cela nécessite des sacrifices que je ne suis pas forcément prêt à faire (...).'

13e 'franchement je n'ai pas envie de réfléchir à cela en faisant mes commissions.'

118e 'j'ai d'autres choses à faire dans la vie que de penser à cela.'

70e 'oui, peut-être en allant au magasin du monde. Mais je ne crois pas que j'aie envie de faire quelque chose pour ça.'

3e 'je me fous du développement des autres. Ce qui m'intéresse, c'est mon confort personnel.'

  • Sans remettre en question ni le pouvoir individuel, ni celui du consommateur, certaines personnes avouent que cette volonté de ne pas remettre en question leur liberté en tant que consommateur est un choix conscient, et qu'il ne correspond pas à ce qu'elles savent et disent de la possibilité, pour l'individu, de s'investir dans la mise en place du processus de développement durable. Elles reconnaissent donc leur inconséquence entre les valeurs qu'elles prônent, leurs connaissances et leurs actes. Ainsi, ces personnes sont prêtes à s'investir, tant que l'exercice de ce pouvoir ne leur demande pas un effort ou qu'il ne touche pas à leur liberté personnelle qui s'identifie à leurs acquis matériels ou leur confort. Nous trouvons donc dans cette catégorie des personnes qui parlent de leur influence dans leur travail, de leur participation à divers mouvements associatifs et qui s'investissent même personnellement dans des actions ponctuelles (24d), mais qui refusent d'envisager un quelconque changement de leurs habitudes (24e). Il serait intéressant de savoir quelle conception se cache derrière les changements que ces personnes associent à la mise en place du développement durable. Le 'syndrome de la goutte d'eau' réapparaît également, sorte de justification à cette volonté de ne pas s'investir de manière plus conséquente (24e, 31e). Là encore l'approche complexe ne favorise en rien l'investissement personnel dans ce processus.
  • Notons encore que l'influence de la mode, et par là, l'image sociale, apparaît également comme un facteur limitant l'implication personnelle (31e, 83e).

24d 'par mon travail puisque je touche la construction et peut influencer sur l'utilisation et la mise en place d'énergies renouvelables, par exemple. Par les milieux associatifs dont je fais partie également, par des actions ponctuelles, un investissement personnel, tout en ayant conscience qu'il faut rester chacun à son échelle. En amenant des idées, en les débattant, en regroupant des personnes intéressées, etc....'

24e 'peut-être, mais je ne veux pas changer mes habitudes, parce que j'aime me faire plaisir et que je ne veux pas renoncer à cela. Le choix de certains produits peut influencer, mais personnellement, je m'estime trop comme une goutte d'eau dans l'océan.'

31e 'honnêtement, je n'y crois pas beaucoup. Moi, je le fais, mais qui me suit? (...) Et il y a certaines choses que je ne suis pas prêt à abandonner, par ex. mes 'Nike', même si je sais qu'ils exploitent les enfants.'

83e 'je devrais le faire, mais je ne le ferai pas, ça me coûte trop, je devrais abandonner certains vêtements, certaines choses que j'aime consommer.'

  • Parmi ces personnes, notons que si une information 'mode d'emploi' leur était fournie, elles seraient prêtes à participer, leur non-action provenant également de l'effort que demande la recherche de ces informations. Cet effort fait partie intégrante de cette volonté de ne pas perdre un certain confort qui se situe dans le libre choix des produits de consommation. Elles voient donc comme une contrainte le fait de devoir réfléchir aux critères qui leur permettraient d'effectuer ces choix (59e).

59e 'oui, il faut acheter 'intelligent'. Mais l'information manque. Il est difficile de savoir sur quoi se baser pour faire des choix. Je pense que si on me disait clairement ce qu'il faut privilégier, je participerais plus volontiers. Mais chercher les informations par soi-même demande beaucoup de temps et ça décourage.'

  • Cette ambivalence qui règne entre une implication personnelle désirée quand elle n'est pas reconnue (46d), voire active (41d) et ce refus de toucher à la sphère très intime des choix de consommation se reflète à travers maintes réponses où les personnes donnent différentes raisons pour expliquer voire excuser leur non participation. Ces excuses peuvent être de l'ordre des infrastructures mises à disposition, qu'elles soient matérielles (46e), économiques (41e) ou médiatiques (41e). Ce n'est souvent qu'à la fin de l'argumentation concernant le pouvoir du consommateur qu'elles avouent les limites plus personnelles de cette bonne volonté qui s'arrête à leur temps disponible (131e), leur confort, ainsi que par l'effort d'investissement que ce type de préoccupations demande de fournir (60e).

46d '(...) Si j'avais plus de temps pour penser, j'aimerais bien faire quelque chose, mais je ne sais absolument pas ce que je pourrais entreprendre.'

46e ' (...) même pour des choses toutes simples comme le recyclage, on ne nous donne pas les moyens de le faire. J'habite dans un studio sans balcon et je ne vois vraiment pas où je pourrais entreposer mon compost, mes boîtes de conserves, l'alu, etc. Il n'y a pas de containers spéciaux devant mon immeuble, à part pour le verre. C'est pour ça que c'est le seul que je récupère (...).'

41d 'au sein de mon entreprise j'essaie d'intégrer l'aspect humain, responsabiliser les personnes, ne pas profiter des crises économiques pour baisser les salaires ou faire des pressions sur le personnel. J'accorde une grande importance aux relations qui se forment au sein de l'équipe de travail. Je pense qu'une bonne ambiance améliore non seulement la qualité du travail, mais aussi la qualité de vie de l'ouvrier.'

41e ' (...) dans mon entreprise, lorsqu'il a fallu changer un système de nettoyage qui utilisait des CFC, aucune aide financière n'était prévue par qui que ce soit pour favoriser l'achat d'une machine plus écologique qui coûtait cinq fois plus que la précédente. (...) Il manque une information flagrante quant à la consommation. Personnellement, je sais qu'il ne faut pas acheter des Nike à cause de l'exploitation des enfants, mais je ne sais pas grand-chose de plus en ce qui concerne les produits de la vie de tous les jours. Là aussi, il manque une adéquation entre l'exigence que l'on a envers les gens et l'infrastructure médiatique qu'on leur propose.'

131e 'il faudrait qu'on se batte plus, par exemple refuser tous ces emballages. C'est une société de telle consommation qu'on prend des mauvaises habitudes, à son corps défendant. On est toujours stressé, pressé, on remet souvent au lendemain. On a toujours plein d'excuses pour ne rien faire. Moi aussi d'ailleurs.'

60e 'Il faut un côté militant que je n'ai pas pour poser un regard critique sur tout ce qui m'entoure et faire des choix en conséquence.'

  • Parmi cette catégorie de personnes, nous en trouvons un certain nombre qui participent de manière active à certaines actions entrant dans un processus de développement durable tant que celles-ci ne leur demandent pas trop d'effort ou renforcent leur image sociale ou celle qu'elles ont d'elles-mêmes. Nous pouvons lire derrière ces attitudes la recherche d'un certain équilibre pouvant leur donner 'bonne conscience'.

26e 'je sais qu'en achetant j'influence l'économie, peut-être pas mondiale, mais locale. Mais j'avoue être un mauvais consommateur: je ne vais pas aux magasins du monde parce que ça me complique la vie et que je n'ai pas envie de faire cet effort. Je n'arrive pas à trouver le temps de me soucier de ma consommation, je ne suis pas conséquent avec ce que je dis. Alors je compense en favorisant le petit commerce en allant chez l'épicier du coin, qui m'arrange parce qu'il est près de chez moi, même si je paye plus cher.'

85e 'il est vrai que lorsqu'on ne doit pas regarder à ce que l'on dépense, on fait moins attention. Néanmoins, je m'occupe du recyclage des habits d'enfants, je pense que c'est un bon moyen d'aider les familles les plus déshéritées et de procurer des petits revenus et des petits boulots à certaines mamans qui s'occupent de les revendre. Question nourriture, je ne fais pas très attention, si je suis pressée, je ne vais pas regarder si un produit est emballé de façon écologique ou non ou s'il laisse beaucoup de déchets. Par contre, je trie efficacement mes déchets, mais j'ai la chance d'habiter une grande maison, avec un garage et un jardin où je peux entreposer mes déchets avant de les amener à recycler (...)'


3.1.3.2. Actions concrètes favorables à la mise en place d'un processus de développement durable

      Tout au long de ces entretiens un certain nombre de stratégies ou d'actions, déjà réalisées ou susceptibles de l'être sont données en exemple en réponse à la question d par les personnes interrogées. Il nous a paru intéressant d'en faire un certain inventaire afin d'obtenir une vue globale de ce que les gens considèrent spontanément comme des entreprises favorables à la mise en place du développement durable.

      Relevons d'emblée que 28% des personnes interrogées ne donnent aucun exemple d'action individuelle, soit parce qu'elles ne croient pas en leur pouvoir d'influence individuel, soit parce qu'elles ne savent pas comment elles pourraient intervenir dans ce processus. A cet égard, nous relevons que le fait de poser la question de la place du pouvoir du consommateur a permis à certaines personnes de mettre une image concrète à leurs actions. L'exemple d'un geste aussi "basique" leur permettait de comprendre que certains gestes qu'elles avaient déjà entrepris participaient à ce processus (86d et e).

86d 'moi toute seule, non, parce qu'il faut beaucoup de courage pour s'investir et que je ne l'ai pas.'

86e 'oui, en achetant des produits de beauté non testés sur les animaux par exemple. J'ai des copains qui boycottent Nestlé, moi, j'essaie de faire de même, mais c'est pas facile. Néanmoins, je pense que c'est une bonne idée parce que je ne suis pas d'accord avec leur politique de vente, de promotion et on ne sait pas vraiment ce qu'il y a dans ces produits.'


3.1.3.2.1. Discours éducatif

      D'une manière générale, 27% mentionnent ce moyen comme possibilité d'action directe et personnelle dont 5% dans le cas particulier du travail, que celui-ci soit lié ou non à la formation (116d, 18d). Par discours éducatif, nous comprenons tous les moyens de transmission orale, y compris l'éducation parentale. Nous pourrions appeler cet effet la 'culture du bouche-à-oreille' (105d). Ce moyen d'action est évoqué dans 14% des cas comme le seul moyen d'action auquel ces personnes ont accès (25d) avant que ne soit abordé le pouvoir du consommateur.

      Proche de la publicité et de la propagande, le discours participe à la 'culture du bouche-à-oreille'. Néanmoins, s'il tient une place d'honneur dans les moyens d'action proposés, son contenu reste vague, non précisé.

116d 'oui, une fois que j'ai des convictions, j'en parle. Vu ma profession (bistrotier) j'ai un large public.'

18d 'par mon travail, parce que j'essaie de sensibiliser les élèves à certaines valeurs de partage, de tolérance.'

105d 'Oui, par des actions d'information et de bouche à oreille.'

25d 'par l'intermédiaire de la famille, de l'éducation. C'est notre seule façon d'agir sur les générations futures, pour autant que nous-mêmes soyons sûrs de la justesse de ce qu'on apporte aux enfants.'

      Nous pouvons remarquer que si la notion de 'valeur' est abordée à travers le discours éducatif, celles-ci ne sont que très rarement explicitées. La seule qui apparaisse dans l'ensemble de ces entretiens est celle du respect de soi, de la nature et d'autrui (100d). Dans les autres cas, cette notion reste évasive (26d).

100d 'en essayant d'accepter les opinions, les religions et les cultures des autres.'

26d 'oui, en respectant les valeurs que je pense être bonnes.'


3.1.3.2.2. Geste écologique

      Qu'il s'agisse du tri des déchets ou mieux, d'une réflexion en vue de les éviter le plus possible (1d), de la participation au recyclage, de l'économie d'énergie électrique, de celle de l'eau, de l'utilisation des transports publics ou de gestes très précis, tels que 'ne pas brûler de sacs en plastique par exemple' (111), ou 'si tu tombes sur quelqu'un qui jette un thermomètre, tu lui dis d'aller dans une pharmacie' (107), nous avons regroupé toutes ces actions sous le terme générique de 'geste écologique'. Toujours individuel, il est l'action qui semble la plus concrète dans la participation active à un processus de développement durable. Très populaire et bien intégré par la population helvétique, il apparaît dans 30% des réponses.

      Ces actions ne sont pas appréhendées de la même manière par tout le monde. Si leur impact sur les autres domaines ou si leur portée mondiale est parfois reconnue (1d), elles restent très souvent liées à la seule protection de l'environnement (136d). D'ailleurs, sans qu'une action spécifique soit mentionnée, l'impact sur l'écologie ressort comme le domaine par excellence ou le pouvoir d'influence individuel peut être exercé (125d).

1d 'oui, nos choix sont importants. Par ex. je pense qu'utiliser les transports publics plutôt que la voiture peut contribuer à polluer moins au niveau de la planète. Mais il y a d'autres choses comme trier ses déchets ou encore mieux, essayer de ne pas en faire.'

136d 'oui, ne pas prendre la voiture pour 'faire 100 mètres', trier les déchets, en fait on a un petit impact, mais seulement écologique.'

125d 'oui, réduite, mais oui. Notamment en terme d'écologie, même si je ne suis pas absolument actif.'

      Parmi ces 'gestes écologiques' nous relevons:

      A. Déchets

      25% des personnes parlent des déchets, que ce soit en vue d'en produire le moins possible, de ne pas les laisser traîner n'importe où et plus particulièrement de les trier en vue d'un recyclage.

      99d 'Au niveau des déchets, je serais capable de ramasser les sacs des autres et de trier ce qu'il y a dedans, tellement ça me rend folle de voir ce que les gens mettent loin, sans faire attention au recyclage.'

      82d 'en mettant mes ordures à la poubelle plutôt qu'en les laissant traîner dans la nature.'

      B. Culture potagère

      3% des personnes mentionnent la manière d'entretenir son jardin potager. Notons qu'il peut s'agir de ne pas du tout traiter les cultures, ou alors de ne pas utiliser trop de produits chimiques. Le simple fait d'en posséder un semble également suffire pour répondre aux exigences du développement durable. Ces trois approches, fort différentes, montrent bien la difficulté qu'il y a de mettre en avant les nécessités et les besoins des individus.

38d 'je ne mets pas d'engrais ou de pesticides dans mon jardin potager (...).'

45d '(...) La façon dont on cultive son jardin quand on peut en avoir un, en n'utilisant pas trop de produits chimiques, pas trop d'engrais.'

      C. Utilisation de la voiture

      Celle-ci est mentionnée dans 4% des réponses. Mis à part une personne qui dit n'utiliser que les transports publics, ce n'est pas l'utilisation même de la voiture qui est remise en question, mais son utilisation abusive (89d) ou la manière de l'utiliser (50e).

89d ' bien que j'aie une voiture, je vais tous les jours à mon travail à pied, même si il pleut.'

50e 'rien qu'en roulant à 110 au lieu de 120 sur l'autoroute, je respecte l'autre conducteur, j'évite le stress, le mien et celui de l'autre, et en plus, je diminue la pollution.'

      D. Economies d'énergie et d'eau

      Les économies d'eau et d'énergie, par exemple celle dépensée pour le chauffage (43d), mais plus particulièrement d'énergie électrique, sont citées par 6% des personnes. Ces économies peuvent être faites par une gestion la plus appropriée possible de l'énergie, par le choix d'appareils à faible consommation, par des infrastructures permettant l'économie ou la récupération de l'eau ou l'adoption d'installations utilisant les énergies renouvelables.

96d 'l'économie d'eau (on utilise l'eau de pluie pour les WC) l'économie de l'électricité, etc.'

43d 'Dans mes actes quotidiens, en contrôlant la chasse d'eau, en réduisant la consommation d'eau et d'électricité en général, en achetant une machine à laver économique (eau+électricité), en chauffant mon appartement entre 18 et 20 degrés au maximum.'

51d 'Si j'achète une maison et que je l'équipe avec des énergies renouvelables.'

      E. Respect de la nature

      Etre proche ou respecter la nature sont des termes qui se retrouvent également. Ils illustrent de manière assez parlante cette conception dont nous avons déjà parlé précédemment et qui veut que l'individu ne peut avoir un impact sur le développement durable qu'au niveau de l'écologie (96d). Comme nous l'avons déjà relevé, le grand nombre d'exemples touchant à la protection de l'environnement d'une manière très générale montre bien que le citoyen helvétique est déjà largement sensibilisé à ces problèmes et qu'il a intégré ces 'gestes écologiques' dans ses habitudes de vie. Cette sensibilisation, entamée depuis bien des années par les différentes organisations non gouvernementales, si elle apparaît ici comme une réussite est également aussi récriée par certaines personnes, bien que ce type de réaction n'apparaisse que de manière très marginale dans cette recherche (85d, 41d).

96d 'A une toute petite échelle, par le tri des déchets, l'économie d'eau (on utilise l'eau de pluie pour les W-C), l'économie de l'électricité, etc. (...) Ca me choque que des personnes n'en aient rien à foutre. Je pense que l'on peut avoir une influence sur le plan écologique surtout, le reste me touche moins.'

85d '(...) Si possible pas celui de l'écologie, parce qu'on nous en a assez parlé ces dernières années.'

41d 'Cela replacerait l'environnement à sa place, parce qu'on nous l'a rabâché sans arrêt ces dernières années. Ce thème a d'ailleurs largement été repris par toute la gauche politique.'


3.1.3.2.3. Choix de produits de consommation

      Ressortant directement du pouvoir du consommateur, mais avant que celui-ci ne soit abordé spécifiquement lors de la question e, 19% des personnes associent directement le pouvoir du consommateur à celui de l'individu. Par contre, il nous faut attendre les réponses à la question e pour savoir quels sont les critères qui sont déterminant dans le choix des produits de consommation. Suivant les personnes interrogées, ces critères sont d'ordre écologique (5%), relatifs au travail des enfants (1,5%) ou du commerce équitable (14%), c'est-à-dire plus liée à un développement social. Parmi les critères d'ordre écologique, mentionnons que nous trouvons la valeur des labels mise en avant, bien que celle-ci soit également remise en question, le consommateur ayant parfois de la peine à se retrouver dans la 'jungle' de labels qui semblent souvent équivalents, mais qui requièrent une information poussée de la part du consommateur pour en comprendre la signification véritable. Nous trouvons également une attention toute particulière portée sur la consommation de fruits et de légumes de saison, sans pour autant que les raisons de ce choix soient toujours clairement explicitées (78d). L'achat de produits recyclables ou provenant de matières recyclées est mentionné fréquemment.

42e 'je mange en faisant attention aux labels bio.'

40e 'j'achète aussi des produits tels que ceux de Max Havelaar, qui proviennent d'un marché plus éthique.'

78d 'je favorise les petites épiceries parce que je trouve que les grands magasins proposent trop d'emballages, ce qui fait trop de déchets. De plus, la qualité y est meilleure et le contact humain aussi. D'autre part, je mange les fruits et les légumes de saison et je n'achèterai jamais de fraises en hiver! Je n'achète pas non plus ce qui vient de Taiwan, parce que je ne sais pas si ce sont des enfants qui travaillent et j'utilise tout jusqu'au bout. Je préfère ressemeler mes souliers plutôt qu'en acheter des nouveaux.'


3.1.3.2.4. Participation à un mouvement associatif

      L'action individuelle paraissant parfois peu convaincante pour certains, vu son peu d'impact, l'action personnelle se voit dans le regroupement des forces. D'une manière générale, les personnes faisant partie d'un mouvement associatif de protection de l'environnement ou caritatif mentionnent ce geste comme faisant partie d'une possibilité d'implication individuelle dans le processus de développement durable.

108d 'Oui, par des menaces de boycott collectif comme moyen de pression. En s'inscrivant à Greenpeace.'

9d 'moi tout seul, non. Par contre, je peux essayer de convaincre les autres et à plusieurs, en faisant des associations, on peut peut-être faire quelque chose.'


3.1.3.2.5. Mode de vie

      Sans que ces termes soient vraiment explicités, on sent que le développement durable n'est pas seulement fait d'actions isolées, mais dépend de choix quotidiens plus liés à une certaine façon de penser qu'à des actes bien précis (135d), même si ceux-ci sont parfois décrits (57d, 50d). Ces choix de vie font également appel à une éthique, à des valeurs qui, elles non plus, ne sont pas forcément explicitées (103d). Nous retrouvons des expressions telles que savoir 'négliger le superflu' ou 'limiter sa consommation au strict nécessaire'.

135d Par une réflexion globale et une pratique cohérente, évidemment un point de vue critique'.

103d 'En étant sensible aux besoins humains, cette réflexion trouvant son application dans les rapports interindividuels et sociaux' (103).

57d 'notre façon de vivre, d'utiliser l'eau, les produits de nettoyage, l'énergie, etc.'

50d '(...) En fait, c'est la recherche d'une meilleure qualité de vie pour soi-même et pour les autres, un choix dans la manière de vivre.'

      Faisant partie intégrante de ces choix de vie et de l'investissement que l'individu est prêt à faire en faveur du développement durable, nous relevons l'implication au niveau politique comme moyen de participer activement à la mise en place de ce processus. Ce moyen reste néanmoins très marginal puisqu'il n'apparaît que par 2% des réponses.

14d 'Par des dépôts de motions au Conseil fédéral et par nos choix de tous les jours, car le développement durable est un développement à faire à petite échelle, au sein d'une petite entreprise pour qu'il y ait un peu partout des petits groupes qui se mettent en place, petit à petit. Je ne crois pas que ça soit possible de façon 'industrielle.'


3.1.3.3. Favoriser le passage à l'action

      Nous avons relevé, au cours de ces entretiens, un certain nombre de revendications qui devraient permettre à l'individu de pouvoir s'investir dans le processus de développement durable. Ces revendications ne sont que rarement explicitées comme des souhaits. Elles apparaissent le plus souvent en lien avec un constat de manque.


3.1.3.3.1. Information, revendication et attente du public

      L'infrastructure médiatique est abordée par 33% des personnes interrogées. Tout comme le 'syndrome de la goutte d'eau', aborder ce sujet peut tout autant démontrer un esprit curieux et critique, indicateur d'une pensée complexe, et montrant une réelle volonté d'autonomie face à la société, qu'un esprit binaire cherchant à travers elle le meilleur moyen d'être pris en charge, de n'avoir pas à réfléchir, tout en ayant à sa portée un outil efficace pour participer activement au développement durable.

      Le plus souvent, c'est le manque ou carrément l'inexistence de l'information qui est relevée comme la cause majeure d'une impossibilité pour l'individu d'effectuer des choix. Ainsi, l'information est revendiquée par les intéressés comme source de motivation à l'action. Cette dernière supposant un changement dans sa manière de consommer ne peut être envisagée sans motif intrinsèque. L'information aurait donc un rôle important à jouer dans ce sens, véritable catalyseur d'énergie mis au profit d'une modification d'habitudes, de modes de vie et de consommation. Dans une optique idéale revendiquée par 17% des interviewés, l'information devrait permettre aux consommateurs de comprendre le sens de leurs actions, voire de leurs 'sacrifices' et ainsi leur permettre d'accéder à une réflexion menant à un comportement responsable. Dans cette optique, il s'agit bien sûr d'une information polémique, offrant à l'individu différents points de vue lui permettant d'effectuer ses choix en toute connaissance de cause. A l'opposé, 12% des personnes souhaitent obtenir une information 'prédigérée', 'prête à l'emploi' afin de pallier l'effort que demande la gestion de l'information d'une manière générale. La complexité inhérente à cette gestion est également un facteur non négligeable en faveur d'une telle prise en charge médiatique.

      Ainsi, alors qu'elle est citée parce qu'elle fait grandement défaut, l'information est sollicitée comme clé pour ouvrir le pouvoir d'influence au consommateur.

      Dès que nous parlons d'information, nous pensons 'médias'. Or, parmi les personnes qui ont entendu parler du développement durable, il nous a paru intéressant de montrer que 4% en avaient entendu parler dans le cadre de leur travail (journaliste, vétérinaire, directeur du TCS, dessinateur en bâtiment, architecte, employé dans un office de placement), 1,5% durant leur formation (universitaire ou secondaire), 1,5% par des amis, cette première prise de contact pouvant, dans certains cas, susciter un intérêt pour le sujet, rendant la personne réceptive à ce type de message. L'une de celles-ci précise d'ailleurs qu'après en avoir discuté avec des amis, elle l'a remarqué dans les journaux, ajoutant même que c'est un thème 'à la mode' (43). Nous pourrions alors nous poser la question de savoir pourquoi, si c'est un sujet d'actualité, elle n'y a pas prêté attention plus tôt. Ces remarques nous amènent à nous interroger quant au pourcentage important de personnes qui disent ne jamais avoir entendu parler de développement durable. Nous avançons même deux hypothèses à ce sujet. D'une part, le manque d'attention porté à ce concept pourrait venir des termes mêmes qui le désignent. En effet: que ce soit le mot de "développement" ou celui de "durable", tous deux, pris indépendamment l'un de l'autre, sont facilement compréhensibles. Les gens ont alors l'impression de comprendre le concept puisqu'ils saisissent le sens des termes. Cette idée correspond à la notion de 'schèmes mentaux' que développe Agacinsky (2000) lorsqu'elle affirme que pour comprendre un concept, il faut posséder au préalable le schème permettant de le décrypter. Dès lors, la non-compréhension du concept même passe tout à fait inaperçue.

      D'autre part, il serait intéressant de nous pencher sur la manière dont ce concept est présenté à travers les médias, mentionnés comme première source d'information par 10,5% des personnes interrogées. Parmi celles-ci, certaines n'hésitent pas à dire qu'il s'agit d'une 'notion vague' (115), mal définie, et bien qu'elles en aient entendu parler, elles ne peuvent pas dire de quoi il s'agit (29). Beaucoup de personnes l'ont aperçue à travers un projet précis, tel que l'Expo 01 ou les JO prévus en 2006 en Valais, mais la plupart l'ont repéré en tant que tel parce qu'elles-mêmes s'intéressent au sujet et qu'elles varient leurs sources d'informations, notamment par des revues spécialisées. D'ailleurs, 4% ne mentionnent que ces dernières comme source d'information.

      En ce qui concerne les médias, nous pourrions nous demander, d'une part, si les termes de 'développement durable' sont réellement utilisés tels quels et, d'autre part, si les personnes qui en entendent parler ne font pas une association inconsciente entre ces termes et le ou les sujets abordés (l'aide humanitaire ou la protection de l'environnement, les deux domaines qui habituellement parlent de développement durable). Ceci expliquerait le nombre élevé de personnes qui, bien qu'affirmant n'avoir jamais entendu parler de ce concept en donnent soit une définition complète ou du moins assez correcte, soit évoquent les pôles écologie ou développement social, comme nous avons pu le voir à travers nos analyses. Cet état de fait expliquerait également le nombre élevé de personnes pour qui le développement durable ne leur rappelle rien, mais qui, dans leurs arguments, citent tout naturellement les décisions qui ont suivi la Conférence des Nations Unies de Rio (103b), ainsi que certains autres traités qui lui sont liés.

103b "Oui, inévitable. J'étais aux USA pendant Rio et j'ai su que c'était essentiellement sur les forêts et que Bill Clinton n'a rien entrepris pour cela. Spécialement gênant vu que son vice-président a écrit un livre pour l'écologie. Déception. Parce qu'on ne peut échapper à une conception plus universelle des problèmes éco-politiques."

      Nous ne développerons pas ces hypothèses qui nous poussent dans des domaines qui dépassent le cadre de notre recherche. Mais les illustrations susmentionnées donnent un aperçu de cette formulation médiatique.

      Le manque de suivi par les médias des actions entreprises en faveur du développement durable ainsi que le peu de "publicité" fait autour de certains projets menés par les autorités provoquent une désillusion de la part du citoyen (54b).

      Nous pouvons ainsi relever que tout ce qui touche la communication publique (plan d'action d'Energie 2000, campagnes lancées par l'OFEFP, etc.) concernant les mesures prises ou discutées pour favoriser la mise en place du développement durable n'a absolument pas été perçu. Pire, l'éventualité que de tels projets soient envisagés par le gouvernement semble impossible (23c).

45b "Oui, mais il faudrait que l'on pousse les autorités à assumer les décisions dans lesquelles ils ont dit qu'ils s'engageraient. Ca ne sert à rien de prendre des décisions qu'on ne tient pas, comme à Rio. Et pour pousser les politiciens, il faudrait présenter les tenants et les aboutissants du développement durable de façon à ce que tout le monde comprenne, même les ouvriers."

23c "pour rester réaliste, je pense plutôt que cela doit venir de la politique. Pourtant, je ne sais pas si le Conseil fédéral serait crédible s'il proposait quelque chose comme ça. Néanmoins, si l'on pense planétaire, seul le pouvoir politique peut y parvenir.'


3.1.3.3.2. Organisation des infrastructures matérielles

      Beaucoup moins citées que l'absence d'information, les infrastructures matérielles, telles que containers spécifiques pour le tri des déchets, et plus spécifiquement l'emplacement de ceux-ci (46e), sont néanmoins mentionnées par 3% des personnes comme un handicap à la participation active de l'individu dans le processus de développement durable. En relation avec ces infrastructures, le manque de place, et par extension les conditions socio-économiques de certaines personnes (85e), apparaissent également dans les discours.

46e 'J'habite dans un studio, sans balcon et je ne vois vraiment pas où je pourrais entreposer mon compost, mes boîtes de conserves, l'alu, etc. Il n'y a pas de containers spéciaux devant mon immeuble, à part pour le verre. C'est pour ça que c'est le seul que je récupère (...).'

85e "J'ai la chance d'habiter une grande maison, avec un garage et un jardin où je peux entreposer mes déchets avec de les amener à recycler. Je me demande comment font les gens qui vivent dans un HLM pour gérer toutes les poubelles que cela suppose."

      Néanmoins, comme nous le mentionnions déjà au point 1.1.3.13.3., ces revendications sont en général une "bonne excuse" pour répondre à la loi du moindre effort.


3.2. Analyse "transversale" des entretiens

'Comme il est normal pour un marginal
Tu dis non au nucléaire
Tu t'fais du mourron
Pour ceux qui viendront
Après nous sur cette Terre'

N'écoute pas Tazief,
Ecoute l'EDF,
C'est elle qui tranche et qui juge
Comme tout un chacun
Adhère à l'emprunt
Et dis 'après nous le déluge'
C'est si important le 'bénéf'

Jean-Roger Caussinon chanté par Léo Ferré, 1986, Les spécialistes

      L'analyse 'transversale' telle que nous l'appelons s'intéresse à l'entretien dans son ensemble. Contrairement à l'analyse 'horizontale' que nous venons de voir, l'analyse 'transversale' conserve les réponses dans le contexte et la continuité de l'entretien. Elle permet de mettre à jour la manière dont les personnes raisonnent à travers l'ensemble de l'entretien, ainsi que la cohérence de leur argumentation.

      Nous avons vu tout au long de ce travail qu'il est très difficile de définir des indicateurs de pensée complexe, et qu'il est encore plus ardu de catégoriser de manière manichéenne les réponses obtenues au cours de ces entretiens en fonction de ces indicateurs. Comme nous l'avons constaté à maintes reprises, nous pouvons trouver dans la même réponse des facteurs ou des éléments tant favorables que défavorables à cette approche.

      Les tableaux que nous présentons ci-après sont donc fortement réducteurs puisqu'ils catégorisent sur le mode binaire les réponses obtenues au cours de ces entretiens. Comme l'objectif très pragmatique de cette recherche est de débusquer les facteurs qui favorisent ou entravent l'implication de l'individu dans le processus de développement durable, il nous a paru important de tenter une approche la plus pertinente possible de la démarche de pensée des personnes interrogées. Travaillant sur les différentes conceptions mises à jour à travers l'analyse 'horizontale', l'analyse 'transversale' permet de mettre en relation ces éléments. En d'autres termes, cette nouvelle approche nous permet de voir si le fait d'avoir une approche globale du concept a une incidence sur l'attribution du 'pouvoir d'influence' et si cette ouverture d'esprit favorise l'implication de l'individu. Nous avons déjà pu voir que, dans l'analyse 'horizontale' des questions d et e que l'approche complexe ne semblait pas un élément déterminant de cette implication. Cette observation se vérifie-t-elle si nous tenons compte de l'ensemble des informations obtenues sur la manière d'appréhender la complexité durant tout l'entretien? Dans le même ordre d'idée, l'attribution du 'pouvoir d'influence' à l'individu dans la question c est-elle un élément déterminant dans l'implication de l'individu dans le processus de développement durable ou dans la vision de l'impact de celui-ci sur la société?


3.2.1. L'implication de l'individu, moteur du développement durable

Imagine all the people
Living life in peace...
Imagine all the people
Sharing all the world...
You may say I'm a dreamer
But I'm not the only one
I hope someday you'll join us
And the world will be as one

John Lennon, 1971, Imagine

      Ce premier tableau (voir page suivante) part des personnes qui affichent, dans les questions d et e une vision, si ce n'est 'optimiste' de l'impact de l'individu sur le processus de développement durable, du moins 'réaliste', c'est-à-dire possible, même si cette implication ne va pas forcément de soi.

      Ce que nous pouvons observer sur ce tableau infirme quelque peu les observations faites dans l'analyse verticale des questions d et e, dans le sens où l'implication de l'individu et sa vision de l'impact de cette dernière ne sont pas en relation directe avec une certaine maîtrise de l'approche complexe et des interactions qui entrent en jeu dans le processus de développement durable, mais peuvent avoir néanmoins une certaine influence. En effet, nous trouvons, parmi ces personnes 'positives' face à l'impact de l'implication personnelle dans le processus de développement durable, plus de personnes qui ont une approche complexe du phénomène (31%) que celles qui affichent une non-compréhension des interactions qui lient le consommateur à ce processus (20,5%). Si nous remontons jusqu'aux réponses a et b, nous constatons que parmi ces 20,5%, 17% n'en avaient déjà pas, alors que parmi les 31% qui présentent une approche complexe dans les réponses d et e, 8% avaient déjà une conception très globale du développement durable.

      

Tableau III/I : Récapitulation de l'analyse transversale I

      Dans les exemples que nous donnons pour illustrer cette observation, nous constatons tout d'abord que les conceptions du développement durable, véhiculées par des personnes qui, toutes deux n'en ont jamais entendu parler, sont très différentes. La personne 74 a une conception très globale de ce concept, alors que la personne 72 apporte une conception fortement 'écologiste'. Dans la réponse e de cette même personne, l'action locale n'est visiblement pas mise en relation avec le développement global, alors que la réponse donnée par la personne 74 à cette même question présente un aspect beaucoup plus global puisque cette personne met en relation le fait d'être devenue végétarienne comme une participation active au processus de développement durable. Cette mise en relation sous-entend un esprit d'ouverture tout à fait compatible avec une approche systémique du concept.

74b 'je ne savais pas que ça s'appelait comme ça, mais c'est exactement les domaines qui m'intéressent. Par exemple, moi, j'aimerais avoir plus d'informations sur les dégâts que les êtres humains ont fait à la nature, j'aimerais des clarifications sur ce que mangent les animaux et les conséquences que cela a sur la santé, j'aimerais être mieux informée sur tout ce qui touche à la philosophie qui entoure ces domaines. J'aimerais aussi qu'on propose des solutions sur comment aider intelligemment le Tiers Monde, c'est-à-dire en ne s'arrêtant pas à l'envoi de lait en poudre Nestlé!'

74e 'oui, je n'avais pas pensé au fait qu'en choisissant les produits que j'achète, en étant devenue végétarienne je participe activement au développement durable. Peut-être que ça serait la solution pour se passer du gouvernement.'

72b 'absolument, c'est important, je n'ai pas envie que mon enfant se retrouve sur une planète qui soit complètement polluée, sans espoir d'avenir.

72d 'bien sûr, dans la manière de nous nourrir, de nous soigner, de vivre, d'éduquer notre enfant. La manière dont les gens se nourrissent est contraire au développement durable en général.'

72e 'je peux montrer à mon enfant les choix importants à faire, lui expliquer pourquoi c'est malsain d'aller chez Mac Do, par exemple, mais je ne pense pas que ces choix aient un impact au-delà de mon entourage proche.'


3.2.2. L'implication de l'individu n'est pas moteur du développement durable

      Nous retrouvons dans le tableau suivant (voir page suivante) deux grandes catégories de personnes. Les personnes qui voient d'une manière très pessimiste, voire qui ne reconnaissent pas du tout l'impact de l'action individuelle sur la société, et celles qui, si elles envisagent de manière tout à fait positive ce moyen de pression ne sont pas prêtes à s'investir dans une action qui nécessite un effort ou une restriction de leur liberté personnelle, traduite dans l'acte de consommer.

      

Tableau III/II : Récapitulation de l'analyse transversale II


3.2.3. Mise en évidence des modes de raisonnement dans l'ensemble de l'entretien


3.2.3.1. Relations entre approches complexe et implication de l'individu

  • En comparant ces deux tableaux, nous pouvons en conclure qu'une vision complexe de l'impact de l'action individuelle et plus particulièrement de celui du consommateur a tendance à favoriser l'implication de ce dernier. En effet, 31% des réponses envisageant l'implication personnelle comme moteur du développement durable offrent une approche complexe, contre 20% pour les plus pessimistes du deuxième tableau.
  • Nous trouvons dans le premier tableau 12% des personnes, contre 14,5% dans le deuxième, qui affichent une approche complexe dans les réponses aux questions a et b. Malgré cette différence, et tenant compte du fait que notre analyse n'est pas quantitative, nous pouvons en conclure que les conceptions que véhiculent les gens sur le concept de développement durable n'ont pas une influence significative sur l'implication de l'individu et sa vision de l'impact du pouvoir individuel dans la mise en place de ce processus.

      Dans les exemples que nous donnons pour illustrer ces observations, nous relevons dans l'exemple 10 que cette personne, après la lecture de la définition, accède à une conception très globale du développement durable, même si l'action individuelle n'apparaît pas en tant que telle. Paradoxalement, c'est à l'individu que le pouvoir d'influence est attribué à la question c, et celui-ci est envisagé de manière tout à fait pratique dans les réponses aux questions d et e. Des mises en relations apparaissent entre action locale et développement global ce qui rend le pouvoir du consommateur en quelque sorte 'évident'.

      Dans l'exemple 36, la conception véhiculée sur le développement durable après la lecture de la définition reste très concentrée sur une vision primaire de l'approche de la nature. Le pouvoir d'influence est remis en question en tant que tel à cause des disparités sociales et le pouvoir individuel n'est pas envisagé. Par contre, le discours sur le pouvoir du consommateur est pertinent, il montre une compréhension de base des lois du marché, ce qui donne au pouvoir du consommateur une valeur non négligeable dans le processus de développement durable.

10a 'jamais entendu parler. Quelque chose qui dure longtemps, peut-être des objets, des constructions.'

10b 'c'est important, mais c'est compliqué à comprendre. J'y crois quand même, fondamentalement, car ce serait bien de pouvoir avoir une planète où on serait plus heureux, mais je ne sais pas si les gens peuvent comprendre tout ça. Il faudrait que l'on propose des idées pour sortir de notre période de morosité. Des choses pour ouvrir l'esprit des industriels, des personnes importantes dans l'économie, la politique. Des idées pour protéger l'environnement aussi.'

10c 'chacun de nous.'

10d 'oui, par ma manière de vivre et le discours que je peux tenir. Je peux vivre plus simplement, laisser le superficiel et l'artificiel de côté. Par mon discours, je peux essayer d'expliquer le gouffre dans lequel on s'enfonce.'

10e 'oui, je crois que ces choix peuvent également avoir une influence sur la société de consommation en général. Je crois que nous pouvons changer les choses, même si ce n'est pas facile.'

36a 'jamais entendu parler. Que l'on fabrique des choses qui durent plus longtemps.'

36b 'oui, je pense que c'est un thème important. J'aime la nature et ce serait bien que tout le monde l'apprécie et la respecte.'

36c 'il faudrait que tous les gens se mettent au même niveau, qu'on enlève les hiérarchies sociales pour que tout le monde parle le même langage, ait les mêmes intérêts, sinon, je pense que ce n'est pas possible.'

36d 'je ne sais pas, peut-être, mais je ne sais pas comment.'

36e 'oui, parce que ce sont les consommateurs qui peuvent boycotter ou promouvoir certains marchés. Maintenant, faut-il encore savoir lesquels promouvoir et lesquels boycotter? Peut-être que si on avait plus d'informations sur ce qu'il faudrait faire ça pourrait marcher.'

      Les exemples suivants font le pendant du côté des 'pessimistes'. Ces personnes, qu'elles connaissent (105) ou non (60) le développement durable, en ont une approche très globale, relevant dans la réponse b tant l'importance du sujet que les points principaux du concept. Elles envisagent de manière très pertinente une manière d'amener ce processus au sein de la société, que ce soit par l'action citoyenne directe (105b et c) ou par une instance 'à inventer' qui prépare l'entrée de ce projet, tant auprès des gouvernements que de la population (60c). Toutes ces connaissances, cette conscience du problème, cette ouverture d'esprit, ces mises en relations pertinentes jusque-là disparaissent au moment où l'on aborde le pouvoir individuel, alors que des propositions allant dans le sens d'une responsabilisation en tant que consommateur apparaissent déjà dans la question c (60c). Ces prédispositions ne les amènent pas à s'investir personnellement de manière active, pratique. Leur engagement reste au niveau du discours (105d) et leur argumentation dans la réponse e perd la dimension globale des réponses données précédemment (105e). Avec le pouvoir du consommateur, nous remarquons la forte limite que mettent ces personnes, limite relative à l'effort que demande une approche critique et une réflexion sur les choix de consommation (60d et e).

105a 'la planète est finie, les ressources ne sont pas inépuisables, penser aux conséquences de l'action humaine.'

105b 'oui, pour les raisons évoquées à la première question. Mais il faut une prise de conscience à tous les niveaux de la société pour engager une action globale. Pour moi, le développement durable est aussi un mode de développement qui gênera les intégristes de tout poil, aussi bien patrons qu'écolos.'

105c 'les citoyens, pour autant qu'ils se sentent concernés, car je ne crois pas trop au politique.'

105d 'oui, à travers des actions d'information et de bouche à oreille.'

105e 'un peu difficile et délicat, on peut toucher le domaine écologique, par exemple en évitant les emballages. Mais personnellement, je manque un peu de motivation. Pour le reste, j'aimerais avoir plus d'infos sur les aliments.'

60a 'jamais entendu parler. Je pense qu'il s'agit de lancer un développement qui puisse évoluer et grandir de façon autonome. Un développement dans le sens où chacun sur la planète aurait à manger, une plus grande égalité. Que chacun puisse retrouver le respect de sa personne, tout ça en respectant l'environnement.'

60b 'c'est même le seul thème qu'il faudrait aborder. En abordant ce thème, on aborde tout ce qui touche à l'humain. Personnellement je m'intéresse déjà beaucoup à l'environnement, mais je pense qu'il faut voir plus large et ce que vous me dites du développement durable offre cette ouverture.'

60c 'il faudrait un 'noyau déclencheur' composé d'économistes, de scientifiques, de spécialistes en aide humanitaire et en environnement, tous intéressés par l'avenir de la planète et qui soumettraient un projet pour persuader les dirigeants des différents pays et par là, accéder aux citoyens. Ce projet ne devrait pas avoir peur de proposer des choses pratiques, comme Max Havelaar ou des dimanches sans voiture.'

60d 'oui, certainement, mais je ne sais pas comment et d'autre part, ça va me demander des efforts parce que d'instinct, on est tous des consommateurs.'

60e 'oui, tout en sachant que ce n'est pas moi toute seule. Il faut un côté militant que je n'ai pas pour poser un regard critique sur tout ce qui m'entoure et faire des choix en conséquence.'


3.2.3.2. Relations entre attribution d'un pouvoir d'influence et implication de l'individu

  • Nous constatons également que l'attribution du pouvoir d'influence à une instance particulière est très partagée et que nous trouvons autant de personnes qui attribuent ce dernier à l'individu qu'à une autre instance dans un tableau comme dans l'autre. La faible différence que nous pouvons observer entre une attribution plus en faveur de l'individu chez les plus 'optimistes' et plus en faveur d'une délégation de ce pouvoir chez les plus 'pessimistes' ne nous semble pas significative. En effet, dans le premier tableau, nous trouvons 26% des gens qui donnent ce pouvoir à l'individu et 25,5% qui le délèguent à une autre instance, quelle qu'elle soit. Nous pourrions penser que cette dernière attitude rendrait plus difficile l'approche du pouvoir d'influence personnel dans la question d et celui du consommateur dans la question e. Il n'en est rien. Nous pouvons donc constater que les différentes conceptions du 'pouvoir d'influence' n'ont pas une incidence significative sur l'implication de l'individu et la vision de l'impact de celle-ci dans la mise en place du processus de développement durable. En d'autres termes, l'attribution d'un pouvoir d'influence concernant la société en général semble moins importante que le fait même que certaines personnes pensent pouvoir s'investir dans une action individuelle et que cet investissement ait un impact sur la société d'une manière générale. En d'autres termes, que l'on soit conscient de ses responsabilités en tant qu'individu et citoyen au sein d'une société démocratique ou qu'on les délègue à une autre instance n'influence que peu la croyance au pouvoir d'influence individuel, ainsi que l'envie d'action qui en découle.
  • D'une manière générale, nous constatons également que l'attribution du pouvoir d'influence à l'individu à la question c ne garantit ni la croyance en l'efficacité de son action, ni l'envie de celle-ci.

      Parmi les exemples que nous donnons pour illustrer ces observations, la personne 11 donne une définition du développement durable alors que dans l'exemple 77, il s'agit d'une évocation. Si dans ce deuxième exemple la conception qui émerge après la définition donnée par le chercheur révèle une approche très globale du concept, la définition est fortement 'tiers-mondiste', et les éléments apportés dans la réponse b ne nous permettent pas de savoir si celle-ci a ou non été transformée.

      L'attribution du pouvoir d'influence, dans l'exemple 11 fait totalement abstraction de l'individu, renvoyant ce pouvoir au politique, aux médias, voire aux intellectuels. Dans l'exemple 77, par contre, ce pouvoir appartient clairement à l'individu, précisant même que toute intervention d'une instance 'supérieure' visant à imposer ce processus est illusoire.

      Par contre, le pouvoir du consommateur est reconnu, dans un cas comme dans l'autre comme un moyen tout à fait efficace d'entraîner une société dans ce processus.

11a 'ce que j'ai appris: la conjonction des développements économique, écologique et culturel. Pour moi, cette notion est à appliquer aux pays en voie de développement, dans le sens où notre action envers eux soit une action à long terme. Par exemple, Swissaid qui forme du personnel sur place et surtout qui fait en sorte que les responsables soient des gens locaux.'

11b 'oui, mais il ne faudrait pas que ce sujet reste théorique, il faudrait le mettre en pratique, mais je ne sais pas comment. On devrait déjà faire un centre d'information pour expliquer ce que c'est et les enjeux que cela a pour l'avenir de nous tous et de nos enfants.'

11c 'les politiques dans le sens où l'on se décharge sur eux des prises de décisions, les médias, les industriels qui sont d'ailleurs souvent aussi des politiques, les intellectuels mais qui s'expriment souvent par le biais des médias.'

11d 'non, mais je pourrais en avoir une. En parlant autour de moi, en sensibilisant les gens par mon discours.'

11e 'oui, c'est vrai, en privilégiant les labels verts, les produits Max Havelaar, en n'achetant pas sans savoir d'où viennent les produits, comment ils sont fabriqués, on peut effectivement changer beaucoup de choses.'

77a 'jamais entendu parler. Je pense qu'il s'agit de développement à long terme dans l'économie, l'industrie.'

77b 'oui absolument, mais ça remet en cause tout ce qui a été fait jusqu'à maintenant. Parce que jusqu'à maintenant, quand on développait quelque chose, une machine ou autre on ne pensait pas si cela allait faire du tort à l'environnement ou aux hommes. On ne pensait qu'à faire un bon coup de commerce.'

77c 'tout le peuple doit être d'accord. Parce que si c'est seulement une loi, ça ne servira à rien.'

77d 'oui, en réfléchissant à ce que l'on fait. Pour nous, paysans, en produisant en respectant l'environnement et les lois imposées par rapport à cela. Mais tout le monde, même s'il n'est pas paysan peut y participer en réfléchissant aux conséquences de ses actes.'

77e 'oui et même un sacré pouvoir! Il n'y a qu'à voir les associations des consommatrices qui sont plus écoutées que le conseil fédéral ou le vétérinaire cantonal en matière d'alimentation. En choisissant ses produits, on peut influencer toute la chaîne.'


3.2.4. Argumentation dans les entretiens

      Ces tableaux nous permettent de constater une très grande variété dans la manière dont les personnes évoluent à travers l'entretien. Nous nous limitons à présenter les extrêmes, c'est-à-dire les personnes qui conservent le même type d'arguments du début à la fin de l'entretien et celles qui, au contraire, marquent plusieurs transformations, suivent différents types de raisonnement et font varier leur argumentation en fonction de l'évolution de leur pensée.


3.2.4.1. Constance de l'argumentation

      Parmi les personnes qui conservent une certaine cohérence dans leur argumentation, nous relevons celles qui restent positives du début de leur discours jusqu'à la fin, en maintenant que, puisqu'il s'agit d'un projet de société qu'elles jugent important et qui plus est, que sa mise en place dépend de l'individu, voient leur propre action comme un acte ayant une portée certaine.

100b 'oui, je pense que ce sujet intéresse tout le monde, parce que je pense que c'est le désir de tout le monde de trouver un équilibre, ce qui favoriserait la paix dans le monde.'

100c 'tout le monde.'

100d 'oui, en triant les déchets, en économisant l'eau, en ne prenant pas toujours la voiture, en essayant d'accepter les opinions, les religions et les cultures des autres.'

100e 'oui, en ne s'intéressant pas seulement au prix, mais en regardant d'où ça vient, comment c'est fabriqué. Personnellement, j'aimerais une meilleure information sur ces sujets.'

      Dans le deuxième exemple que nous donnons de cette cohérence dans une argumentation positive, nous relevons un réalisme très présent. La personne soulève la difficulté que va rencontrer un tel projet. Elle le dit à plusieurs reprises, dans les différentes réponses. Néanmoins, elle reste convaincue de l'efficacité d'une telle action.

10b 'c'est important, mais c'est compliqué à comprendre. J'y crois quand même, fondamentalement, car ce serait bien de pouvoir avoir une planète où on serait plus heureux, mais je ne sais pas si les gens peuvent comprendre tout ça. Il faudrait que l'on propose des idées pour sortir de notre période de morosité. Des choses pour ouvrir l'esprit des industriels, des personnes importantes dans l'économie, la politique. Des idées pour protéger l'environnement aussi.'

10c 'chacun de nous.'

10d 'oui, par ma manière de vivre et le discours que je peux tenir. Je peux vivre plus simplement, laisser le superficiel et l'artificiel de côté. Par mon discours, je peux essayer d'expliquer le gouffre dans lequel on s'enfonce.'

10e 'oui, je crois que ces choix peuvent également avoir une influence sur la société de consommation en général. Je crois que nous pouvons changer les choses, même si ce n'est pas facile.'

      Cette même cohérence dans l'argumentation se retrouve à l'opposé, parmi les personnes qui ne croient pas du tout au pouvoir d'influence individuel et donc pas plus à celui du consommateur.

5b 'pourquoi pas? mais nous, en tant qu'individu, on ne peut rien changer. C'est au niveau des états que ça doit changer. Et puis, il n'y a pas que la Suisse qui soit concernée. Il faudrait que tous les états s'y mettent.'

5c 'les autorités, le pays, les politiques.'

5d 'non. Parce qu'on ne peut rien y changer tant que ceux qui gouvernent ne changent pas. On ne peut rien faire.'

5e 'ça ne va rien changer quand même. Il faut que ce soit le gouvernement qui change et nos petites actions ne vont pas le faire changer d'avis.'

      Dans le deuxième exemple que nous donnons, dès la réponse à la question b, nous remarquons une réticence de la part de cette personne envers le concept même de développement durable. Elle ne voit pas de possibilité pour qu'un tel projet se mette en place. Cette difficulté s'exprime également dans la réponse à la question c. Elle ne parvient pas à déterminer clairement à quelle instance elle délègue le pouvoir d'influence. La seule chose que nous pouvons relever de certain, est le fait qu'elle ne l'attribue pas à l'individu. Enfin, son argumentation reste très fortement axée sur cette impossibilité de transmettre un tel message.

29b 'c'est un projet grandiose, magnifique, mais je ne sais pas si ça sert à quelque chose de poser le problème comme ça. Personne ne peut accéder à une telle vue d'ensemble sans un travail important sur soi. Il faut d'abord se comprendre soi-même avant de prétendre pouvoir comprendre les autres, surtout si en plus il s'agit de cultures différentes.

29c 'en tout cas pas les politiciens. Peut-être les philosophes, les artistes, les penseurs, les écrivains, les économistes aussi, peut-être, en même temps, c'est utopiste, car les artistes, ça fait longtemps qu'ils essaient de changer la société, sans y arriver. De toute façon personne, s'il est tout seul.'

29d 'non, bien que je croie à la valeur de l'exemple, on a beau changer son comportement, ça ne change pas celui des autres.'

29e 'c'est une goutte d'eau dans l'océan. Ca ne change pas grand-chose, sauf si ça devient collectif. Et qui serait prêt à faire des concessions au nom de la solidarité? Tant qu'il s'agit de s'acheter une bonne conscience en donnant de l'argent à la chaîne du bonheur, ça va, mais je pense qu'il est utopique de croire que les gens sont prêts à abandonner une part de leur confort personnel.'

      Cette cohérence se retrouve également chez certaines personnes qui affichent dès le départ un désintérêt pour le sujet du développement durable.

52a 'en fait, ça ne m'intéresse pas beaucoup de savoir ce que cela veut dire.'

52b 'c'est un sujet où je ne me sens pas concernée.'

52c 'ceux qui ont l'argent parce que ce sont eux qui ont le pouvoir.'

52d 'non.'

52e 'je ne pense pas que cela soit un moyen. En tout cas, personnellement, je ne pense pas à ça quand je fais mes achats.'


3.2.4.2. Transformation, voire incohérence de l'argumentation

      Nous divisons cette catégorie en deux sous-groupes. Nous avons d'une part les personnes qui partent avec un a priori très favorable sur le développement durable ainsi que sur la possibilité d'y participer individuellement mais qui, au dernier moment, se rétractent, soit en avouant qu'elles ne sont pas prêtes à faire certains sacrifices, soit en admettant qu'elles ne croient pas en l'action du consommateur, soit les deux en même temps. Dans cette catégorie de personnes, nous pouvons constater que toutes ont déjà entrepris certaines actions allant dans le sens du développement durable et qu'un fort accent est mis sur la prise de conscience de certaines valeurs inhérentes au développement durable. Malgré un tel discours, aucune n'est prête à modifier certaines habitudes de vie ou un certain confort. En fait, comme nous le mentionnions précédemment, c'est l'effort que sous-tend l'entrée dans un tel processus qui les fait renoncer à s'investir au-delà de ce qu'elles ont déjà entrepris. Ainsi, aborder le pouvoir du consommateur amène à des effets paradoxaux. Dans 10,5% des cas il sert de véritable catalyseur à l'implication de l'individu dans le processus de développement durable. Ce pouvoir offre un véritable moyen d'action à des personnes qui, sans lui, n'entrevoient aucune manière d'intervenir sur ce processus. Pour 17% des personnes, par contre, il est une véritable atteinte à leur liberté personnelle et si elles envisageaient une implication à travers le discours, le travail ou la participation à des mouvements caritatifs ou autres, elles refusent de toucher à ce qu'elles estiment être un confort personnel dont elles ne veulent pas se passer.

24b 'oui, je pense qu'une reprise de conscience des valeurs essentielles telles qu'accepter les opinions différentes, arrêter de revendiquer sans arrêt, savoir donner de sa personne, etc.... est à faire. Il me semble important de commencer par voir ce que l'on peut faire dans notre petit cadre de vie, à notre échelle avant de commencer de penser planétaire.'

24c 'tout le monde, chacun à son échelle. Dans un autre sens, personne, car personne ne veut prendre quelque chose en charge. En tout cas pas les politiques, mais par contre, je pense que le pouvoir de changer réellement quelque chose au niveau planétaire peut se faire par les puissances économiques omniprésentes, telles que les multinationales, microsoft, etc...'

24d 'par mon travail puisque je touche la construction et peut influencer sur l'utilisation et la mise en place d'énergies renouvelables, par exemple, par les milieux associatifs dont je fais partie également, par des actions ponctuelles, un investissement personnel, tout en ayant conscience qu'il faut rester chacun à son échelle, en amenant des idées, en les débattant, en regroupant des personnes intéressées, etc.'

24e 'peut-être, mais je ne veux pas changer mes habitudes, parce que j'aime me faire plaisir et que je ne veux pas renoncer à cela. Le choix de certains produits peut influencer, mais personnellement, je m'estime trop comme une goutte d'eau dans l'océan.'

      Inversement, nous avons celles qui partent avec de forts a priori négatifs. Qu'elles laissent le pouvoir d'influence à l'individu ou à une instance extérieure, elles ne voient aucune possibilité d'action individuelle. Ce n'est qu'au moment de la question concernant l'influence des choix du consommateur au sein de la société qu'elles envisagent tout à coup une possibilité d'intervenir et, par la même occasion, une envie d'action. Cette mise en évidence du pouvoir du consommateur peut être perçue dans notre recherche comme une perturbation favorable à une prise de conscience du pouvoir d'influence individuel liée à un désir de s'impliquer de manière personnelle au sein de ce processus. En d'autres termes, par leur action individuelle les personnes mettent une 'image', un 'schème', sur le concept de développement durable, rendant ce dernier moins abstrait, moins 'flou' et permettant ainsi une meilleure appropriation du sujet et de ses interactions. Nous pouvons constater cet état de fait par le nombre de personnes affichant une approche globale du concept dans les questions a et b (26,5%) et par celles qui font appel dans leurs arguments d et e à des indicateurs de pensée complexe.

56b 'absolument, je pense qu'il faut penser que nos enfants ont aussi envie de voir des arbres, de la nature intacte.'

56c 'ceux qui ont du fric. Mais je ne sais pas qui c'est.'

56d (hésitation) 'non.'

56e 'vu comme ça, ça devient réalisable et ça serait bien que les gens le comprennent. Mais il faudrait expliquer pourquoi si on achète tel produit ou tel autre ça change quelque chose. Moi, j'ai de la peine à comprendre comment ça fonctionne.'

      Le deuxième exemple que nous donnons montre des 'aller-retour' entre la volonté de s'impliquer et d'avoir accès à des informations sur le sujet (81b), la délégation du pouvoir d'influence à une instance où l'individu n'intervient que comme personne suivant une loi imposée (81c), l'impossibilité d'imaginer cette implication (81d).

81b 'oui, je crois que beaucoup de monde serait intéressé par ce sujet, il faudrait un endroit où l'on puisse venir poser des questions, trouver des informations, savoir ce que c'est et ce qu'on peut faire.'

81c 'je ne sais pas. Il faudrait que quelqu'un propose des lois, mais je ne sais pas qui.'

81d 'non, je ne crois pas. En tout cas, je ne sais pas ce que je pourrais faire.'

81e 'oui, en recyclant, en achetant pas des choses trop emballées parce que ça fait beaucoup de déchets. Il faudrait que les produits bio ne soient pas trop cher pour qu'on puisse les acheter. Il faudrait aussi qu'on nous dise ce qu'il faut acheter, un peu comme la publicité mais avec des raisons pas seulement liées à l'argent.'


3.3. Synthèses des analyses d'entretiens

Au bistrot comme toujours
Il y a les beaux discours
Au poteau les pourris,
Les corrompus aussi,
Dents blanches et carnassiers,
Mais à la première occasion
Chacun deviendra le larron
De la foire au pognon qui se trame ici
Allez danse avec Johnny

Noir Désir, 1996, Un jour en France

      Les points que nous relevons ici sont les principales émergences que nous avons pu observer dans l'ensemble des analyses. Les chiffres entre parenthèses indiquent de quel(s) chapitre(s) de l'analyse les informations données sont issues.


3.3.1. Approche conceptuelle du développement durable


3.3.1.1. Conceptions mises à jour dans la définition

      Ce premier tableau concentre les conceptions sur le développement durable observées auprès des personnes ayant déjà entendu parler de ce concept. Nous avons fait ressortir en gras les cadres où le maximum de réponses ont été enregistrées. D'une manière générale, nous constatons que:

- moins d'un quart de ces personnes sont capables de donner une définition plus ou moins complète d'un concept dont elles disent avoir déjà entendu parler.

- pour les personnes qui en donnent une définition partielle, ce concept est fortement axé sur le pôle 'écologie', souvent teinté d'une forte conception 'tiers-mondiste',

- mis à part 3% des personnes qui ont une conception très éloignée (point 3.1.1.1.2.E.) ou déformée (points 3.1.1.1.3. et 3.1.1.2.2.G.) du concept de base, toutes présentent des conceptions tenant compte d'au moins un élément présent dans la définition du concept.

      

Tableau III/III : Les conceptions véhiculées sur le développement durable

      Ces conceptions restent fortement ancrées chez ces personnes, puisque, juste après la lecture de la définition, nous ne pouvons constater qu'une très légère transformation de celles-ci.

      

Tableau III/IV : Transformations et ancrages des conceptions sur le développement durable

      Deux catégories disparaissent dans ce tableau. Toutes les personnes qui ne voyaient le développement durable qu'en relation avec les pays industrialisés ou en relation avec une qualité matérielle des produits ont accédé à une approche plus globale du concept. Par contre, les approches "écologistes" et "tiersmondistes" perdurent, presque sans modification.


3.3.1.2. Les conceptions mises à jour par l'évocation

      Le tableau ci-après nous permet d'accéder à une vue globale de ce qu'évoque le développement durable pour les personnes qui disent n'en avoir jamais entendu parler. D'emblée, nous constatons trois éléments importants.

- pour 25% des personnes, cette juxtaposition de termes évoque un aspect économique que l'on retrouve non seulement sous le terme 'économie' (10%), mais également 'travail' (4,5%) et 'matériel' (10,5%) puisque ce dernier concerne la qualité et la durabilité des matériaux.

- les termes de 'développement' et 'durable' juxtaposés ne sont pas porteur de sens pour tout le monde, puisque pour 12% des personnes, cela n'évoque strictement rien et que pour 3,5% d'autres cette évocation se résume à 'quelque chose qui dure', sans que ce 'quelque chose' soit explicité ou développé.

- par contre, nous relevons que pour 11,5% des personnes l'association de ces deux termes semble au contraire très parlante puisqu'elle leur permet d'accéder à une approche très globale de la problématique, même si les trois pôles économie, écologie, social ne sont pas forcément mentionnés en tant que tels.

      

Tableau III/V : Evocation sur les termes de développement durable

      Le tableau suivant nous montre la transformation des conceptions entre le moment de l'évocation (tableau II/III) et celui des arguments donnés en réponse à la question b.

      

Tableau III/VI : Les conceptions dans la phase de reformulation du concept

      En comparant les conceptions qui apparaissent dans l'évocation et dans la reformulation du concept à la question b, nous pouvons remarquer que:

- les ancrages y sont beaucoup moins forts que chez les personnes qui disent avoir déjà entendu parler du concept,

- d'une manière générale, les personnes quittent une approche très cartésienne, présentant des catégorisations bien définies, au profit d'interactions partielles touchant plusieurs domaines,

- le pôle économique disparaît en tant que tel, remplacé par des approches très environnementalistes et sociales. Il n'est plus que sous-jacent à ces approches. Cet aspect est fondamental, car si le pôle économique est évoqué dans un premier temps, il l'est systématiquement en relation aux problèmes qu'il engendre (chômage, instabilité sociale, etc.). Cette négation provient d'une certaine peur. On le sent omniprésent, sans pour autant que son rôle soit clairement mis en relation avec la problématique du développement durable. Il reste donc quelque peu abstrait, n'apparaissant souvent qu'à travers ses aspects les plus médiatisés. Cet aspect très négatif est abandonné dans la suite du discours, au profit d'une vision souvent beaucoup plus optimiste de l'avenir, le développement durable apparaissant généralement comme une chance d'accéder à une qualité de vie meilleure, en tout cas du point de vue social et environnemental,

- des réactions critiques apparaissent, liées principalement à la complexité du sujet qui rend celui-ci inabordable par l'individu. Du coup, celui-ci ne peut appréhender son rôle dans le processus, et ressent le thème comme extérieur à lui-même, qui ne le concerne nullement.

      Nous restons vigilants au fait que ces arguments sont donnés dans le contexte particulier de l'entretien et font suite à un apport oral de connaissances à travers la définition donnée par le chercheur. D'autres ancrages que ceux relevés peuvent donc très bien exister, mais ils n'apparaissent pas dans le contexte précis de ce travail.

      D'autre part, ce tableau ne peut reproduire que de manière approximative la complexité des réponses enregistrées dans cette partie de l'entretien. Plusieurs notions se recoupent, se chevauchent, s'influencent et la complexité du sujet amène également un certain flou qu'il n'est pas possible de reproduire graphiquement. Néanmoins, une telle représentation nous permet d'accéder à une vision assez globale de ce que les gens retiennent de ce concept.

      Le tableau suivant est une synthèse des conceptions relevées dans l'ensemble des réponses b, que celles-ci proviennent de personnes ayant déjà entendu parler de développement durable ou non.

      Nous remarquons que tout ce qui touche directement le développement économique a disparu.

      Un quart des personnes interrogées montre dans leurs propos une approche assez globale du concept. Par contre, parmi les conceptions les plus ancrées, nous retrouvons une très forte prédominance du pôle écologique et d'une vision 'tiers-mondiste' lorsque les deux ne sont pas combinés. En effet, c'est souvent le peu d'attention donné à l'environnement dans les pays en développement qui apparaît comme la cause de déséquilibres. Notons que dans cette approche les pays industrialisés ne sont pas systématiquement partie prenante de cet état de fait, bien que la plupart leur accorde le pouvoir d'aider, voire de diriger un développement tenant compte de l'environnement par l'apport d'argent et/ou l'implantation d'industries moins polluantes.

      Les personnes qui marquent un désaccord ou un désintérêt pour le sujet, ainsi que celles qui pensent que le développement durable est une utopie ne laissent pas apparaître de conceptions particulières liées au sujet lui-même. Par contre, une forte désillusion envers la conscience humaine apparaît, puisque c'est l'égoïsme des êtres humains qui rend le processus de développement durable impossible.

      

Tableau III/VII : Récapitulatif des conceptions observées sur l'ensemble des personnes interrogées 475 


3.3.1.3. Ancrages et transformations des conceptions

      En demandant aux personnes interrogées d'évoquer ce que leur suggéraient les termes de 'développement durable', nous nous exposions à ce que ces explications deviennent de véritables conceptions, avec tout ce que cela suppose comme obstacles à dépasser. Or, l'analyse des réponses montre que ces évocations n'ont pas toutes le même impact. Rares sont celles qui ont provoqué un véritable ancrage, empêchant la transformation, même partielle, des conceptions de base. Parmi les 76% des évocations obtenues, seules 23% d'entre elles n'ont pas ou peu évolué. Si cela est un bienfait pour 13,5% d'entre elles puisque ces dernières vont dans le sens d'une approche très globale du concept de développement durable, qui elle-même semble sous-tendre une pensée complexe, pour les 9,5% restants, l'ancrage de leur évocation initiale semble être un obstacle qui rend difficile l'accès à un tel niveau de complexité.

      Entre ces deux extrêmes, nous pouvons observer chez 43% des personnes des transformations de conceptions parfois considérables, où les interactions entre les différents domaines apparaissent plus ou moins clairement. Toutes ces personnes n'accèdent pas à une compréhension globale du concept. Néanmoins nous relevons une tendance générale allant vers une plus grande ouverture d'esprit, même si celle-ci reste confinée à un domaine particulier (point 3.1.1.2.2.). Les 10% des personnes restants passent simplement d'une conception restreinte à une autre, sans qu'aucune interaction ne soit relevée entre ces domaines.

      Comme nous l'avons déjà relevé, les ancrages sont beaucoup plus profonds lorsqu'ils émanent de personnes pouvant donner une définition du développement durable. Ces ancrages viennent d'une manière d'expliquer le monde qui nous entoure, de lui donner du sens, tout en défendant une conception qui semble satisfaisante à son auteur.

      Ainsi, si l'évocation semble stimuler l'envie d'apprendre, la demande d'une définition assoit les conceptions, comme si les personnes interrogées voulaient convaincre le chercheur, en même temps qu'elles-mêmes, que leur explication est la bonne. Elles sélectionnent alors dans la définition apportée par le chercheur les éléments qui corroborent leurs représentations et ne tiennent pas compte des autres paramètres avancés.

      Au contraire, pour les personnes qui n'ont jamais entendu parler de développement durable ou qui préfèrent être considérées comme telles, l'évocation les force à se questionner, provoquant une perturbation assez grande pour que leur attention se focalise d'une manière très précise sur la définition donnée par le chercheur. Le contexte de l'entretien semble également intervenir d'une manière favorable en induisant une situation de rapport de force dans laquelle la personne interrogée se sent en quelque sorte 'obligée d'apprendre' et de comprendre rapidement, de peur de se trouver en position de 'faiblesse' face au chercheur. De plus, comme elles affichent une non-connaissance au départ, elles n'ont aucune position à 'défendre' et se laissent donc plus facilement 'imprégner' par un savoir extérieur.


3.3.1.4. Principales conceptions sur le concept de développement durable

      Les conceptions que nous relevons ici sont spécifiques à l'image globale que laisse le concept de développement durable, en dehors des catégorisations que nous avons précédemment relevées dans les tableaux récapitulatifs. Les caractéristiques du développement durable sont donc:


3.3.1.4.1. Manière de vivre axée sur les valeurs de solidarité et de respect

      S'ils ne savent pas toujours l'exprimer d'une manière explicite, la plupart des personnes retiennent du développement durable qu'il s'agit avant tout d'une manière de vivre axée sur des valeurs de solidarité et de respect (point 3.1.1.2.1.), d'un processus qui doit se mettre en place dans l'ensemble de la société et que derrière cette notion se cache l'idée d'avenir (point 3.1.1.2.4.).


3.3.1.4.2. Amélioration d'une certaine qualité de vie

      La qualité de vie sous-jacente au concept de développement durable, ainsi que l'urgence d'une prise de conscience quant à l'impasse dans laquelle évolue le monde actuel sont des éléments qui apparaissent dans plus de 80% des réponses totales.


3.3.1.4.3. Vision idéalisée et utopique de l'évolution de la société

      Peu de facteurs sont clairement explicités pour montrer le côté utopique du développement durable. La plupart sont sous-jacents et apparaissent à travers les modes de raisonnement et les valeurs que nous présentons aux points 3.3.2 et 3.3.3.

      Néanmoins, certains arguments relatifs aux disparités entre les êtres humains et entre les gouvernements apparaissent comme des barrières insurmontables pour certaines personnes. Ces disparités sont principalement sociales et économiques pour notre environnement proche (point 3.1.2.3.1.). Elles sont plus culturelles et économiques dans l'approche d'un processus mondial (points 3.1.1.1.2.C. et 3.1.1.2.2.C.).

      Ces conceptions mettent en évidence deux obstacles. Le premier s'attache à la notion de solidarité en mettant en évidence ses limites. En effet, si le principe de solidarité était une valeur acquise, les disparités socio-économiques ne devraient pas être un frein au développement durable. Au contraire, elles devraient même être un moteur pour tenter de les limiter... rêve utopique s'il en est!

      Le second obstacle est beaucoup plus facile à aborder, car il provient d'une conception projetant de manière uniforme la mondialisation à laquelle se réfère le développement durable. L'idée d'un développement durable adapté "sur mesure" aux conditions intrinsèques des différents pays, voire des différentes communautés locales n'est, dans ce cas, pas envisagée. L'idée d'une mondialisation faite dans le respect des cultures telle que nous la mentionnions dans la définition n'est pas retenue.


3.3.1.4.4. Restrictions de la liberté individuelle

      La mise en place du développement durable est perçue comme un ensemble de contraintes allant à l'encontre des libertés individuelles 476 . L'image d'un certain "retour en arrière", de l'abandon d'un certain confort, même s'il n'est pas toujours explicite y apparaît. La notion "d'effort" est donc sous-jacente au concept. Cette ambivalence entre volonté de participer activement à un processus et crainte de perdre une certaine liberté est également relevée par l'Unesco (1997). 'Le consommateur soucieux de l'environnement tient à acheter des produits qui ne portent pas atteinte à celui-ci. Ce choix est souvent considéré comme vertueux et comme contraignant pour le consommateur, alors que ce n'est pas nécessairement le cas. 477 '

      Les limites que nous avons relevées quant au principe de solidarité et à cette acceptation de la liberté personnelle confirme ce paradoxe. Une redéfinition de la conscience citoyenne est donc nécessaire. Celle-ci, actuellement (re)construite à l'échelle de l'individu, participe à la destruction du tissu social. La manière négative dont elle est vécue empêche le dépassement d'une vision libérale de la liberté, et donc l'accès à la solidarité.


3.3.1.4.5. Dénigrement de l'économie comme fondement du développement durable

      L'économie en tant que moteur d'un développement allant dans le sens de la durabilité n'est jamais envisagée de manière explicite. Ce dénigrement vient principalement d'une image très négative que véhicule ce domaine. Il apparaît le plus souvent lié à des grandes puissances dont le pouvoir de manipulation est décrié. Nous pouvons observer ce même rejet face au pouvoir politique. Pourtant, l'individu, s'il s'insurge verbalement contre ces pouvoirs qui l'oppressent, qui le limitent dans ses libertés, recourt sans cesse à ces derniers. 'Les problèmes de gouvernement sont dialectiques par nature (...) entre les politiciens et les citoyens. Ces derniers aspirent à se libérer des premiers, jugés abusifs et incapables de maîtriser la réalité et son devenir, tout en faisant sans cesse appel aux responsables, aux organisateurs et aux arbitres. 478 ' De manière très significative d'ailleurs, les personnes qui associent développement durable et stratégie économique ou qui montrent leur désaveu face au politique font partie de celles qui revendiquent le plus leur liberté individuelle en tant que consommateur, tout en admettant la difficulté de lutter contre la pression qu'exerce sur eux la société de consommation et principalement la publicité.


3.3.2. Approche des modes de raisonnement afférents aux conceptions

J'ai la tête qui éclate
J'voudrais seulement dormir
M'étendre sur l'asphalte
Et me laisser mourir
J'sais pas si c'est la terre
Qui tourne à l'envers
Ou bien si c'est moi
Qui m'fait du cinéma,
Qui m'fait mon cinéma.

Michel Berger(1979) Starmania,

      Les conceptions que nous avons mises à jour dans ces entretiens proviennent d'une manière de comprendre et donc d'expliquer le monde qui nous entoure. Ces explications se fondent sur une manière de raisonner, une logique intrinsèque à chaque individu. Nous avons donc cherché à comprendre ces modes de raisonnement et à voir en quoi ils permettent ou non d'accéder à une approche complexe du développement durable et, surtout, en quoi ils font ou non obstacle à une implication personnelle dans ce processus. Or, quels que soient les modes de raisonnement que nous avons mis à jour dans nos analyses, nous devons nous rendre à l'évidence que tous ont des effets tout à fait paradoxaux 479  en ce qui concerne la compréhension du concept et l'implication de l'individu.


3.3.2.1. De l'abstraction à l'action concrète

      Certaines personnes ont de la peine à entrer dans le concept même de développement durable. En d'autres termes, elles ne parviennent pas à accepter que celui-ci ne se rattache pas forcément à un objet ou à un domaine particulier. En effet, de par sa complexité, le développement durable sort des repères traditionnels de pensées. La globalité qu'il représente entraîne un 'flou' qui empêche sa catégorisation. En échappant ainsi à une approche cartésienne, il reste abstrait, non réalisable puisque non 'palpable' et demeure, au même titre que la philosophie, du domaine de l'utopie (points 3.1.1.2.4. et 3.1.2.1.2.).

      Pour près de la moitié des personnes interrogées ce manque de support concret semble impossible à dépasser. Elles ont besoin de mettre derrière ces mots une image, un repère connu, même si toute action ou activité humaine en fait partie. Cette difficulté se traduit, soit par une non conceptualisation, soit par le fait que les enjeux, considérés comme trop vastes, la globalité du projet, l'impact mondial qui lui est attribué, ne permettent pas à l'individu de comprendre son rôle dans ce processus. De ce fait le développement durable devient alors une notion externe à celui-ci, un processus sur lequel l'individu n'a pas forcément une influence. Il ne peut isoler son action de celle de la masse et ne peut donc mettre en relation ses actes individuels et l'évolution d'un champ, quel qu'il soit 480 .

      Cette abstraction, si difficile à appréhender, peut se traduire par l'ancrage d'une conception très rationnelle, facilement identifiable par son auteur, comme, par exemple, celles que nous pouvions voir dans l'approche "environnementaliste" ou "tiers-mondiste".

      Elle participe ainsi au fait que les personnes fragmentent leur approche et relie le concept à quelque chose d'identifiable pour elles.

      Cette difficulté à raisonner dans l'abstrait se trouve corroborée par la conception qu'ont les gens du pouvoir individuel d'influence. Celui-ci est reconnu théoriquement, mais 28% des personnes sont incapables de voir en quoi il consiste (point 3.1.3.2.). Pourtant, si la maîtrise de l'abstraction peut, sans ambiguïté, être considérée comme un indicateur de pensée complexe, les résultats obtenus par l'analyse "transversale" montrent que le manque d'abstraction n'a pas une influence significative ni sur la vision du pouvoir que ces personnes exercent en tant que consommateur, ni sur leur implication dans ce processus (point 3.2.3.1).


3.3.2.2. Fragmentation et approche systémique

      Le manque de vision systémique qui découle de l'approche fragmentaire (ou vice versa) est l'obstacle principal que nous pouvons observer au niveau des modes de raisonnement. A travers l'abstraction, nous avons déjà abordé en partie le problème, lorsque nous relevions que certains individus ont de la peine à détacher le développement durable d'une image concrète, et plus spécifiquement de l'un de ses pôles. La fragmentation, le découpage cartésien reviennent très souvent comme un obstacle à une vision globale. Nous pouvons relever que cette manière de faire provient en grande partie de préoccupations personnelles (sensibilisation particulière portée sur l'écologie ou l'entraide sociale) ou de l'influence d'éléments appartenant au contexte social (conjoncture économique, chômage, instabilité économique et sociale, etc.).

      Toute approche fragmentaire empêche la compréhension des principes récursifs et hologrammatiques (Morin, 1977, 1990, 1991). Les boucles de rétroactions ne sont pas appréhendées ou ne le sont que de manière partielle, enlevant du même coup les interactions qui lient les domaines entre eux, ainsi que tout ce qui permet d'établir des liens entre l'action locale et les répercussions globales (points 3.1.1.1.2. et 3.1.1.2.2.). Dépossédée de ces éléments de base, la régulation perd tout sens et ne peut être appréhendée comme faisant partie intégrante du système.

      Ainsi, pour la plupart des personnes, l'action personnelle se limite à l'écologie (points 3.1.3.2.2.). La participation au développement social ne passe que par le choix de produits répondant à une éthique (3.1.3.2.3.), et la participation au domaine économique n'est jamais évoquée en tant que telle, bien qu'elle soit sous-jacente à la notion de développement et plus particulièrement à l'ensemble de la question touchant au pouvoir du consommateur. La conception que véhiculent les gens de ce dernier participe également de ce manque de vision interactionnelle. Il n'est souvent vu que sous l'angle restreint de la personne qui effectue ses choix dans un magasin. Seules 9% des réponses permettent d'envisager une vision plus large du consommateur (consommateur de services, consommateur d'énergie, d'eau, etc.).

      Ce manque de vision systémique est souvent très difficile à repérer, car il intervient à différents niveaux et peut ne s'exprimer que dans une situation particulière, sans forcément perdurer. Ainsi, si 69% des personnes interrogées perçoivent l'action individuelle comme un pouvoir d'influence sur le processus de développement durable (point 3.1.3.2.1.), seul le discours éducatif visant à sensibiliser au problème, voire à développer certaines valeurs est envisagé pour atteindre le niveau de globalité des enjeux du développement durable (3.1.3.2.1). Des actions telles que le tri des déchets, l'économie d'eau et d'électricité, etc., mentionnées par 30% des gens, ne sont perçues que dans une vision très restreinte du 'geste écologique' (point 3.1.3.2.2.) et font abstraction tant des impacts économiques et/ou sociaux que des liens qui lient l'action locale au développement global. Par contre, cette vision très étroite n'empêche pas ces mêmes personnes de mettre en relation leur action en tant que consommateur et l'évolution globale du marché. Cette mise en relation, qui permet d'accéder à cette recherche d'impact global fait que le pouvoir du consommateur est, lui, reconnu par 94% des personnes comme un véritable pouvoir d'influence, même si toutes ne considèrent pas son impact comme suffisant (point 3.1.3.1.). Cette conception est renforcée par le fait que beaucoup de personnes ne savent pas comment intervenir de manière personnelle dans le processus de développement durable. Aborder le pouvoir d'influence individuel par celui du consommateur provoque chez 10,5% des personnes une attitude très favorable au moment de sa 'découverte', celui-ci étant considéré comme une manière 'efficace' de participer à ce processus (points 3.1.3.1.1. et 3.1.3.1.2.).

      Une autre répercussion de la fragmentation est la forte projection 'tiers-mondiste' que nous pouvons observer. Si cette conception peut provenir d'une certaine forme de médiation, le développement durable ayant été repris tant par les mouvements écologistes que par les groupements d'entraide humanitaire, elle offre à l'individu l'occasion de s'éloigner, voire de se 'débarrasser' du problème. Il en résulte une déresponsabilisation de l'individu (3.1.1.2.2.B.).

      Dans cette même optique, cette non perception des interactions qui existent entre les différents domaines et entre l'investissement personnel (qui est en soi une action locale) et le développement global, participe de manière significative à la démotivation des gens. Cette démotivation se fait particulièrement ressentir à travers l'expression du 'syndrome de la goutte d'eau' que nous développons au point suivant.

      Ainsi, si le manque de vision systémique est certainement un frein à une approche de la complexité, nous ne pouvons l'envisager dans cette optique en ce qui concerne l'envie d'action individuelle. Toutes les limites évoquées que pose la fragmentation devraient diminuer, aux yeux des personnes, l'importance de l'action individuelle. Or, il n'en est rien, ou du moins cet aspect ne semble pas intervenir dans la décision des personnes concernées. En effet, paradoxalement, le découpage cartésien qu'implique la fragmentation rend plus accessible un sujet trop complexe. Il permet de redonner une 'dimension humaine' à une problématique qui, sans cela, semble échapper à l'action individuelle. Ce découpage permet donc de projeter des objectifs qui semblent plus réalisables à l'individu, apportant ainsi une certaine cohérence entre son action et l'impact de celle-ci.


3.3.2.3. Le 'syndrome de la goutte d'eau', une conséquence particulière de l'approche systémique

      Ce que nous avons appelé le 'syndrome de la goutte d'eau', en référence à l'expression la plus répandue pour exprimer l'impuissance que ressent l'individu face à la puissance de la collectivité, correspond à la vision que l'individu a de l'impact de sa propre action face à la masse que représente l'ensemble de la société.

      Ce 'syndrome', que nous considérons comme un indicateur de pensée complexe dans le sens où il exprime une mise en relation de l'action locale et du développement global, est vécu de manière fondamentalement différente par les 22% qui y font référence. Considéré comme une limite insurmontable par 12% de l'ensemble de notre population, il n'est pris en considération par les 10% restants que comme un paramètre à ne pas négliger lorsque l'on parle de pouvoir d'influence. Les personnes qui le considèrent comme un facteur rendant le processus de développement durable impossible s'appuient sur lui pour montrer l'inefficacité de leur action personnelle, ou se déresponsabiliser en déléguant cette responsabilité à une autre instance, en général politique.

      Les conceptions que les personnes ont de la démocratie en général et de l'action citoyenne en particulier jouent un rôle considérable sur l'appréhension de ce phénomène 481 . S'il participe à la déresponsabilisation de l'individu, il est un exemple typique d'attitude paradoxale que nous pouvons observer. Tout d'abord, il peut tout aussi bien être en lien avec une vision globale, qui permet de comprendre l'interaction qui régit la loi de l'offre et de la demande sur laquelle l'action individuelle peut avoir un impact, qu'avec une pensée n'appréhendant pas du tout les lois du marché et renvoyant l'individu à sa seule entité, isolé au milieu du monde. Mais là encore un autre paradoxe intervient. Quel que soit le niveau de complexité de la pensée, l'attitude vis-à-vis de l'impact de l'action individuelle et donc du processus de développement durable peut être diamétralement opposée. Elle donne lieu à deux cas de figure:

      - je ne suis qu'une goutte d'eau dans l'océan et ne peut donc rien faire ou,

      - je ne suis qu'une goutte d'eau dans l'océan, mais chaque goutte est nécessaire.

      Ces deux approches diamétralement opposées sont, non seulement l'expression des conceptions de ces personnes, mais relèvent surtout d'une attitude générale dans la vie. Les arguments donnés, dans un cas de figure comme dans l'autre, peuvent être amenés par des personnes possédant ou ne possédant pas une vision systémique de la problématique.

      Ce syndrome est donc intimement lié à l'idée libérale de liberté individuelle (Guichet, 1998). "Personne ne semble suffisamment motivé à s'imposer effectivement (un) sacrifice. Le sacrifice dans la vie de chaque individu est fort réel, alors que la conséquence de l'acte personnel est perçue comme insignifiante dans la totalité du problème à résoudre. 482 " Pour pallier ce problème, Nuttin avance l'idée de "changer le caractère incertain de la relation moyen-fin" afin de rendre l'objectif plus atteignable par l'individu, moins écrasant, car ne nécessitant pas obligatoirement l'intervention des autres, de la masse. En d'autres termes, Nuttin propose comme palliatif à ce "syndrome" l'utilisation de la fragmentation et donc, d'une approche non complexe de ces processus. Ceci va totalement à l'encontre de ce qu'avance Morin (1999) lorsqu'il affirme que 'l'affaiblissement d'une perception globale conduit à l'affaiblissement du sens de la responsabilité 483 '.

      Une telle observation est corroborée par l'enquête menée par Bereau (1998) dans le cadre de l'éducation au développement local. 'La fatalité est le fait de croire les événements comme fixés à l'avance. Elle correspond à une conception particulière du temps, sur lequel l'individu ne peut intervenir. Une autre conception de l'avenir peut pousser la personne à s'engager aujourd'hui pour maîtriser le futur. En effet, la capacité de l'homme à anticiper sur les événements, et alors de s'y adapter, est nécessaire pour son développement tant individuel que collectif. Toutefois, l'anticipation n'est pas suffisante pour qu'il conduise ces événements. En combinant cette aptitude avec celle à se projeter dans l'avenir, la personne pourra non seulement modifier son comportement en fonction du contexte (adaptation) mais surtout influer sur son environnement pour l'orienter selon ses désirs (production). Cette conception du futur 'productible' permet à l'individu d'avoir prise sur l'avenir. En lui faisant prendre conscience de sa possibilité et de son intérêt à agir, elle incite l'homme à accomplir l'effort de s'engager. 484 ' Dans cette même recherche, l'auteur montre que la démocratie participative telle que nous la vivons en Suisse favorise davantage la prise d'initiatives et de responsabilités par les citoyens que la démocratie représentative.


3.3.2.4. De l'action à la conceptualisation de son impact

      Le fait d'avoir déjà entrepris une action pratique ou non ne modifie en rien, ni l'approche complexe, ni la vision plus ou moins optimiste de l'impact de l'action du consommateur. En effet, nous trouvons des personnes qui s'impliquent depuis longtemps dans la récupération et le tri des déchets, qui sont sensibles à la provenance des produits de consommation, de leur énergie grise, etc. et qui, pourtant, sont tout à fait pessimistes quant à l'impact de leur action ou n'ont jamais pensé que celle-ci pouvait avoir un effet dans un autre domaine que celui lié directement à leur geste (en général l'écologie, dans de plus rares cas, le développement social).

      Dans le même ordre d'idée, si nous nous penchons sur les attitudes qui favorisent ou non l'approche complexe, et non seulement celles qui sont favorables à la mise en place du développement durable, nous nous trouvons tout de suite confrontés à un paradoxe. En effet, ce n'est pas parce qu'une attitude est favorable au développement durable qu'elle l'est forcément pour appréhender l'approche complexe et vice versa. Par exemple, la majeure partie des personnes qui ne comprennent pas les interactions qui existent entre leurs actions personnelles (retombées économiques et sociales d'une action jugée exclusivement écologique, telle que le tri des déchets, conséquences globales d'une action locales, etc.) sont pourtant des personnes tout à fait d'accord pour admettre que leurs gestes quotidiens et leurs choix en tant que consommateurs participent directement au processus de développement durable.

      Ces observations paradoxales posent clairement la question du lien entre approche complexe et implication de l'individu. En effet, si une vision systémique semble une condition sine qua non à la compréhension des enjeux du processus, maîtriser l'approche complexe ne garantit pas une implication personnelle vis-à-vis du développement durable. Au contraire, une trop grande clairvoyance sur les influences considérées comme négatives auxquelles est soumise la société peut rendre tout recours à l'action individuelle utopique.

      Néanmoins, certains éléments, tels que:

  1. les mises en relation que suscite l'approche du pouvoir individuel par celui du consommateur,
  2. l'appropriation plutôt positive que font les gens de ce pouvoir,
  3. les résultats obtenus dans l'analyse transversale, tant sur la transformation des conceptions (point 3.2.4.2.) que sur leur constance (point 3.2.4.1.),

      font que nous pouvons conclure qu'une vision complexe de l'impact de l'action individuelle et plus particulièrement de celle du consommateur a tendance à favoriser l'implication de ce dernier. En effet, 31% des réponses envisageant l'implication personnelle comme moteur du développement durable offrent une approche complexe, contre 20% pour les plus pessimistes (point 3.2.3).

      Bien que cette approche complexe aille souvent de paire avec la capacité d'abstraction, nous pouvons également affirmer que l'image très concrète qu'offre l'action du consommateur, favorise la concernation de l'individu dans ce processus, sa réflexion et son implication, et cela malgré les limites inhérentes à la notion de liberté individuelle.


3.3.2.5. De la verbalisation d'un concept complexe à sa compréhension

      Enfin, si à travers l'ensemble des réponses obtenues au cours de cette recherche, nous avons pu observer que la majeure partie des personnes fait appel, à un moment ou à un autre de l'entretien, à plusieurs domaines de référence, notamment au moment de la reformulation de la définition du développement durable, il ne faut pas perdre de vue qu'il ne suffit pas de se rappeler que ce concept dépend des développements économique, écologique et social pour appréhender ce concept. Cette information ne sert à rien si le principe des interactions n'est pas compris. Or, une grande partie des incohérences relevées dans l'argumentation (point 3.2.3.2.) provient de cette non-maîtrise des interactions, qu'elles soient entre les différents domaines déjà mentionnés ou entre les liens qui agissent sur action locale et développement global.


3.3.3. Approches des valeurs véhiculées liées aux modes de raisonnement

Dans la grande chaîne de la vie
Où il fallait que nous passions
Où il fallait que nous soyions
Nous aurons eu la mauvaise partie
Quand les hommes vivront d'amour
Ce sera la paix sur terre
Les soldats seront troubadours
Mais nous, nous serons morts mon frère

Raymond Levesque

      Certaines conceptions, ainsi que la plupart des modes de raisonnement observés, sont construits sur la base de valeurs. Si certaines de celles-ci apparaissent clairement dans les entretiens, d'autres ne sont pas évoquées en tant que telles, mais transparaissent à travers le discours.


3.3.3.1. Solidarité et respect

      Ces deux valeurs, inhérentes au développement durable sont clairement évoquées, principalement lors de la reformulation de la définition du concept. Le fait que l'ensemble du processus de développement durable s'appuie sur ces deux valeurs est certainement ce que les gens ont le plus rapidement et le plus clairement retenu de la définition de ce concept, comme nous le mentionnions au point 3.1.1.2.4. Néanmoins, nous devons constater que dans la suite de l'entretien, ces valeurs ne sont plus mentionnées en tant que telles. Elles n'apparaissent qu'en filigrane, par exemple à travers la notion de "commerce équitable". Mis à part cette approche très pragmatique de ces valeurs, leur application se voit souvent restreinte par d'autres valeurs qui, souvent inexprimées, résident dans l'acceptation qui est faite de la notion de "liberté individuelle" et de celle de "démocratie" ou plus exactement de "citoyenneté".


3.3.3.2. Valeurs démocratiques

      La place accordée à l'individu dans le processus de développement durable apparaît spontanément chez près de 40% des personnes interrogées (point 3.1.2.1.). Pour toutes ces personnes, le principe démocratique fondamental de la souveraineté du citoyen semble parfaitement intégré. Il n'en va pas forcément de même avec les principes récursif et hologrammatique qui régissent toute société et caractérisent le processus de développement durable. Cette constatation vient principalement du fait qu'en dehors du "discours éducatif", l'action citoyenne individuelle, base de la démocratie directe (Longet, 1998), est extrêmement restreinte (points 3.1.3.1.3. et 3.1.3.2.).

      A l'opposé, environ 50% des personnes n'envisagent pas une approche démocratique pour la mise en place de ce processus (points 3.1.2.2. et suivants). Celui-ci ne peut être établi que par l'intermédiaire d'instances considérées comme supérieures. Cette attitude peut être interprétée de trois manières différentes:

- une non-assimilation du développement durable à un principe démocratique,

- la non-compréhension du fonctionnement du système démocratique,

- la non-croyance en l'efficience de ce système.

      Ainsi, cette attitude de délégation du pouvoir ne peut être systématiquement liée à une non appréhension des principes complexes d'interactions. Si nous pouvions observer parmi les personnes qui accorent le pouvoir d'influence à l'individu, que plus de 13% d'entre elles dénigrent le pouvoir politique (point 3.1.2.2.1) et accordent de ce fait une place plus grande à celui de l'individu, nous constatons qu'une projection similaire touche ce dernier. En effet, 12% des personnes interrogées ne croient pas possible une mobilisation active des citoyens en faveur du développement durable. Les causes principales de cette projection sont:

- la déresponsabilisation et

- la peur de perdre ses acquis.

      Dès lors, déléguer le pouvoir à une instance autre que l'individu est une marque de cohérence en vue de chercher le meilleur moyen de parvenir rapidement à ses fins.

      Entre ces extrêmes, nous trouvons environ 20% des individus qui, tout en accordant une plus grande place à l'un ou l'autre des pouvoirs (en général "individu" ou "politique"), sont tout à fait conscients qu'une seule influence n'est pas suffisante pour entraîner toute une société dans un tel processus. Ils explorent donc plusieurs voies, hiérarchisent et soupèsent les pouvoirs en action, exprimant ainsi clairement les principes récursif et hologrammatique en jeu.


3.3.3.3. Curiosité et esprit critique

      Bien que ces deux notions ne soient pas à proprement parler des "valeurs", nous les considérons comme telles par le fait qu'elles participent à "l'effort inlassable pour ne pas être trahi par les suites des initiatives qu'on a prises. (...) En effet, nul n'a le droit de se désintéresser des conséquences de ses actes. 485 ". Ces notions font donc partie intégrante d'une éthique de la responsabilité telle que Le Bihan (1997) la décrit.

      Ainsi, nous pouvons constater que l'esprit critique apparaît à plusieurs reprises comme une valeur à développer et à promouvoir. Les réponses marquant une forte désillusion face à la volonté de l'individu de s'impliquer dans un processus de développement durable dénoncent très souvent "l'esprit mouton" manipulé par les médias, la publicité, la société d'une manière plus générale (points 3.1.2.3.; 3.1.2.3.2.C. et D. et 3.1.3.1.3.). Il en résulte un manque d'autonomie, d'indépendance d'esprit qui contribue à une délégation des responsabilités citoyennes. Une forme de curiosité est donc à développer, visant à favoriser l'apparition de cet esprit critique, outils indispensable à une meilleure gestion de l'information.

      Paradoxalement, alors que les médias sont décriés parce que participant à cette désinformation conduisant à la déresponsabilisation de l'individu, ils sont réclamés par 33% des personnes comme outil indispensable au pouvoir du consommateur. Néanmoins, cette demande d'information ne revêt pas toujours la même signification. Pour 17% des personnes, cette information devrait offrir des possibilités de débats, de réflexions à partir de points de vue polémiques. Elle devrait également refléter la complexité des phénomènes, présenter les tenants et les aboutissants de certaines actions, afin que le consommateur puisse agir en toute connaissance de cause (point 3.1.3.3.1).

      Pour d'autres, il s'agit au contraire d'une "information mode d'emploi" qui prenne en charge l'individu et ses choix. Parmi les motivations évoquées en faveur d'un tel type d'information, nous retrouvons l'impossibilité soulevée par certaines personnes de gérer de manière individuelle la complexité inhérente au développement durable, ainsi que la volonté de ne pas avoir à faire un effort, condition sine qua non de leur participation au développement durable.

      Quoi qu'il en soit, le manque, voire l'inexistence de l'information serait l'une des causes principales d'une impossibilité pour l'individu de s'impliquer dans le processus de développement durable. Dans une telle optique, l'information serait une source possible de motivation à l'action.

      Comme nous avons pu le constater tout au long des entretiens, la communication publique, dont fait partie celle promue par le gouvernement, n'est jamais citée. Aucune initiative, aucun programme d'action entrepris par des autorités, qu'elles soient fédérale, cantonale ou communale ne sont donnés en exemple. Cette observation confirme la difficulté qu'ont les autorités à diffuser un message au grand public (point 1.1.3.4). En Suisse, cet état de fait reflète parfaitement la logique du Conseil fédéral. Celui-ci ayant opté pour une information 'dirigeant' la consommation vers une optique plus écologique (point 1.1.3.2), il est normal que le consommateur ne fasse pas de lien direct entre ses choix et le développement durable, mais uniquement avec le domaine concerné, en l'occurrence, l'écologie, et déplore, dès lors, l'absence d'information sur le sujet même du développement durable 486 .


3.3.3.4. Liberté individuelle

      La liberté individuelle est spécifiquement associée au pouvoir du consommateur. Dès que l'on aborde ce pouvoir, nous observons une attitude de rejet chez 17% des personnes qui, pourtant, envisageaient de manière tout à fait positive l'utilisation d'un pouvoir d'influence individuel (point 3.1.3.1.4). Cette atteinte à la liberté personnelle est certainement le facteur limitatif le plus important aux mécanismes de changement. Identifié comme étant la véritable raison du refus exprimé par 17% de personnes à remettre en question leur manière de consommer, il fait l'objet d'une projection de la part de 12% des autres interviewés. Il participe donc de façon directe au 'syndrome de la goutte d'eau' dans le sens où ces personnes voient dans cette peur la raison pour laquelle la plus grande masse de la population refuse ou refusera d'entrer dans un processus de développement durable. La motivation étant dépendante du bien-être personnel et le développement durable étant souvent perçu comme faisant appel à une forme de 'sacrifice' et de 'restriction' de celui-ci, il ne peut être envisagé à grande échelle.

      Rarement évoqué en tant que telle, cette atteinte à la liberté individuelle est principalement exprimée à travers la peur de perdre ses acquis, ainsi qu'à travers l'effort supposé que projettent ces personnes sur l'investissement personnel que laisse envisager l'entrée dans un processus de développement durable. Les valeurs éthiques de solidarité et de respect qui sont relevées par les personnes interrogées comme les points forts du développement durable (point 3.1.1.2.4) s'arrêtent à celles du libéralisme économique auquel s'identifie la liberté personnelle. Pour ces personnes, le paradoxe entre leurs revendications contre la manipulation qu'exercent les pouvoirs économiques et politiques et leur réaction face à ce qu'elles identifient comme étant leur liberté ne semble pas leur poser de problème.

      Cet obstacle se retrouve indifféremment chez des personnes affichant une pensée complexe que chez celles qui ont une approche restreinte des différents aspects qui touchent au développement durable. Le "syndrome de la goutte d'eau", vécu de manière particulièrement négative, est souvent évoqué comme une "excuse" à cette attitude de rejet. En se disant que "de toute façon, ça ne sert à rien si je suis tout seul", la responsabilité de l'ensemble du processus est rejetée hors de l'individu. Il peut donc conserver sa bonne conscience.


3.3.3.5. Responsabilisation et déresponsabilisation

      Lorsqu'on les questionne sur la manière dont elles attribuent le pouvoir d'influence, 52% des personnes interrogées ne se sentent pas directement concernées par la mise en place d'un processus de développement durable. Ce concept apparaît comme n'étant pas du ressort de leurs responsabilités. Elles délèguent alors celles-ci à des instances telles que les grandes organisations internationales, l'économie ou le pouvoir politique ou, plus proches d'elles, à d'autres citoyens pouvant s'impliquer à travers leur métier ou ayant un ascendant charismatique assez fort pour entraîner toute une société dans leur sillage (point 3.1.2.2). Une certaine impuissance de l'individu face à ces pouvoirs d'ordre 'supérieur' se fait également ressentir, lorsqu'il ne s'agit pas d'une désillusion, comme nous la retrouvons à plusieurs reprises vis-à-vis du pouvoir politique ou de l'emprise de l'argent.

      Le tableau suivant récapitule comment le pouvoir d'influence est attribué par les personnes interrogées.

      

Tableau III/VIII : Attribution du pouvoir d'influence

      Pourtant, aucune correspondance ne peut être faite entre l'attribution du pouvoir d'influence et l'attitude des différentes personnes face à la mise en place réelle du développement durable. Certaines personnes envisagent de manière très optimiste cette entrée dans ce processus, qu'elles octroient le pouvoir de le faire à elles-mêmes en tant qu'individu ou au contraire à une instance politique ou autre. A l'inverse, des personnes attribuant le pouvoir d'influence à l'individu peuvent être tout aussi pessimistes quant à sa réalisation véritable que d'autres qui délèguent leur responsabilité (point 3.2.3.2). En d'autres termes, que l'on soit conscient de ses responsabilités en tant qu'individu et citoyen au sein d'une société démocratique ou qu'on les délègue à une autre instance n'influence que peu la croyance au pouvoir d'influence individuel, ainsi que l'envie d'action qui en découle (point 3.1.2.3.1).

      Par exemple, les 11% qui pensent que 'personne ne peut influencer une société à entrer dans un processus de développement durable' envisagent, dans la plupart des cas, l'action de l'individu. Néanmoins, ce pouvoir reste théorique, l'influence de la masse rendant ce dernier dérisoire.

      Nous devons donc chercher ailleurs la forte déresponsabilisation qui apparaît dans nos résultats. Les raisons en sont multiples, et nous en avons déjà évoquées certaines.

  • Le fonctionnement intrinsèque du système démocratique n'est pas appréhendé, comme nous l'avons déjà évoqué au point 3.2.3.2. Certaines personnes ne perçoivent même pas leur pouvoir d'influence au moment de la mise en place du gouvernement. Cette impuissance face à ce pouvoir politique, souvent accompagné par une vision très négative du "syndrome de la goutte d'eau" rend toute action individuelle inutile (point 3.1.3.1.3).
  • Des limites pratiques sont mentionnées en tant que telles par les personnes qui cherchent à se décharger de leur responsabilité dans le processus de développement durable. En 'accusant' l'emprise de la société de consommation dans laquelle nous vivons, le manque d'infrastructures (notamment celles liées au tri des déchets, à l'aide financière, etc.) et surtout le manque d'information et la difficulté de se les procurer, le consommateur se donne une 'bonne excuse' pour ne pas changer sa manière de consommer. Il en va de même avec l'évocation de la situation financière. Ces limites sont directement liées à la loi du moindre effort que nous abordions au point 3.3.3.4.
  • Les conceptions 'tiers-mondistes', ainsi que toutes celles qui envisagent le développement durable dépendant d'une instance extérieure (économique, politique, religieuse ou autre) contribuent également à cette déresponsabilisation de l'individu. La première éloigne le problème de ses préoccupations quotidiennes et les secondes lui permettent de se rassurer en se disant que 'ce n'est pas sa faute'.
  • Enfin, comme nous venons de le voir, le fait que les gens ressentent le pouvoir du consommateur comme une atteinte à leur liberté individuelle les pousse à se décharger de cette responsabilité en évoquant le "syndrome de la goutte d'eau".

      La déresponsabilisation est la conséquence de l'ensemble de ces limites. Elle n'est citée en tant que telle que par les 12% des personnes qui la projettent sur l'ensemble de la société (point 3.1.2.3). Comme elle n'est pas mentionnée en tant que telle, la déresponsabilisation se traduit par un refus de s'impliquer en tant que consommateur dans le processus de développement durable.

      

Tableau III/IX : Facteurs participant à la déresponsabilisation de l'individu


3.3.3.6. Eléments favorables à la réflexion et à la remise en question

      Sans qu'un quelconque effet déstabilisateur soit recherché, nous pouvons constater que plusieurs questions de notre entretien ont provoqué de profondes réflexions auprès des personnes interrogées.

  • La question c, concernant le pouvoir d'influencer une société à entrer dans un processus de développement durable, a provoqué une série de réflexions chez la plupart des individus. Il était évident qu'ils ne s'étaient pas posé ce type de question avant d'être confronté à cet entretien. La perturbation provoquée a suscité tout un questionnement politique, philosophique et éthique dont nous n'avons malheureusement pas pu relever toutes les richesses.
    Aborder la question du pouvoir de cette manière a également permis de remettre en question le fonctionnement de la société dans laquelle nous vivons, de relever ce qui apparaissait tout à coup comme une pure théorie à côté d'une pratique que beaucoup de personnes estimaient bien différente. Ces cogitations ont également permis à la personne interrogée de commencer à se situer dans ce processus. Pour beaucoup, ce fut le début d'une véritable concernation.
  • La question d, concernant le pouvoir individuel, a permis à bien des personnes de s'apercevoir des limites de cette dernière. Beaucoup se sont trouvées très empruntées quand, après avoir répondu sans hésiter que le pouvoir d'influence appartenait à l'individu, elles n'avaient pas ou peu d'exemples concrets à donner. Les seules à ne pas subir ce "décalage" entre pouvoir théorique et réalité sont celles qui, d'office, avançaient dans leurs arguments le pouvoir du consommateur, amené à travers une approche très complexe de ce dernier, et celles qui, à l'opposé, affirmaient dès la question précédente que l'individu ne pouvait absolument pas intervenir dans ce processus.
  • Développer le pouvoir d'influence individuel par celui du consommateur nous a permis de constater des transformations radicales de certaines conceptions. En effet, au niveau de l'approche complexe, nous avons pu observer que des mises en relation entre les différents domaines, entre l'action locale et le développement global ou encore entre une action déjà entreprise par la personne et le processus de développement apparaissaient tout à coup, alors que le seul pouvoir individuel ne les rendait pas forcément évidentes. Dès lors ces personnes amènent à travers leurs discours des indicateurs de pensée complexe tels que différentes interactions, notamment entre leurs propres actions déjà entreprises et le processus de développement durable, mais également des exemples pratiques de l'influence du consommateur ou des demandes d'informations visant une approche critique des produits proposés. Cette observation est corroborée par le nombre de personnes qui affichent une approche globale du concept dans les questions a et b (26,5%) et par celles qui font appel dans leurs arguments d et e à des indicateurs de pensée complexe (51,5%).

3.3.4. De la pensée complexe à l'implication de l'individu

      Dans le schéma suivant nous avons regroupé les différents facteurs que nous avons pu définir, à travers nos entretiens, comme favorables ou non à une approche complexe.

      

Tableau III/X : Facteurs favorables ou non à l'approche complexe

      Nous y voyons des modes de raisonnement, résumés à travers l'expression ou non d'un esprit de synthèse, des attitudes, qui se traduisent par la curiosité et l'esprit critique d'une part et leur manque d'autre parte et des valeurs que nous avons regroupées sous l'égide d'une attitude citoyenne responsable lorsqu'elle apparaît favorable à la pensée complexe et sous celle de la déresponsabilisation lorsqu'elle limite cette dernière.

      Ces facteurs sont exprimés à travers les exemples qui apparaissent dans le tableau de la page suivante.

      

Tableau III/XI : Exemples de facteurs favorables ou non à l'approche complexe

      Si ces exemples peuvent être assez facilement catégorisés de manière binaire, nous pouvons voir, chevauchant allègrement les frontières dichotomiques de ces deux ensembles, le 'syndrome de la goutte d'eau'. Sa position paradoxale montre clairement le problème de la pensée complexe. Cette dernière est non seulement soumise à une attitude générale dans la vie à être plus ou moins optimiste, et qui n'a de ce fait pas grand chose à voir avec la maîtrise ou non de la complexité, mais en plus, nous pouvons constater que la seule capacité à mettre en relation divers facteurs n'est pas suffisante pour accéder à la véritable dimension de la pensée complexe.

      Dans le cas du développement durable, nous observons que cette dernière, liée très fortement aux interactions entre les différents acteurs participant à la mise en place de ce processus, n'apparaît que rarement . Si certaines personnes y font référence, ce n'est souvent pas pour relever l'importance de leur synergie, mais au contraire pour désigner des responsables.

5e 'ça ne va rien changer quand même. Il faut que ce soit le gouvernement qui change et nos petites actions ne vont pas le faire changer d'avis.'

      Nous ne voyons apparaître ce type d'argumentation que chez les personnes qui, tout en restant positives face à l'impact de leur action, se rendent bien compte que leur action seule ne peut suffire.

1e 'Oui, bien que je sois conscient que ma seule action ne peut pas faire changer le monde.'

      Ainsi, la recherche d'équilibre qui doit apparaître entre les actions des différents acteurs sociaux n'est que très rarement évoquée. Symptomatique de ce manque de mise en relation, les actions gouvernementales ne sont jamais mentionnée, pas plus que les efforts des entreprises à travers la mise en place de systèmes de management environnementaux ou de certifications. Même l'action directe du consommateur sur l'explosion du marché des produits issus d'une agriculture respectueuse de l'environnement ou d'un commerce équitable n'est pas signalée.

      Pour envisager une pensée complexe, nous constatons donc que l'idée de régulation à intégrer dans le temps est incontournable. Celle-ci, sous-jacente à la recherche 'd'optimums fluctuants', exprime la recherche incessante de l'équilibre.

      Afin de pouvoir mettre en relation l'influence de la pensée complexe sur l'implication de l'individu dans le processus de développement durable, nous avons compilé tous les facteurs mentionnés au long de ces entretiens et qui interviennent, d'une manière favorable ou non, dans cette décision.

      Pour faciliter la lecture, nous avons encadré en gras les modes de raisonnement, les valeurs et les attitudes que nous avions relevés, dans le schéma précédent, comme favorables ou non à l'approche complexe. Nous pouvons ainsi constater que certains éléments, considérés comme défavorables à l'approche complexe, peuvent être tout à fait favorables pour l'implication de l'individu. C'est le cas du manque de curiosité, qui se traduit dans le développement durable par la demande d'informations 'mode d'emploi'. L'approche cartésienne qui se manifeste dans le développement durable par la fragmentation, ainsi que l'esprit de synthèse, qui apparaissaient, l'un comme favorable et l'autre comme défavorable à l'approche complexe, sont très ambigus. Si tous deux conservent leurs caractéristiques face à l'approche complexe dans l'implication, ils ne sont pas aussi facilement classables. Nous voyons que tous deux se trouvent entre les deux ensembles, marquant simplement une 'tendance' à être plus ou moins favorables.

      Par contre, l'esprit critique, la déresponsabilisation et l'approche citoyenne, qui se traduit ici par la compréhension ou du moins l'acceptation des principes démocratiques, restent dans les mêmes catégories en ce qui concerne l'implication de l'individu que la pensée complexe.

      Enfin, le 'syndrome de la goutte d'eau', apparaît cette fois, plus proche des facteurs défavorables, le nombre de personnes ayant une vision plutôt pessimiste de ce dernier étant plus élevé que celui de celles qui l'envisagent simplement comme un facteur dont il faut tenir compte.

      

Tableau III/XII : Facteurs favorables ou non à l'implication de l'individu dans le processus de développement durable

      Les exemples qui accompagnent ces modes de raisonnement, ces valeurs et ces attitudes sont également les obstacles et/ou les éléments favorables dont nous devons tenir compte dans l'élaboration de notre projet muséal. Cette présentation visuelle met en évidence le fait que, tout comme nous l'observions précédemment pour le 'syndrome de la goutte d'eau', l'implication de l'individu dans le processus de développement durable semble plus en relation avec un certain état d'esprit, une vision plus ou moins optimiste de la société dans laquelle nous évoluons, une attitude générale face à la vie, qu'avec une maîtrise ou non de l'approche complexe et de la vision systémique, bien que celle-ci reste, d'une manière générale, plus favorable.

      Si ce tableau a l'avantage de montrer les liens et les interactions qui existent entre ces différents facteurs, il ne montre que partiellement l'influence positive ou négative que ces derniers ont sur le passage à l'action. Comme le rappelle Jacquard (1998), il est impossible 'de peser les rôles des divers acteurs lorsque l'action de chacun est sous l'influence de l'autre 487 ', ce qui est clairement le cas dans notre situation. Sans chercher à quantifier, nous avons donc représenté sur le tableau suivant comment interviennent ces facteurs sur l'ensemble de notre population. Ce tableau nous aide à voir la diversité des facteurs qui entrent en ligne de compte dans une telle décision, en même temps que l'effet paradoxal que peuvent avoir certains d'entre eux, suivant l'individu, et sa manière intrinsèque d'aborder le sujet. L'échelle de valeur donnée par les lignes verticales ne sert que de point de repère pour évaluer le 'plus ou moins favorable'.

      

Tableau III/XIII : Echelle d'évaluation des facteurs influençant l'implication de l'individu dans le processus de développement durable


4. Projet muséal sur le développement durable

Je nous cerne comme des esclaves modernes
Prisonniers d'un système qui ne cesse de nous berner
Notre cerveau lavé comme un vulgaire polo
Retourné, programmé, formaté, depuis l'âge du berceau
Ne me dites pas que je suis le seul à essayer
De rassembler les pièces de ce puzzle éclaté
Le temps passe, les jeunes se tabassent, cassent des vitrines
Rêvent de flingues, de luxe, de limousines
Les magazines sont remplis de belles choses
On crée l'envie, le rêve, le peuple est sous hypnose
La publicité matraquée tous les jours
La technologie avance, sauf pour ceux qui habitent les tours
Ils travailleront comme personne, la mise fonctionne
Leur propre désir les emprisonne
Tu ne peux plus réfléchir, tu dois t'en sortir
Payer tes dettes, tes crédits, voici ton avenir, ouvre les yeux.

Bambi Cruz, 1999, Ouvre les yeux

      Comme dans tout projet d'apprentissage, l'exposition ne doit pas répondre à des questions que le public ne se pose pas (Giordan, 1996/4; Nardonne, 1999). "Il nous faut prendre en compte le public pour le faire entrer dans un projet, quitte à ce que ce projet soit de lui permettre d'exprimer son propre projet. Notre rôle de médiateur, c'est tenir les deux bouts: accompagner le public d'une part et être porteur d'un message d'autre part. 488 " La préparation d'un projet doit donc avant tout tenir compte des modes de raisonnement, des obstacles et autres éléments que nous avons définis, tout au long de ce travail, comme 'perturbateurs' ou 'facilitateurs' selon les expressions utilisées par Giordan (1997).

      Dans quel but prépare-t-on une exposition?

      Cette question, qui semble aller de soi de prime abord, est néanmoins primordiale, surtout lorsqu'il s'agit d'une exposition de 'points de vue', et qui plus est, d'une exposition où l'implication du visiteur est recherchée. Définir clairement l'objectif de l'exposition va permettre de sélectionner des faits, des idées, mais également des objets ainsi qu'un certain contexte, un 'design' particulier, etc. (Giordan, 1997). Nous référant aux paramètres qui permettent de définir les objectifs 'optima' d'un projet éducatif (Zimmermann, 1996), nous devons trouver l'intersection entre:

  1. Pour quel public?
  2. Dans quel cadre temporel, spatial, matériel?
  3. Pour quoi faire?
  4. Jusqu'à quel niveau de formulation?

      Nous n'abordons pas ces différents points dans l'ordre dans lequel nous les avons énoncés. Les engagements de l'Agenda 21 forment les bases sur lesquelles se fonde la réponse à la troisième question. Le contexte politique et économique fournira les éléments concernant le cadre temporel, spatial et matériel. Le choix du public sera abordé à travers les conceptions et les attentes de celui-ci, et le niveau de formulation ne sera pas développé en tant que tel, puisqu'il apparaîtra à travers les éléments muséologiques et scénographiques.

      Comme l'ensemble du projet est essentiellement basé sur les conceptions relevées à travers notre recherche, une flèche accompagnant un retrait du texte indique la fonction donnée à l'élément décrit, en rappelant à quel obstacle ou à quel facteur facilitateur il se réfère.


4.1. Contexte du projet

      Si nous nous référons au résumé que propose l'Agenda 21 local pour Genève en ce qui concerne la participation de l'individu dans le processus de développement durable, chapitre 'citoyenneté - participation - société civile', nous constatons que celle-ci est toujours dépendante d'infrastructures qui, en l'occurrence, ne sont pas de son ressort:

  1. 'Mettre en place des mécanismes, ou renforcer ceux qui existent, pour faciliter la participation des individus, groupes et organismes intéressés.
  2. Garantir l'accès au public aux informations pertinentes, lui fournir la possibilité de donner son avis.
  3. Ouvrir les procédures aux particuliers, associations et organisations qui ont un droit à faire valoir. La procédure d'étude d'impact sur l'environnement doit être participative à toutes les échelles de la société civile.
  4. Associer les collectivités locales à l'élaboration de plans d'urgence en prévision d'accidents écologiques et industriels et mettre l'accent sur l'information. 489 '

      Cet état de fait correspond à ce que nous avons vu dans le chapitre 1.1. Il incombe au gouvernement de d'offrir à l'individu les moyens de se former, en vue de 'renforcer les valeurs propres à favoriser des modes de consommation rationnels. (...) Les gouvernements et les organisations du secteur privé devraient encourager l'adoption d'attitudes plus positives à l'égard des modes de consommation rationnels par le biais de programmes d'éducation et de sensibilisation du public et autres moyens comme la publicité positive pour des produits et services utilisant des technologies écologiquement rationnelles ou encourageant des modes de production et de consommation soutenables à terme. (...) L'objectif essentiel de ce programme est de modifier les schémas intenables de consommation et de production et de promouvoir les valeurs encourageant le passage à des schémas de consommation et modes de vie viables. 490 ' Ainsi, bien que la présentation muséale du développement durable ne soit jamais envisagée en tant que telle dans l'Agenda 21, elle fait partie des moyens de 'sensibilisation' et même d''éducation' envisagés, que les gouvernements, voire les organisations du secteur privé, devraient mettre à la disposition du public. Ces directives, telles qu'elles sont présentées, doivent être débattues pour permettre une clarification des valeurs qui leur sont sous-jacentes.

      Il s'agit donc de définir:

  1. Quelles sont les "valeurs propres à favoriser des modes de consommation rationnels"?
  2. En quoi consistent des "schémas de consommation et modes de vie viables'?
  3. Quels sont les critères qui définissent si des produits ou des services utilisent 'des technologies écologiquement rationnelles' et 'soutenables à terme'?

      D'une manière plus pragmatique:

  1. Que sous-entend le processus de développement durable pour le citoyen en matière d'alimentation, de gestion d'énergie et d'eau, de transport, de travail, de gestion des déchets, etc.?
  2. Que signifie développement durable par rapport à une urbanisation, un aménagement de quartier, l'implantation d'une route, d'une voie de chemin de fer, etc.?
  3. L'aspect 'social' (favoriser un marché équitable, favoriser les petites entreprises dans un but non seulement écologique mais également en vue de diversifier les places de travail, etc.) est insuffisamment abordé dans l'Agenda 21 en lien avec les choix de consommation. Qu'en est-il? Des critères peuvent-ils être trouvés à ce niveau-là?

      En offrant un débat sur ces questions de base, l'Agenda 21 offre à notre projet muséal les grandes directions vers lesquelles va se diriger toute la réflexion proposée au visiteur.


4.1.1. Contexte politique et économique

      Notre projet ne fait actuellement l'objet d'aucun mandat.

      Une première version de ce projet, intitulé 'pavillon du développement durable' avait été proposée, en 1997, à ce qui s'appelait à l'époque, 'Expo 01 491 '. Retenu dans un premier temps par les concepteurs de cette manifestation, il fut rejeté lors du passage d'Expo 01 à Expo 02. Nous retrouvons une certaine similitude entre ce premier projet et celui du 'Palais de l'équilibre' déposé en 1999 par l'OFEFP et la Conférence suisse de l'économie du bois. Similitude architecturale, similitudes dans l'utilisation des nouvelles technologies, dans les jeux illustrant la solidarité, dans la volonté de faire vivre le développement durable par une approche très physique, vécue.

      Collaborant parallèlement avec la SPE dans l'élaboration et la mise en place de l'Agenda 21 pour Genève, une version plus réduite, mais conçue selon la même méthodologie avait également été proposée au canton.

      Ni l'un ni l'autre de ces projets n'ayant été retenus, la version que nous proposons dans ce travail ne s'inscrit ni dans un cadre institutionnel ou privé.

      Dès lors, les seules contraintes dont nous devons tenir compte sont la situation culturelle, politique et économique de la Suisse, puisque ce projet s'adresse aux citoyens helvétiques d'une manière générale.

      Comme nous l'avons vu dans le chapitre 1.1, il est important de contextualiser l'approche du développement durable en fonction de son environnement sociétal. Nous tenons donc compte du fait que la Suisse fait partie des pays hautement industrialisés, que son niveau de vie est élevé, que l'économie du pays fonctionne selon le système libéral de la libre concurrence, faisant de l'individu un consommateur important de matières premières et d'énergie, et que ce dernier baigne dans un système démocratique particulier qui est celui de la démocratie semi-directe. L'ensemble de ces facteurs couplés aux engagements de l'Agenda 21 définis précédemment nous pousse à fixer comme objectif de cette présentation muséale un renforcement de l'approche citoyenne.

      En d'autres termes, la présentation muséale du développement durable a pour projet de permettre à tout citoyen (voire futur citoyen) de devenir 'actif' en les rendant conscients du fait que le développement durable est l'affaire de tous et que chaque individu peut et doit agir en sa faveur.

      Pour y parvenir, le projet propose un environnement scénographique dans lequel l'individu puisse:

  1. Avoir une vue d'ensemble de ce qu'il représente comme charge au niveau environnemental en tant que consommateur.
  2. Remettre en question les valeurs sur lesquelles fonctionne la société de consommation dont il fait partie.
  3. Remettre en situation la notion de 'besoin' et celle de 'solidarité', les deux notions clés du développement durable tel qu'il est défini dans l'Agenda 21.
  4. Trouver des pistes pratiques d'actions individuelles ou collectives.
  5. Mesurer son pouvoir d'influence en tant que consommateur, non seulement au niveau local, mais mondial.
  6. Trouver sa place dans la mise en oeuvre du développement durable, au moins au niveau local.

      Il s'agit donc d'aller au-delà de la démocratie directe qu'offre notre système politique en ouvrant au visiteur les portes de l'action et de l'implication individuelle dans les décisions qui touchent sa vie quotidienne (Longet, 1998).

      Comme le rappelle Miller (1998), "le maintien d'un processus démocratique exige des citoyens qu'un nombre suffisant d'entre eux saisissent les enjeux de la question, discutent des solutions de rechange et tranchent en connaissance de cause" 492 . Il faut donc, non seulement lui proposer, de manière concrète, des voies d'action, mais lui offrir les moyens de se forger une opinion personnelle issue d'un regard critique sur toutes les questions touchant l'activité humaine quelle qu'elle soit. Ainsi, l'environnement scénographique envisagé devrait permettre de dépasser la vision linéaire de notre pensée traditionnelle en lui rendant accessible l'approche complexe que sous-tend le concept de développement durable.


4.1.2. Conceptions et attentes des publics

      Celles-ci faisant l'objet des analyses des entretiens et se trouvant regroupées dans le chapitre précédent, nous n'en formulons pas une liste exhaustive. Nous mettons simplement en évidence que la présentation muséale doit principalement s'articuler autour d'un environnement scénographique permettant aux différents types de visiteurs de tisser des liens entre les différents domaines qui constituent le développement durable, ainsi qu'entre ses propres actions et leurs répercussions au niveau local et mondial dans les trois domaines en interaction. Un fort accent sur l'importance de l'implication de ce dernier est le fil conducteur de l'ensemble de la présentation. Nous répondons ainsi à la forte volonté de participation de la plupart des personnes interrogées et que nous avons pu observer au cours de nos entretiens. Cette volonté de participer à la résolution des grands problèmes de notre époque, (la votation sur le génie génétique en juin 1998 fut tout à fait révélatrice de cet état de fait), provient aussi du fait que le public d'une manière générale ressent qu'un fossé se creuse entre les connaissances scientifiques et les savoirs quotidiens (Caravita & Guiliana 1989). En réaction à ce phénomène, de plus en plus de personnes réclament une information pertinente, critique, offrant des points de vue différents, autant qu'une information 'mode d'emploi', 'prédigérée'. Le rôle d'une présentation muséale se doit de concilier ces demandes spécifiques divergentes à travers une vulgarisation adaptée.

      Nous avons également pu constater à maintes reprises au cours de nos entretiens, que tout le monde n'a pas, ni la volonté, ni les capacités de comprendre l'ensemble des phénomènes qui sont en jeu dans un processus de développement durable. Pourtant, ce dernier ne pourra se mettre en place dans une société que lorsque le plus grand nombre des individus qui la forment participeront, d'une manière ou d'une autre. La présentation muséale doit donc inciter les gens à adopter un style de vie compatible avec le développement durable en envisageant une sorte de 'prise en charge' pour que ces personnes entrent dans un tel processus, même si elles ne comprennent pas forcément l'ensemble du bien-fondé ou que celui-ci les laisse indifférentes.

      La présentation muséale doit donc être envisagée comme une sorte de stratégie de 'marketing mix' qui, à l'instar des phénomènes de mode, entraîne les visiteurs à opter pour un comportement compatible avec le développement durable. Là encore, une attention toute particulière est portée sur la vulgarisation qui, tout en tenant compte de la complexité inhérente au développement durable, doit rester accessible à tous.

      Bien que notre travail porte sur les conceptions de personnes adultes, nous restons conscients du fait que les visites se font généralement en famille. Ainsi, bien que nous ne possédions pas de références concrètes concernant une population plus jeune, la plupart des éléments qui constituent l'environnement scénographique que nous proposons devrait parfaitement s'adapter à des enfants dès 5 ans. Etant donné que nous axons notre démarche sur l'interactivité et la manipulation, l'aspect ludique qui en ressort devrait être une source de motivation assez grande pour intéresser enfants et adolescents.

      D'autre part, à aucun moment nous ne devons perdre de vue que le développement durable touche de très près aux valeurs véhiculées dans la société. Comme le rappelle Schiele (1998), plusieurs expositions traitant de sujets scientifiques ou environnementaux ont provoqué des réactions négatives très fortes parce qu'elles touchaient, sans volonté explicite de leur part, à des tensions sous-jacentes, à des peurs non exprimées, à des malaises sociaux. Or, le développement durable, nous l'avons vu, peut induire une image de 'retour en arrière', accompagné d'une impression très forte de restriction de liberté, dès que l'on aborde le délicat terrain des choix personnels de consommation. De plus, nous ne pouvons pas exclure que la conception 'tiersmondiste' qui transparaît ne soit pas associée à des pensées racistes, même si elles ne sont pas exprimées en tant que telles, notamment lorsque les problèmes environnementaux sont rejetés sur les pays en développement.

      Nous devons donc proposer des pistes de réflexion sur la notion de solidarité en tant que valeur sociétale (où commence ma liberté si je tiens compte de celle de l'autre?), afin que chaque visiteur puisse redéfinir lui-même ce qu'il veut mettre derrière les notions de respect et de liberté individuelle. Ces approches 'philosophiques' sont incontournables si nous voulons que ces conceptions puissent être transformées et que des actions réelles apparaissent. Notre propre position face à ces réflexions doit être clairement définie, sans que le visiteur se sente, à un moment ou à un autre 'obligé' d'accéder à notre propre vision. Néanmoins, cette prise de position très claire en faveur de la thématique présentée nous permet de mieux cibler les messages dont notre projet est porteur et permet de dépasser la peur dont Schiele (1998) fait mention qui est de "dépolitiser le social" et d'ainsi "aplanir" les débats sociaux (point 1.3.3.1.4).


4.2. Objectifs du projet

      Bien que tous les points développés précédemment nous aident à la mise en place de l'environnement scénographique, l'ensemble des réflexions qui émanent du contexte dans lequel s'inscrit notre projet nous pousse à axer les objectifs de celui-ci vers un développement de la compréhension du fonctionnement de base du système démocratique et donc du rôle de l'individu au sein de celui-ci. En effet, si ce concept, tel que nous le connaissons dans sa forme moderne est établi depuis plus de 150 ans en Suisse, nous pouvons constater, lors des diverses votations, que le taux de participation reste souvent assez bas. Ce constat nous incite à penser que le fait que 'les petits ruisseaux font les grandes rivières' (pour reprendre une métaphore connue) n'est plus considéré comme valide. Or, si les grandes entreprises intègrent la norme ISO 14000 sous la pression de la concurrence et des marchés, et sont ainsi contraintes de codifier leur comportement vis-à-vis de l'environnement, nous avons pu constater que le citoyen moyen n'a souvent pas conscience, ou qu'il ne veut pas reconnaître, que son attitude personnelle et son engagement quotidien peuvent également entraîner une modification à long terme de la société. Cela concerne notamment ses habitudes quotidiennes comme le mode de consommation et par conséquent tous les domaines qui en dépendent (agriculture et ses dérivés, échanges internationaux, commerce, économie mondiale, travail, etc.). De plus, les autorités ne favorisent pas toujours cette prise de conscience. C'est en tout cas le constat que fait Morin (1999) fait pour la France lorsqu'il observe que des 'processus de régression démocratique (qui) tendent à déposséder les citoyens des grandes décisions politiques (sous le motif que celles-ci sont très 'compliquées' à prendre et doivent être prises par des 'experts' technocrates), à atrophier leurs compétences, à menacer la diversité, à dégrader le civisme 493 '. Sous-jacent à cette observation, nous retrouvons le problème de l'alphabétisation, non seulement scientifique du citoyen, mais également philosophique, permettant une approche critique de la société, de la politique et de la gouvernance.

      Notre idée est donc de donner la possibilité à chaque visiteur de tester son propre 'pouvoir d'influence' dans l'optique du développement durable, tout en lui offrant la possibilité d'accéder à une information plus poussée à travers les diverses formes que prennent les éléments de compréhension et de 'savoir plus'. Cette action vise à faire naître une prise de conscience individuelle, celle-là même qui concerne le pouvoir personnel de chacun à faire évoluer les choses, à influencer le cours des événements, anticipant en se substituant à une intervention des autorités politiques, économiques, culturelles ou même spirituelles. 'Le secret de la motivation n'est-il pas de s'aviser ou d'accepter de reconnaître qu'on peut apporter à l'avenir sa note personnelle? 494 '

      Pourtant, et cela peut paraître tout à fait paradoxal, le développement durable doit aller au-delà du principe démocratique tel qu'on le connaît en Suisse. 'La démocratie implique que les gens sachent de quoi on parle lorsqu'ils sont amenés à prendre des décisions d'ordre politique concernant des faits scientifiques. La science est de plus en plus présente dans nos vies, à travers l'énergie nucléaire ou les manipulations génétiques. Les décisions dans ces domaines sont souvent prises par des technocrates qui s'avèrent être à la fois juges et parties. C'est un mauvais fonctionnement de la démocratie, une lacune que l'effort de vulgarisation peut contribuer à combler 495 '. Dans cette citation, Reeves (1996) aborde le pouvoir décisionnel du citoyen, qui doit posséder assez de connaissances scientifiques pour pondérer les influences extérieures dans ses décisions. Nous allons encore plus loin. Avant d'être appelé aux urnes, l'individu prend des décisions quotidiennes pour se nourrir, se soigner, se déplacer, gagner son argent et éventuellement le placer, envisager ses relations avec le monde extérieur, même s'il ne s'y trouve confronté que dans le cadre restreint de l'organisation de ses prochaines vacances, par exemple. Avoir à disposition, acquérir ou au minimum savoir où trouver les connaissances nécessaires pour effectuer ces choix est une étape qui influence l'ensemble du fonctionnement de la société dans laquelle il vit et permet une anticipation bénéfique sur les décisions mêmes qu'il devra prendre en tant que citoyen appelé à voter. Le fait que le développement durable soit un projet d'ordre planétaire ne peut s'arrêter à un principe démocratique réduit aux seules votations institutionnalisées. Notre slogan pourrait être 'chaque achat est un vote' 496 . Dans cette optique, la démocratie est plus qu'un simple système politique. Elle devient sinon une philosophie de vie, au moins un cadre général de réflexion au niveau du citoyen visant à accroître sa prise de responsabilité. La notion de responsabilité nécessitant obligatoirement une définition des valeurs, nous pensons pouvoir ainsi parvenir à provoquer une réflexion sérieuse à ce sujet.


4.2.1. Centre de ressources pour le développement durable

      Au vu de ce qui précède, nous ne pouvons donc limiter notre projet à une seule exposition traitant du développement durable. Nous devons l'élargir en envisageant un véritable centre de ressources pour le développement durable ou, plus simplement, un 'lieu de savoirs' tel que le défini Giordan (1998). Ainsi, bien qu'il s'inspire d'une démarche muséologique, notre projet, pour répondre à l'ensemble des objectifs, des attentes et des besoins que nous avons évoqués précédemment, allie l'ensemble des approches envisagées par les différentes manières de diffuser un savoir dans un cadre informel. Pour ce faire, il nécessite la participation et la collaboration de tous les partenaires du développement durable. Confédération, organisations internationales et non gouvernementales, partenaires économiques issus de l'industrie privée et de la recherche, partenaires sociaux, services publics et privés, etc. Ce rassemblement de forces devrait favoriser leur convergence avec, comme objectif principal, la formation et l'information afin que le plus de monde possible puissent prendre part de manière active au processus de développement durable.

      Les synergies entre les différents partenaires du développement durable qu'une telle approche demande devraient en faire un véritable puits d'informations et de renseignements, destiné tant au citoyen qu'aux politiques. Assemblage organisé de plusieurs moyens permettant de diffuser et d'investiguer le concept de développement durable, il s'agit donc de mettre en place un nouveau lieu qui soit à la fois:

  • Un lieu de rencontre ludique qui permette à toute personne, quel que soit son âge, de vivre physiquement et émotionnellement les principes de respect et de solidarité.
  • Une exposition permanente offrant des interactions ludiques entre un environnement suscitant la réflexion sur l'implication de l'individu dans le processus complexe du développement durable, tout en permettant la construction et la compréhension de certains savoirs ou phénomènes qui lui sont liés.
  • Un centre de promotion du développement durable à travers la participation active des partenaires.
  • Un centre de documentation spécifique à la thématique.
  • Un centre d'information pour les questions touchant aux décisions inhérentes à la vie quotidienne (transports, construction, alimentation, commerce équitable, énergie, etc.).
  • Un centre d'accueil de groupes (école, sortie de bureau, etc.) ou d'individus (adultes et/ou enfants).
  • Un lieu de rencontres informelles pouvant devenir un lieu de débat, d'expression, d'échange.
  • Un lieu de formation (enseignants, décideurs, industriels, etc.).
  • Un lieu de réunions, de conférences et de colloques disponibles pour la formation et l'information des différents partenaires du développement durable.
  • Un lieu abritant une équipe chargée de la coordination des différents projets touchant au développement durable, qu'ils proviennent d'initiatives privées ou gouvernementales.
  • Un lieu architectural modèle, conçu et construit en fonction de critères relevant du développement durable (utilisation d'énergies renouvelables, matériaux respectueux de l'environnement, etc.).

      Afin de rappeler que notre avenir est confiné à une seule planète unique dans notre univers, ce qui représente un espace fini et délimité, nous avons baptisé ce centre: "Objectif Terre". Cette appellation fait également référence au célèbre reporter Tintin qui, lui, s'embarquait dans les rêves d'Objectif Lune, à une époque où les découvertes spatiales laissaient encore croire à la possibilité d'une survie humaine en dehors de notre planète.


4.2.2. Synergie des partenaires

      D'un point de vue tout à fait pratique, la coopération (technologique, informationnelle, économique, etc.) permet de garantir la viabilité économique de cette entreprise. Etant donné qu'une grande partie des informations divulguées à travers l'ensemble des activités et animations proposées par le centre sont destinées à promouvoir les partenaires travaillant pour et dans le développement durable, le financement privé doit être envisagé pour l'infrastructure, ainsi que pour la mise à disposition d'une partie des personnes ressources. Cette manière d'envisager le financement du projet pourrait également devenir le moteur d'une interaction bénéfique entre les divers acteurs du développement durable (entreprises du bâtiment, des arts graphiques, agricoles, industrielles, etc., investisseurs privés et institutionnels garantissant des placements éthiques, etc.). Une véritable transversalité pourrait ainsi être atteinte, favorable à l'approche complexe et au concept de solidarité, points essentiels dans la mise en place de ce processus.


4.3. Concept architectural


4.3.1. Importance de l'architecture

      Guichard (1998) rappelle que "ce qui est le plus important pour l'usager du média, ce ne sont pas seulement les messages définis, mais la forme donnée aux outils de communication choisis; de la mise en scène des éléments au design des objets, en passant par les messages graphiques "sursignifiants". Ce sont ces composantes qui seront d'abord perçues par les usagers (...)". Avant cette perception du "contenu", à savoir les différents éléments qui forment l'environnement scénographique, le visiteur est confronté au "contenant", à savoir le bâtiment lui-même. D'abord sa forme extérieure, puis l'aménagement de l'espace intérieur, l'apport de lumière naturelle ou non, les matériaux utilisés pour les cloisons, les sols, etc. L'environnement sonore que ces derniers procurent (feutré, ouaté, résonnant, amorti, etc.) participent directement à l'ambiance créée par l'espace intérieur (sa forme, ses dimensions, la hauteur du plafond, etc.) Nous pensons que l'ensemble de ces éléments intervient sur la perception entière de l'individu, favorisant ou non la réceptivité de celui-ci face au message proposé. De plus, les éléments visuels, tactiles, auditifs et olfactifs sont reconnus comme de puissants facteurs de l'évocation (Zimmerman,1996), donc de la prégnance du souvenir que conservera le visiteur. Nous ne pouvons donc négliger cette approche fondamentale. L'aspect tant intérieur qu'extérieur d'un édifice n'est-il pas sa meilleure "carte de visite" voire même, sa meilleure "publicité"?

      Si nous nous penchons sur les processus par lesquels un individu s'approprie un espace, nous ne pouvons pas oublier que celui-ci 'peut susciter trois sortes de processus mentaux: les représentations cognitives qui lui sont associées, les réactions affectives qu'il provoque, les comportements qu'il est susceptible de faciliter ou de contrarier 497 '. De plus, dans une approche anthropologique de l'espace, celui-ci ne doit jamais être considéré comme une simple toile de fond, mais comme une production sociale spécifique, cherchant à donner un sens tout aussi spécifique à ce qu'il abrite (Depaule, 1994). En complétant cette réflexion par une approche morphodynamique qui considère que les formes dans le temps (les comportements) sont en lien directs avec les formes dans l'espace (les bâtiments) et vice versa (Berque, 1994), il devient tout à fait pertinent d'accorder une importance réelle à la perception tant extérieure qu'intérieure d'un bâtiment destiné à ouvrir les portes du développement durable et de la complexité, portes du XXIe siècle, qui ne sont aujourd'hui qu'entrebaîllées.

      Bien que Giordan (1996) et Guichard (1998) ne se soient pas intéressés à l'aspect architectural proprement dit, mais bien à l'aménagement de l'espace intérieur de ce dernier, nous nous référons à ces auteurs pour affirmer que la "mise en espace" peut intervenir autant comme un élément facilitateur que perturbateur pour la compréhension globale de l'exposition. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé pour offrir aux visiteurs un espace qui, symboliquement leur permette d'appréhender la dimension complexe, éthique et qualitative du développement durable.

      Pour dépasser la fragmentation qui caractérise les conceptions du public sur le développement durable, l'espace muséal doit être pensé de manière à favoriser la compréhension des principes récursifs et hologrammatiques qui sont à la base de ce processus. Ainsi, bien que nous nous inspirions des espaces de 'concernation', de 'compréhension' et de 'savoir plus' proposés par Giordan (1996) dans la disposition de certains éléments, la structuration de l'espace que nous proposons sort définitivement de l'aspect linéaire que suggère un sens de visite donné ou non par une trame narrative (point 1.3.3.1.3.).


4.3.1.1. Choix de la sphère

      'Certaines formes géométriques ont le pouvoir de toucher l'inconscient et de produire des changements d'humeur chez ceux qui les observent. Cette propriété peut être sciemment utilisée par d'habiles architectes. (...) L'explication la plus simple de ce pouvoir des formes géométriques est qu'elles symbolisent des émotions humaines. (...) La rondeur ou la symétrie apportent généralement un sentiment de plénitude. 498 ' La sphère, tout comme le tétraèdre, peuvent être considérés comme des symboles archétypiques. A ce titre, nous les utilisons comme de véritables métaphores favorables à la création d'images mentales signifiantes. Bien que nous restions attentifs au fait que symbole et métaphore ne sont pas synonymes, nous retenons de leur signification propre l'idée de signe qui leur est commune, mis au service d'une représentation imagée (point 1.2.4.1.). Notre choix d'une architecture extérieure et intérieure sphérique et d'une structure intérieure tétraédrique est donc avant tout symbolique, ou plus exactement métaphorique 499 .

      Pour Rombach (1985), le cercle, et par extension, la sphère, est plénitude, richesse, don, plaisir, attention, valeur. Ce qui est important, nous l'entourons d'un cercle, ce que nous aimons nous l'enlaçons. Le cercle, tout comme l'anneau ou l'alliance, est symbole de vie et d'unité. Riedel (1985) ajoute à cette symbolique l'idée de protection telle que peut l'être le ventre de la femme pour l'enfant qu'elle porte. On retrouve cette idée dans les cercles qu'il faut tracer pour se protéger des démons (plantation d'ail en cercle autour de la maison pour la préserver des mauvais esprits ou des sorcières) ou pour échapper aux vampires.

      En tant que forme géométrique, la sphère réunit une infinité de lignes parfaitement courbes qui conduisent à elles-mêmes. En mathématiques, l'infini est également représenté par deux cercles reliés: . Lignes sans fin, elles symbolisent l'éternité, et donc le temps, rendu tangible par la représentation du cadran de la montre. 'Le cercle et le point ont des propriétés symboliques communes: perfection, homogénéité, absence de distinction ou de division (...) sans commencement ni fin, ni variations (...), il symbolise le temps. 500 '

      Symbole des symboles, le cercle devient cycle en signifiant le perpétuel recommencement, représenté par Ouroboros, le serpent qui se mord la queue. Cette métaphore est reprise notamment par Morin (1977) qui voit dans le cercle une représentation de la complexité des systèmes (point 1.2.4.3.) incluant les phénomènes d'interactions et de rétroactions qui la caractérisent (théorie cybernétique).

      Le cercle, comme la sphère illustre quelque chose de clair, de franc, d'appréhendable. Dans l'un comme dans l'autre, rien ne peut se cacher dans un coin. Il permet et génère la transparence et l'égalité, à l'instar des rondes enfantines où chaque enfant est aussi proche ou aussi éloigné du centre. Cette symbolique n'a pas échappé aux concepteurs du "Palais de l'équilibre" lorsqu'ils attribuent à la sphère "les notions d'ouverture, de liberté, de communication entre les peuples" 501 .

      Très intimement relié à l'image de la ou des divinités, le cercle appartient ainsi aux plus anciennes images de méditation, et nous le retrouvons tant sur les mandalas et les yantras boudhistes que dans les cercles de pierres du mégalithique comme celles de Stonehenge en Angleterre, voué, pense-t-on, au culte solaire. Il apparaît également chez les chrétiens (3 cercles symbolisent la Trinité) et chez les Indiens d'Amérique du Nord pour lequel il est le temps cyclique et la cosmologie islamique, quant à elle, recourt à l'idée de sphère (Chevallier & Gheerbrant,1982). 'Même symbolisme que le cercle (...) la sphère donne le relief, la troisième dimension aux significations du cercle et correspond mieux à l'expérience perçue. (...) La sphère a symbolisé, dès le niveau des cultures archaïques, la perfection et la totalité. 502 '

      L'intérieur du cercle signifie également la fusion avec l'Ètre métaphysique puisqu'on se rencontre soi-même, dans le microcosme de sa propre existence (Riedel, 1985). Toujours lié aux croyances et aux forces, il apparaît, notamment sous forme de cercles concentriques, dans les anciennes cosmologies (Ptolémée, Tycho Brahé, etc.). A toutes les époques, il symbolise le Soleil, la Lune, la Terre, la Vie, le temps cosmique, mais aussi la Genèse qui, selon la tradition tantrique, repose sur l'équilibre de trois unités fondamentales 503 . Ce serait de leur discordance que serait née la multiplicité (Roob, 1997).

      En architecture, le cercle et/ou la sphère apparaît dans de nombreuses habitations traditionnelles de cultures très diverses tels que les igloos ou les huttes africaines. Les maisons de pierre mégalithiques (vers -2000) étaient édifiées sur des fondations circulaires et montées en demi-sphères simples. Plus tard apparu la 'voûte sur pendentif', coupole hémisphérique posée sur une base carrée. C'est ainsi qu'est née la forme précoce de l'église orientale et de la mosquée. Ces édifices ont conservé la construction à coupole centrale, représentation symbolique et mystique du Cosmos et de l'Eternité issue de l'image du ventre de la mère (Riedel, 1985).

      En dehors de ces éléments religieux, l'utilisation de la sphère en tant qu'architecture extérieure, mais également intérieure, reste réservée au rêve et à l'utopie. C'est sans doute la raison pour laquelle, si plusieurs plans de bâtiments et d'espaces intérieurs sphériques furent couchés sur le papier, pratiquement aucun, à notre connaissance, ne fut réalisé. La Révolution Française et les rêves de liberté et d'égalité qu'elle suscite se répercutent dans une approche très novatrice de l'architecture. Il faut "mettre en adéquation l'idéologie et le programme des édifices. Soumettre le signifiant à la loi du signifié. D'où cette préférence pour «une intention révolutionnaire et opposée au système académique» qu'il convient de donner à la critique. On va jusqu'à affirmer que «dans l'architecture, les idées déterminent les sensations» 504 ". Ainsi, en 1795, l'architecte Jean-Jacques Lequeu propose "Le Temple de la Terre", une gigantesque sphère contenant elle-même le globe terrestre. A la même époque, pour rendre hommage à la Nature, Boullée conçoit le Cénotaphe, "un temple circulaire dont la coupole hémisphérique recèle l'espace chaotique d'un cratère de rochers d'où émerge une statue de l'Artémis d'Ephèse" 505 . Enfin, à partir des Salines qu'il construit dans le Jura français, Ledoux dessine le projet d'une ville idéale. Parmi les bâtiments qu'il conçoit, les demeures réservées aux gardes agricoles sont totalement sphériques, ne laissant apparaître que des portes à colonnades ouvertes sur les quatre points cardinaux.

      Temple de la Nature de Boullée

      Beaucoup plus fonctionnel, Fuller (1950) envisage la sphère dans le domaine de l'architecture industrielle. En offrant le minimum de structure pour le maximum de volume, elle lui apparaît comme l'optimum en matière d'économie de construction. C'est sur le même modèle que fut réalisé, à Montréal, le pavillon des Etats-Unis, lors de l'Exposition universelle de 1967. Haut de 76 mètres, il fut considéré comme la plus grande attraction de l'exposition et ne fut pas démonté après l'exposition. Un incendie le détruisit en 1976 (Pawley, 1990).

      

      Enfin, l'utilsation de la demi-sphère se retrouve dans la construction de hangars pour avions (Fuller, 1966), d'usine à gaz, dont l'une d'elle, à Bienne, est devenue un lieu de spectacles dénommé d'ailleurs 'la Coupole', de tennis couverts, etc. La sphère, quant à elle a été reprise par les concepteurs travaillant sur la projection de films en 3D. Elle apparaît déjà dans les projets de l'école d'Ulm (Herbert Ohl, 1956) et la Géode de la Villette à Paris est certainement l'une des sphères les plus connues au monde. En pleine ville de Genève, nous pouvons également observer une église sphérique. Néanmoins, dans ces dernières constructions, l'espace intérieur est découpé et la sphère n'apparaît plus en tant que telle.

      A notre connaissance, l'espace sphérique intérieur n'est conservé que dans le nouveau planétarium du 'Rose Center for Earth and Space' construit récemment au plein coeur de New-York. 'Sphère blanche de 28 mètres de diamètre, suspendus dans l'espace à l'intérieur d'un cube de verre de 38 mètres de haut 506 ', ce bâtiment, conçu par J. Polshek et R. Schlieman, s'inspire directement du Temple de la Nature de Boullée (M-P. Mascaro, 2000). 'A l'intérieur, la sphère apparaît dans toute sa rondeur 507 ' et la voûte supérieure propose un écran géant sur lequel est projeté un voyage sidéral jusqu'aux confins de l'Univers.

      Utilisant cette fois-ci l'espace extérieur de la sphère en offrant une promenade en spirale autour de celle-ci, nous mentionnons également la récente coupole du Reichstag à Berlin.

      L'ensemble de ces éléments supportent le choix d'une architecture offrant au visiteur l'expérience d'une sphère émergeant au deux tiers du sol.

  • En relation directe avec le thème que nous présentons et les représentations que nous avons mises à jour par nos entretiens, cette forme répond en quelque sorte aux conceptions tiersmondistes que nous avons relevées. En effet, la géométrie utilisée met l'hémisphère Nord de notre Terre en évidence. Source des inégalités économiques et sociales, premier responsable des atteintes à l'environnement, c'est à lui et à ceux qui le peuplent de promouvoir le développement durable. L'hémisphère Sud est présent, bien que "dissimulé" en partie au regard. Il sert de base à tout l'édifice et à la réflexion que doit tenir le Nord. Pour faciliter cette approche symbolique, les façades extérieures de la sphère possèdent, en très léger relief, le dessin des continents. Ceux-ci, ne sont visibles que par lumière rasante et à certaines heures de la journée.
  • D'autre part, la sphère correspond parfaitement à la mise en place d'un décloisonnement de l'espace intérieur, offrant au visiteur une liberté très grande quant à l'itinéraire de sa visite.

4.3.1.2. Choix du tétraèdre

      L'architecture intérieure s'appuie sur la géométrie d'un tétraèdre inscrit dans la sphère. Bien que beaucoup moins connoté symboliquement que cette dernière, le triangle, et sa représentation dans l'espace, le tétraèdre, marque également l'imaginaire collectif. Par exemple, la trinité est symbolisée par un triangle inscrit dans un cercle. A l'inverse, l'oeil de dieu surveillant le monde apparaît à l'intérieur d'un triangle.

  • Le tétraèdre est la seule figure géométrique dont tous les angles sont en interaction. Il complète donc parfaitement l'illustration de la complexité qu'offre la sphère, en mettant en évidence, par les droites qui relient ses sommets, les interactions et les interdépendances.
  • Les sommets inférieurs correspondent aux trois domaines en interaction du développement durable. Le quatrième sommet, qui culmine sans toutefois atteindre le point le plus élevé de la sphère intérieure, est la dimension éthique et/ou qualitative vers laquelle tend l'ensemble du concept. De par sa nature, cette quatrième dimension se doit de ne pas figurer sur le même plan spatial que les trois domaines de développement.
  • La position symétrique et centrée du tétraèdre dans la sphère est importante dans le sens où celui-ci est une illustration de la notion d'équilibre entre les trois domaines en interaction. Il ne faut donc pas que l'un ou l'autre des trois pôles acquière une position privilégiée due à une dynamique asymétrique. Néanmoins, nous avons introduit une tension en ne reliant pas l'angle supérieur du tétraèdre au sommet de la voûte.
  • Cet espace démystifie également la recherche d'un absolu, que pourrait suggérer la jonction entre le sommet 'éthique' du tétraèdre et la partie la plus élevée de la sphère. Le sommet du tétraèdre reste donc indépendant, rendant son accession plus 'réaliste', plus proche du visiteur, rendant plus 'humaine' l'approche du développement durable.

      Cet aménagement de l'espace contribue à offrir au visiteur une homogénéité, tout en lui conservant certains repères. C'est la raison pour laquelle le premier espace dans lequel il pénètre, situé au rez-de-chaussée, n'est pas la sphère vue de l'intérieure. Destiné avant tout à une sensibilisation, il est là pour le rassurer, et reste donc à "dimension humaine". Mis à part un plafond translucide, permettant à l'imagination d'anticiper sur d'autres espaces, cet espace conserve l'aspect connu d'une salle d'exposition qui, bien que circulaire, reste traditionnelle.

      La sphère intérieure n'est perçue que depuis le premier étage. Pour ne pas perturber cet espace symbolique, nous n'avons conservé du tétraèdre que les droites qui relient ses sommets. Ces dernières, marquées des couleurs primaires additives, bleue pour l'économie, rouge pour le développement social et verte pour l'écologie 508 , semblent sortir du sol pour se rejoindre au sommet de la coupole.

      Symbolisant les trois pôles en développement, elles montrent, comment ces domaines doivent être pensés pour atteindre les buts éthiques et qualitatifs que vise le développement durable. Cette approche visuelle est la même que celle proposée par Blanchet & November (1998) comme outil destiné aux prises de décisions politiques (point 1.1.3.10.2). Cette visualisation devrait permettre une approche plus concrète de ces domaines, en leur donnant à chacun la même importance.

      Toujours dans une approche symbolique, il faut également relever que ces trois couleurs ont une autre signification. 'D'après les prophètes, de Dieu émanent trois sphères qui remplissent les trois cieux: la première, ou sphère de l'amour, est rouge; la seconde, ou sphère de sagesse, est bleue; la troisième, ou sphère de création, est verte. 509 '

      La fonction de ces droites n'est pas que symbolique. Elles servent également de points de repère au visiteur en lui indiquant vers quel pôle il se dirige. Cette indication spatiale permet de situer certains sujets en fonction des domaines principaux qu'ils touchent plus particulièrement. A l'intérieur de cette hémisphère, l'espace n'est ni fermé, ni découpé. Au contraire, les lignes d'angles du tétraèdre, visibles dans l'espace de la sphère, mais également au sol, par des "ruisseaux" lumineux dont les couleurs primaires se mélangent, tissent une toile très simple, un réseau aux interactions infinies, celles-ci renvoyant sans cesse vers les autres angles.

      Ces indications visuelles sont également importantes pour éviter les blocages dus à une trop grande déstabilisation et à un trop grand manque de repères. Ces "directions" doivent être conservées et proposées de manière très ouverte aux visiteurs, afin de le laisser totalement libre dans ses choix et ses envies.

      

Tableau IV/I : Coupe transversale de l'espace architectural du projet "Objectif Terre"


4.3.1.3. Aménagement de l'espace intérieur de la sphère

      La sphère se divise en six espaces plus ou moins distincts (voir schéma coupe transversale):

  • Le "sas d'entrée" ou "espace ludique de sensibilisation".
  • L'exposition permanente, constituée principalement d'éléments de "concernation et d'implication".
  • Les "espaces de compréhension" proposés par les partenaires du développement durable sous forme d'expositions itinérantes.
  • Le Caf'forum, sorte de "café scientifique et ludique", lieu de détente, de débat, de spectacle, de rencontres, espace social par excellence.
  • La multimédiathèque, principalement un "espace de savoir plus" et d'informations.
  • L'Amphithéâtre, lieu de conférence, de formation, de spectacle.

4.3.2. Cohérence du concept architectural avec le thème développé

      L'ensemble du bâtiment présente un écobilan proche de zéro. Sa construction, la gestion de l'eau, celle de l'énergie, etc. correspondent en tous points au concept du développement durable par l'utilisation de matériaux recyclables, (voire de matériaux déjà recyclés ou en 'deuxième vie') et des énergies renouvelables. L'ensemble est présenté avec un confort et un design indiscutables.

      Ces aspects sont très importants pour permettre aux visiteurs de dépasser la conception que la plupart d'entre eux véhiculent et qui consiste à assimiler tout ce qui concerne l'approche d'une protection de l'environnement au niveau technologique comme un 'retour en arrière'. Cette projection est une des principales entraves à la participation active des individus au processus de développement durable, le confort faisant partie des valeurs attribuées à la liberté personnelle.


4.3.3. Limites de l'approche architecturale

      Si les architectes savent, de manière plus ou moins empirique, que les personnes confrontées à un nouvel environnement sont attentives à la nature du sol, à l'aspect et aux couleurs des parois, à la résonance et à l'ambiance sonore d'une manière plus générale (Réno, 1999 510 ), la manière d'appréhender l'espace en lui-même, de s'y sentir à l'aise, décontracté, ou au contraire agressé, tendu n'a, à notre connaissance, pas fait l'objet de recherches spécifique. Des approches dans ce sens ont été faites sur les logements populaires (Lawrence, 1986), principalement en lien avec leur l'aspect fonctionnel. L'impact émotionnel est abordé par Grataloup (1986) dont la proposition d'une 'nouvelle architecture' s'inspire des travaux de l'artiste autrichien Hundertwasser (1972). Bien qu'il n'envisage pas la sphère en tant que telle, Grataloup cherche à redonner à l'habitat des 'espaces internes organiques ayant une infinité de plans. (...) Ces univers organiques seront entièrement régis par des courbes (...), elles n'appartiendront plus au monde des calculs et de la raison, mais à celui de la sensualité et de la sensibilité 511 '. Il présuppose donc qu'un univers intérieur supprimant les angles correspond mieux à la recherche de calme intérieur puisqu'il supprime en quelque sorte les tensions qu'induisent les droites et les angles.

      Nous ne pouvons donc que supposer que le symbolisme que véhicule la sphère soit assez porteur pour que le visiteur vive de manière positive le climat de confiance, de protection en même temps que d'ouverture que nous cherchons à développer. Cette symbolique, que nous évoquions déjà dans le projet que nous avons proposé en 1997 à l'exposition nationale suisse 512 , est également reprise dans le projet de 'Palais de l'Equilibre' que proposent l'OFEFP et l'industrie suisse du bois pour Expo 02.


4.4. Concept muséologique

      Notre projet s'inspire de l'approche muséologique dite "de la troisième génération" (Schiele, 1998). Les musées réalisés dans cette optique sont "tout entiers consacrés à l'enrichissement de l'expérience du rapport du monde. Intégrant à la fois la relation dynamique instaurée par l'exposition interactive (deuxième génération) et les formes muséales antérieures (première génération, dite de l'objet), soucieux des visiteurs, préoccupés par la nature et l'expérience de la visite, et surtout, rompant avec la vision fragmentée des disciplines, ils auraient réalisé de véritables mises en situation et en contexte grâce à la reconstitution d'environnements complexes. Ainsi, substituant l'idée d'interdépendance des parties, intégrées dans un tout plus complexe que leur somme, à celle d'un découpage analytique ou taxonomique, ils auraient restitué au visiteur une perspective globale, voire holistique 513 ". Ainsi, la présentation muséale que nous adoptons vise avant tout à aider le visiteur à se former sa propre opinion. Par contre, elle va au-delà de cette approche, puisqu'elle cherche à l'impliquer véritablement dans la mise en place du processus de développement durable. A ce niveau, il dépasse les objectifs d'une muséologie "du point de vue", ou, comme la dénomme Bradburne (1998), "interprétative", puisqu'il vise le passage d'un savoir théorique à une implication pouvant mener à l'action. Dès lors, l'exposition ne peut être une fin en soi, mais bien un élément de départ, support à la réflexion sur l'activité humaine et outil ressource pour la mise en pratique.


4.4.1. Approche multimédiatique

      A ce titre nous ouvrons la muséologie à une approche beaucoup plus médiatique, telle que nous la définissions au point 1.3.4., voire multimédiatique (Montpetit, 1998), dans laquelle la discussion, le dialogue, le débat ont leur place, au même titre que l'information et la formation. Cette volonté se traduit par la conception de ce que nous définissons comme un centre de ressource, reposant sur les préoccupations, les intérêts, les connaissances, les modes de raisonnement des utilisateurs auxquels il s'adresse et que notre recherche nous a permis de mettre à jour. Dans un tel objectif, les visiteurs ont un véritable rôle à jouer. La scénographie adoptée doit leur offrir autant les moyens d'investiguer le domaine, que d'exprimer leurs opinions (Bradburne, 1998). Une expérience allant dans ce sens a été entreprise au NewMetropolis. La conception de ce musée s'est appuyée sur le constat que "les gens voient plutôt la science et la technologie comme parties intégrantes des grandes questions sociales, politiques et éthiques. Ces questions touchent leur vie, la vie de leur famille et le monde qui les entoure 514 ". Plus qu'un simple centre scientifique, ce musée est devenu un lieu de débat, d'information et d'enseignement de nouvelles habiletés. S'appuyant sur une muséologie interprétative, l'accent est mis "sur les effets produits sur les visiteurs, sur leur implication (...) et sur le fait que les éléments d'exposition établissent des références entre ce qu'ils montrent et la vie quotidienne des visiteurs, afin qu'ils puissent se sentir concernés par le propos tenus  515 ".


4.4.2. Approche ludique et didactique

      Enfin, il ne faut pas perdre de vue qu'une exposition reste un lieu que l'on visite par plaisir, par jeu, par curiosité, sans qu'apprendre soit l'axe principal de la présentation. Il faut donc que le visiteur ait la possibilité 'd'apprendre' sans que cela lui soit en quelque sorte imposé. L'impression générale qu'il gardera de sa visite sera de toute façon son plus grand acquis. Comme le rappelle Guichard, 'ce qui reste fondamental c'est que l'exposition interroge, suscite la curiosité, pose problème, motive le visiteur à en savoir plus et l'entraîne à consulter d'autres supports médiatiques (livres, revues, audio-visuels...). 516 ' Il faut donc créer un environnement scénographique qui touche émotionnellement le visiteur, tout en lui offrant la possibilité de s'informer, de s'instruire, de comprendre. 'La question de la fixation de connaissances, alibi par excellence, est secondaire. La muséologie des sciences contribue, d'abord et avant tout, à la socialisation du rapport aux sciences constitué par la société à un moment donné de son histoire 517 '.

      Pour provoquer cette émotion, le visiteur doit se sentir perturbé dans ses convictions, déstabilisé dans ses croyances, tout en ayant assez de repères pour se situer, se 'rassurer'. Ce n'est qu'à ce prix qu'il sera réceptif au message délivré.


4.5. Concept scénographique

      Afin d'obtenir l'impact optimal définit par Guichard (1998), l'environnement scénographique mis à disposition du visiteur va lui offrir des éléments où le plaisir ludique va alterner avec des éléments de concernation, de compréhension et de savoir plus. L'implication affective et intellectuelle va le pousser à utiliser ses capacités réflexives pour donner du sens et mettre en relation. Notre intention relève autant des objectifs médiatiques de Guichard (1998) que de ceux, didactiques, du modèle allostérique de Giordan et de Vecchi (1994). Les objectifs de ce centre de ressources sont donc "autant de distraire et d'émouvoir que d'informer, mais aussi de donner à réfléchir au citoyen et de le faire rêver à l'avenir 518 '.


4.5.1. Confronter les conceptions des visiteurs à un environnement scénographique adapté

      Tout en gardant à l'esprit que 'les conceptions en place dans la tête de l'élève (en l'occurrence du visiteur) rejettent toutes nouvelles informations qui ne les confortent pas 519 ', l'environnement scénographique que nous avons créé refuse toute démagogie. Si nous tenons compte des conceptions observées à travers nos entretiens, c'est dans l'optique de leur remise en question par les visiteurs eux-mêmes. Ainsi, si certaines sont présentées telles quelles, notamment dans les éléments 'publicitaires', le contexte que nous leur offrons ne laisse aucun doute sur leur validité et sur la nécessité de les remettre en question.


4.5.2. Environnement scénographique inspiré du modèle allostérique

      Enfin, partant du modèle allostérique (point 1.2.4.7.) et de nos propres propositions d'aménagement de l'espace en fonction d'éléments de sensibilisation, de concernation, de compréhension, d'implication et de savoirs plus, notre projet propose de mettre en place ce que les publicitaires appellent 'une communication globale', passant par un 'marketing-mix' et un 'media-mix', et qui consiste à mobiliser l'ensemble des techniques liées à la promotion et à la divulgation d'un seul et même sujet ou thème (Heude, 1990). Pour ce faire, des jeux, des expérimentations, des manipulations d'objets, une 'publicité inversée' et des outils performants sont proposés au visiteur afin qu'il puisse 'tester' par lui-même son impact sur le processus du développement durable. L'utilisation de l'informatique et du monde virtuel permet de confronter le visiteur à une réponse 'personnalisée' et visuelle (mais virtuelle) des conséquences de ses décisions. Un 'Caf'forum' lui permet de confronter ses idées avec celles d'autres personnes et de prendre part à des discussions où des thèmes relatifs au développement durable sont abordés. L'environnement ainsi créé, devrait répondre aux divers besoins de chacun en matière d'appropriation et de reconstruction de connaissances et de savoirs. Allant plus loin que la seule compréhension du développement durable et de ses enjeux, nous axons notre démarche vers la réflexion citoyenne nécessitant une approche de la complexité.


4.5.3. Favoriser la liberté du cheminement du visiteur

      L'aménagement intérieur est conçu de manière à laisser le visiteur le plus libre possible dans le choix de son cheminement. Si l'espace situé au rez-de-chaussée est un passage obligé, pouvant être assimilé à un "sas d'entrée", les trois rampes qui mènent à l'étage supérieur offrent autant d'itinéraires possibles. Seules les couleurs qu'elles adoptent indiquent au visiteur vers quel pôle du développement il se dirige. Ces repères sont tout aussi importants dans l'optique d'un respect de la liberté du visiteur. Si nous avons déjà mentionné le "droit à l'ignorance", le droit à une "spécialisation de l'intérêt" (Miller, 1998) est également à défendre. Nous avons d'ailleurs pu constater dans nos entretiens, que si le sujet du développement durable retenait l'attention de la plupart des personnes interrogées, la sensibilité envers les trois développements en interaction varie beaucoup d'un individu à l'autre. Cet intérêt ne doit en aucun cas être négligé. Au contraire, il doit être exploité. En partant d'un intérêt intrinsèque à l'individu, les chances de l'ouvrir à un champ d'investigation plus vaste à de meilleures chances d'aboutir. C'est à ce niveau-là que la mise en évidence des interactions prend tout son sens.


4.5.4. Décloisonner la tête et l'espace

      La notion d'espace est encore trop identifiée à celle de délimitation, de frontière, de cloisons et donc de passages, obligatoires ou non, évoluant dans une linéarité temporelle. Si elle est indispensable, notamment pour des raisons très pratiques de régulation du niveau sonore, elle doit être pensée de manière à permettre à la pensée complexe de s'installer et de dépasser le découpage cartésien et temporel qui s'y rapporte, source de beaucoup de conceptions limitant la compréhension du concept. Ce décloisonnement, en dehors de l'espace 2, qui ne possède aucun mur intérieur, se fait en grande partie grâce à la mise en place de rampes parallèles partant à chacun des sommets horizontaux du tétraèdre. Ces rampes permettent de rejoindre ainsi en différents points l'espace 3 supérieur, ainsi que le Caf'forum.

      Ce dernier, à l'instar de la salle 2, ne possède pas de cloison. Quant aux deux étages qui constituent l'espace 4, ils ne sont constitués que par un seul couloir circulaire qui permet de faire le tour complet de l'édifice en restant sur le même niveau. Seul l'espace "multimédiathèque" est équipé de véritables cloisons afin d'offrir des aires calmes aux personnes désireuses d'approfondir leur connaissances. Quant à l'amphithéâtre, des cloisons amovibles permettent d'adapter la suface nécessaire au type de manifestation organisée.


4.6. Description du projet


4.6.1. Premier espace: vivre la solidarité, éléments de sensibilisation

      Cet espace est constitué de deux parties non reliées. Une salle circulaire se situant au centre de l'édifice, l'espace-jeu de 'Viv®e la solidarité'. Périphérique à ce dernier, un espace ne pouvant être atteint que par l'étage suivant renferme les éléments de 'savoir plus'. Nous reviendrons sur ce cinquière espace à la fin de la 'visite', celui-ci ne pouvant être atteint (sauf en cas d'urgence) depuis le premier espace.

      Pas de billet d'entrée, pas de garde-robe, juste deux personnes derrière un comptoir d'informations accueillent le visiteur. Dès la porte d'entrée franchie, et le couloir d'une dizaine de mètres qui le mène vers l'intérieur du bâtiment, le visiteur se trouve dans un espace circulaire où sont disposés des jeux interactifs, destinés non seulement aux enfants, mais aux personnes de tous âges.

      Leur utilisation impose la notion de solidarité en même temps que celle d'équilibre. En effet, le principe de ces jeux est basé sur l'impossibilité d'y jouer seul, ceci pour des raisons de poids, de symétrie, de grandeur, etc. Exemple: le bim-bam, la balançoire tandem, la plate-forme pivotante, etc. Plus qu'une notion, la solidarité est la valeur sur laquelle repose l'ensemble du processus de développement durable.

      Le plafond, situé à environ 4 mètres, est translucide, ce qui permet de profiter en partie de l'éclairage de l'espace situé au-dessus. En participant à une certaine économie d'énergie, ce plafond offre lui aussi un aspect ludique et vivant. En effet, il permet, d'une part de voir les ombres des visiteurs et de manière plus précise, leurs pieds, et d'autre part, de vivre les changements de luminosité qui interviennent dans l'espace au-dessus.

      L'ensemble de la salle est très clair, les murs étant principalement blanc. Seules quelques affiches 'publicitaires' 'vendent' la solidarité ou questionnent sur ce que cela signifie dans la vie quotidienne, à l'école, au travail, dans le monde. Certaines de ces affiches prennent également la forme de devinettes dont la réponse est donnée à l'envers, en tout petit au bas de l'affiche elle-même. Par exemple: Connais-tu un président qui travaille bénévolement pour son pays? Sais-tu qui est le plus grand investisseur en recherche sur les énergies renouvelables? Etc. Des dessins humoristiques les animent parfois, personnages issus de bandes dessinées, d'humoristes, etc. Seuls éléments de couleurs vives dans cet espace, trois lignes obliques (rouge, verte et bleue) qui partent du plancher vers le plafond, marquant le départ de trois rampes menant vers l'étage supérieur.

  • Déjà présent dans le projet que nous avions soumis aux concepteurs de l'exposition nationale suisse en 1997 et apparaissant également dans celui proposé par la confédération et l'industrie du bois pour "Expo 02", cet espace, contentant des éléments de sensibilisation, et d'implication physique nous semble important pour plusieurs raisons. Premiers éléments de l'environnement muséographique que le visiteur rencontre, ces jeux apportent un plaisir ludique, celui d'utiliser son corps, son adresse, de partager un moment et un espace avec d'autres individus. Ils obligent un contact, une entraide, une logique de groupe, une mise en commun, un dialogue. Amener la solidarité par ce moyen oblige non seulement l'individu à s'impliquer physiquement dans ceux-ci, mais d'une manière beaucoup plus symbolique, véhicule l'idée que la solidarité est avant tout un plaisir avant d'être une nécessité 520 .
  • Néanmoins, comme le redoutent Guichard (1998) et Hubert van Blyenburgh (1999), l'attractivité de "l'action pour l'action" risque de masquer le message dont ces objets sont porteurs. Partageant la position de Mialaret (1996), nous pensons néanmoins qu'il faut avant tout provoquer une action, un investissement physique pour que le visiteur se sente autorisé à toucher, à communiquer, à explorer, à vivre pleinement l'exposition dans laquelle il pénètre. Une telle entrée en matière n'a donc aucune autre prétention que de sensibiliser les publics à un certain esprit d'ouverture et de dialogue. Elle offre l'avantage d'être très accessible aux enfants et nous pensons que le "défoulement" physique qu'elle permet est tout à fait favorable à la réceptivité plus "intellectuelle" que demandent les autres espaces et les éléments qui les constituent.

4.6.2. Deuxième espace: le grand jeu de la réalité

      Quelle que soit la rampe empruntée, le visiteur émerge en périphérie d'une salle plus qu'hémisphérique, dont le plafond est situé à une douzaine de mètres du sol. Partant de cet endroit, un 'tube' oblique de la même couleur que la rampe empruntée, suite de celui qui apparaissait à l'étage au-dessous, monte en diagonale jusqu'au plus haut point de la voûte.

      En rejoignant les deux autres 'tubes', ils forment les arêtes d'un tétraèdre qui découpe, sans le séparer physiquement, l'espace sphérique de la coupole. Ces 'tubes' sont en fait des colonnes lumineuses qui 'indiquent' par leur couleur les trois domaines du développement durable. Incrustées dans le sol translucide, les arêtes de la base, dont la luminescence passe graduellement du bleu au rouge, du rouge au vert et du vert au bleu, sont également un repère visuel pour le visiteur. Aucune lumière ne parvenant de l'extérieur, la voûte est constellée 'd'étoiles' qui diffusent une lumière douce.

      L'espace est toujours présenté en trois parties:

  • Trois colonnes lumineuses
  • Trois rampes d'accès et donc trois portes communiquant avec l'espace périphérique
  • Trois 'bancs de marché'

      Seule, au milieu de la salle, une planisphère tourne très lentement sur elle-même, entourée d'un banc de jeu où des pions posés sur une mappemonde attendent d'être déplacés . L'ensemble des éléments de cet espace permet au visiteur de participer au 'Grand jeu de la réalité'.

  • Au delà des évocations symboliques du tétraèdre, il faut tenir compte de la déstabilisation qu'un environnement sphérique peut provoquer chez le visiteur. Plus aucun des points de repères habituels ne sont présents. La structure tétraédrique ainsi que les couleurs sont donc proposées comme nouveaux points de repères, sorte de 'panneaux indicateurs' facilitant la structuration de l'espace et indiquant, en même temps les domaines approchés et les accès aux étages supérieurs et inférieurs.
  • Les couleurs qui se mélangent dans les 'tubes' incrustés dans le sol sont une approche visuelle des interactions qui s'établissent entre les différents domaines. Cette visualisation des interactions est une proposition de réponse à l'obstacle que pose l'approche fragmentaire observée aux points 3.1.1.1.2. et 3.1.1.2.2. et qui confine le développement durable à l'un de ses pôles.
  • La division par trois est un rappel des domaines en interaction. Néanmoins, pour que cette approche ne soit pas assimilée à une approche cartésienne, découpant la réalité, l'élément sphérique trônant au milieu de la salle rappelle que tout ce qui est présenté ne fait partie que d'un seul et unique ensemble, la Terre. D'ailleurs, celui-ci est placé très symboliquement sous l'axe vertical de l'angle du tétraèdre représentant le pôle 'éthique' du développement durable.
  • Bien que le visiteur soit invité à participer à l'ensemble du 'Grand jeu de la réalité', celui-ci étant composé de plusieurs parties complémentaires, mais non obligatoires, le visiteur a toujours le choix de s'investir ou non. Il peut utiliser cet espace uniquement pour le plaisir de la découverte et pour la réflexion qu'il suscite et rester ainsi simple 'spectateur'. Au contraire, il peut s'impliquer à tous les niveaux, utilisant sa 'carte de consommation' pour enregistrer tous ses mouvements, ses décisions, ses choix. Ce choix nous semble important dans le sens où nous avons pu remarquer que, si certaines personnes assument pleinement leurs choix de vie et leurs décisions, d'autres hésitent, sachant qu'elles n'agissent pas forcément en accord avec les valeurs qu'elles disent défendre. Il est important qu'à aucun moment le visiteur se ne sente pris dans un quelconque 'piège', où qu'il ait l'impression que 'quelqu'un' puisse le juger ou même avoir un regard sur lui.

4.6.2.1. Personnaliser sa visite: 'Caddie', 'carte de consommation' et audioguide

      A la sortie de la rampe, un comptoir d'information accueille le visiteur. Un 'caddie' ainsi qu'une carte 'de consommation' informatique personnelle lui sont confiés. Bien que ressemblant à ceux que l'on peut trouver dans les grandes surfaces actuelles, le 'design' du 'caddie' lui confère un aspect quelque peu futuriste. Ceci d'autant plus que ses fonctions sont multiples. En plus de sa fonction première qui permet de transporter des objets, il peut, par simple déplacement de l'un de ses côtés, être transformé en double siège. Maintenu par un système autobloquant, il permet donc à tout instant à son utilisateur de s'asseoir et de se reposer.

      Cette position est d'ailleurs recommandée pour permettre au visiteur de mieux écouter les commentaires, diffusés par de petits haut-parleurs incorporés à l'engin. Fonctionnant sur un système de CD, le visiteur introduit manuellement le numéro correspondant au commentaire qui l'intéresse. Celui-ci, ne dépassant pas les deux minutes, peut être de type 'scientifique', 'lyrique' ou 'réflexif' en fonction de l'envie du visiteur.

      La 'carte de consommation' permet d'abord une identification du visiteur. Il y entre son nom, son sexe, sa date de naissance et sa profession. L'ordinateur lui demande alors s'il désire conserver son statut durant la visite ou s'il préfère accéder à une autre position socioculturelle. Si tel est le cas, le visiteur a le choix entre différents types de professions, allant du PDG à l'ouvrier, en passant par des professions libérales ou indépendantes. Ce choix étant fait, le visiteur reçoit un 'salaire' annuel correspondant au type de profession choisi. Cette somme, virtuellement à sa disposition le temps d'une visite va lui permettre de 'consommer' comme bon lui semble. Des demandes de 'crédits' peuvent, à tout moment, être faites auprès de l'un des ordinateurs des comptoirs d'information. Il est également possible de modifier, une seule fois, son identité. Le visiteur est maintenant prêt à entrer dans le grand jeu de la réalité.

      Avant de quitter ce premier poste informatique, l'ordinateur demande encore au visiteur si l'une ou l'autre des informations suivantes l'intéresse:

  • le nombre de personnes sur terre au moment de sa naissance et aujourd'hui,
  • le nombre estimé des multinationales au moment de sa naissance et aujourd'hui,
  • le nombre estimé de personnes dans la précarité en Suisse au moment de sa naissance et aujourd'hui,
  • le nombre estimé d'espèces disparues entre le moment de sa naissance et aujourd'hui.

      Le visiteur a la possibilité de choisir l'une ou l'autre option, ou de passer tout de suite à la suite de la visite.

      A la fin de la visite, la 'carte de consommation' permet également, si le visiteur le désire, d'imprimer un 'bilan personnel de développement durable'. En d'autres termes, les choix exprimés au moyen de l'informatique reflètent-ils un mode de vie compatible avec le développement durable? Ce document, possession du visiteur, permet un feed-back tout à fait personnalisé. Il rappelle, à travers les commentaires qu'il propose, les grandes lignes du développement durable, et donne des conseils pratiques à son possesseur pour 'améliorer' son bilan.

Choisir de placer le visiteur dans une situation de consommateur est une manière de montrer de manière tout à fait concrète la place de l'économie dans le processus de développement durable. Comme nous le relevions au point 3.3.1.4.5., l'économie n'est que rarement citée comme faisant partie intégrante de ce processus.

Mettre le visiteur en situation de consommation répond également à l'implication que nous avons envie de susciter, afin de favoriser le passage à l'action de l'individu dans sa vie réelle par la mobilisation des connaissances divulguées au sein de cet espace. Comme nous l'avons vu au point 3.3.2.1., passer d'une connaissance théorique à une action pratique nécessite une abstraction à laquelle toutes les personnes ne sont pas forcément préparées. De plus, comme le relèvent les travaux menés en psychologie cognitive, 'lorsque la situation n'est pas du tout familière, les sujets font en général peu d'inférences 521 '. Nous avons d'ailleurs pu constater dans notre recherche que beaucoup de personnes avaient de la peine à mettre en relation des données aussi simples que leur propre pouvoir d'achat avec les lois du marché. En plaçant le visiteur dans une situation si familière, nous tenons également compte du fait que le contexte d'apprentissage est extrêmement prégnant et que le visiteur aura donc encore plus de chance de réinvestir ce qu'il aura 'appris' durant sa visite dans la situation réelle, si proche de celle dans laquelle se sera effectué cet apprentissage.

D'autre part, nous avons pu constater durant nos entretiens que le transfert ou la mobilisation des savoirs antérieurs ne se fait pas facilement. Notamment nous avons relevé que les gens avaient beaucoup de peine à voir dans le pouvoir individuel celui du consommateur. De même, l'image du consommateur s'arrêtait souvent à la personne qui fait ses achats dans un magasin. En nous adressant directement à lui par le langage publicitaire, par l'utilisation d'un discours personnalisé à travers les dispositifs informatiques, ainsi que par les questions qui lui sont directement adressées durant toute la visite, nous jouons le rôle indispensable du médiateur. Ce dernier indique clairement au visiteur qu'entre ce qu'il est en train de vivre durant cette visite est directement transférable à sa vie de tous les jours.

En plaçant le visiteur dans la situation d'un consommateur tel qu'il a l'habitude d'être dans sa vie de tous les jours, nous tenons également compte du fait que certaines personnes ne voient le développement durable qu'en lien avec les pays en voie de développement (point 3.1.1.1.2.C). Cette attitude, nous l'avons remarqué dans plusieurs réponses, favorise une déresponsabilisation tout à fait défavorable au passage à l'action. Il faut donc avant tout que le visiteur se sente très intimement concerné par la problématique.

Pour plusieurs personnes, la découverte du pouvoir du consommateur apparaissait comme une 'révélation' de l'aspect que pouvait prendre l'action individuelle réelle (point 3.1.3.1.1.). Nous travaillons donc sur cet aspect facilitateur, en même temps que sur l'obstacle du 'syndrome de la goutte d'eau' qu'évoquaient les personnes qui dénigraient cette approche (point 3.3.2.3.). En leur offrant la possibilité de 'voir', de manière fictive, leur pouvoir en tant que consommateur, nous leur offrons un outil devant leur permettre de dépasser cette vision très pessimiste de l'engagement individuel.

En proposant sur les stands des 'produits' tels que voyages et vacances, moyens de transports individuels ou collectifs, produits de luxe autant que de première nécessité, etc. nous tentons de répondre à la peur qu'ont certaines personnes de perdre leurs acquis et leur confort en participant au processus de développement durable. En ne donnant aucun jugement de valeur aux choix effectués sur ces produits, nous respectons l'idée de 'liberté individuelle' qui leur est accrochée et que nous avons relevé au cours de nos entretiens (points 3.3.1.4.4. et 3.3.3.4.).

Le 'caddie' est le symbole même de la consommation. Repère facilement identifiable, il permet au visiteur de comprendre tout de suite le rôle qu'il va jouer dans cet espace. Comme le rappelle Guichard (1998), "ce qui est déterminant dans le succès d'une manipulation d'exposition est lié à sa capacité à induire son utilisation, à la possibilité pour les utilisateurs de s'approprier directement le but à atteindre 522 ". Objet courant, il ne demande pas d'effort de reconnaissance, mais par contre, perturbe le visiteur, car il n'apparaît pas dans son contexte habituel, approprié.

Cette déstabilisation vise aussi à démystifier le concept de développement durable. En le ramenant à la vie de tous les jours, il perd la dimension mondiale et donc inatteignable par l'individu moyen. Il perd également, en tout cas dans un premier temps, cette image de complexité, puisqu'il est ramené à un objet que tout le monde connaît et maîtrise, à un ensemble de gestes que tout le monde est capable de faire.

Au-delà de son rôle symbolique, le "caddie" présente des aspects pratiques indéniables. Le premier, qui peut paraître futile, mais qui contribue au bien-être des visiteurs, est celui de sa fonctionnalité première. On peut y mettre son manteau, son sac, sa bouteille d'eau, etc. De plus, conçu pour être utilisé comme "chaise", il sert de "reposoir" personnel, disponible à tout instant. Ces aspects ergonomiques du "caddie" en font un objet précieux pour éviter la fameuse "fatigue" du visiteur qui, bien que dépendante de facteurs psychologiques dus à la saturation d'information (Robinson, 1928; Melton, 1935 cités par Miles, 1998), est néanmoins si souvent observée par les chercheurs.

Comme nous l'avions déjà relevé lors de notre analyse des expositions "L'air " et 'Vivre ou survivre?', le radioguidage présente certains avantages qui s'harmonisent parfaitement avec les objectifs de notre propre projet. Bien équilibré au niveau de la quantité d'informations divulguées, il offre autonomie et indépendance au visiteur. Afin de ne pas lasser le visiteur, les enregistrements font appel à différentes voix. De plus les commentaires diffèrent en fonction du style demandé, 'scientifique', 'lyrique' ou réflexif. Quoi qu'il en soit, ceux-ci ne dépassent pas deux minutes d'écoute pour les plus longs. Nous avons en effet pu remarquer par nous-mêmes dans les expositions 'Vivre ou survivre?', 'le Jardin Planétaire' ou le département 'Environnement' d'Explora, la lassitude que provoquent des commentaires trop exhaustifs.

Bien que l'isolement que permet l'utilisation d'un audioguide muni d'écouteurs favorise les évocations, notamment celles liées à ses propres réminiscences (Habib & Mengin, 1996), nous avons préféré munir les 'caddies' de mini haut-parleurs, afin que les échanges entre les personnes visitant l'exposition en couple ou en famille n'en soient pas perturbés. Il est en effet difficile de communiquer avec une personne munie d'écouteurs puisqu'on ne peut jamais savoir si elle est en train ou non d'écouter quelque chose.

La 'carte de consommation' a plusieurs fonctions complémentaires. Tout d'abord, nous avons vu que le fait de personnaliser une carte informatique favorise en quelque sorte l'assiduité du visiteur (Hubert van Blyenburgh, 1999). En proposant des informations en lien direct avec son âge, informations faisant appel aux trois domaines du développement durable, le visiteur fait référence à un laps de temps qui lui est familier, qu'il peut parfaitement se représenter, même si celui-ci est tout à fait subjectif dans l'absolu. Des comparaisons intéressantes peuvent être faites entre parents et enfants, les évolutions proposées suivant toutes une courbe exponentielle. Cette première introduction permet, d'une part, de reconnaître le visiteur comme une entité individuelle et, d'autre part, de l'inscrire dans l'évolution du monde dans lequel il vit, en lui rappelant incidemment son appartenance planétaire.

Ce rapport au temps est là également pour rapprocher le développement durable de l'individu, pour lui montrer que ce n'est pas un concept abstrait, pour lui (re)donner cette 'dimension humaine' que beaucoup de personnes ont de la peine à voir dès que l'on parle de mondialisation 523 .

Pour que le 'Grand jeu de la réalité' prenne sens, le visiteur doit avoir la possibilité de quitter sa propre réalité quotidienne, sans que cela soit une obligation, afin d'entrer dans l'idée de jeu. C'est la raison pour laquelle il peut choisir un autre métier, une autre situation sociale. Si cet aspect est avant tout ludique, il peut devenir stratégique pour les personnes qui ont envie 'd'en savoir plus' et qui, revenant plusieurs fois dans cet espace, décident de 'vivre d'autres vies'. En leur donnant les moyens de s'identifier à ces personnages, et en faisant appel à leur fonction fictive lors des jeux interactifs (voir le 'Entre éco et équilibre' et le 'monopoléthique'), elles ont la possibilité de mieux comprendre les interactions qui s'instaurent entre les différents 'pouvoirs' d'influence qui mènent actuellement la politique économique mondiale.

Enfin, cette carte, tout à fait semblable aux cartes de 'fidélité' que distribuent la plupart des magasins, aux cartes de crédit, de payements directs, etc., offre la possibilité au visiteur de repartir avec une information tout à fait personnalisée, en imprimant, s'il le désire, un 'bilan personnel de développement durable'.

Cette carte, que nous considérons avant tout comme un élément de 'savoir plus' peu également devenir un élément perturbateur en même temps qu'un objet au service du 'bouche à oreille', stratégie publicitaire si importante dans la diffusion d'informations de bien commun (Kapferer, 1983). On peut la conserver, la montrer à des amis, vouloir améliorer son score lors d'une prochaine visite, etc. Quoi qu'il en soit, elle peut devenir un objet de réminiscence, voire stimuler une certaine compétitivité visant une évolution du mode de vie de l'individu favorable au développement durable... et à son bien-être personnel!


4.6.2.2. Eléments de concernation: la publicité

      En possession de son 'caddie', le visiteur devient donc consommateur potentiel. En tant que tel, il se trouve confronté à la publicité visuelle et sonore. Mais cette publicité est une publicité 'à l'envers'. Au lieu de vanter les mérites de tel ou tel produit, elle incite le consommateur à réfléchir, à se remettre en question, à s'interroger sur le bien-fondé de ses actes quotidiens, sur ses choix, ses besoins réels, etc. Exemples d'affiches: Une image de voiture avec le commentaire: 'Image de marque? Luxe? Nécessité? ' Ou 'N'oublie pas d'oublier que nous sommes tous responsables'.

      Cette 'publicité' perturbe, dérange et interpelle, non seulement parce qu'elle remet en question le visiteur, mais également parce qu'elle ne correspond pas à ce que le visiteur connaît de la publicité.

      Si la publicité visuelle est constituée d'affiches et d'écran vidéo en continu, la publicité sonore émane du 'caddie'. Un système d'infrarouge met le CD en marche de manière automatique lors de passage sous des zones émettrices. Le visiteur peut à tout instant désactiver ce système s'il ne veut pas écouter ces messages. Ceux-ci s'interrompent automatiquement si le visiteur introduit le numéro d'un commentaire qu'il désire écouter.

  • Le choix de la publicité pour concerner les visiteurs tient compte de plusieurs critères. Les premiers sont liés directement aux différentes réactions observées au cours des entretiens. En effet, nous avons pu constater que, quel que soient les objectifs visés, une réflexion issues d'informations contradictoires ou au contraire, une information 'mode d'emploi', la communication médiatique est un élément favorable à l'implication des individus dans le processus de développement durable (point 3.3.3.3 et 3.3.4.). Les seconds sont intrinsèques à ce mode de communication (point 1.2.6.3.1.).
  • Nos entretiens nous ont montré, d'une part, que la publicité était reconnue par les gens comme un facteur très influent sur les comportements, le mode de vie, le choix des produits de consommation. Il nous paraît donc primordial d'utiliser ce moyen de communication pour le remettre lui-même en question. Certaines personnes nous avaient d'ailleurs proposé explicitement d'en user d'une manière inversée pour promouvoir le développement durable. Nous avons donc repris cette idée et l'avons développée pour que cette publicité ne soit pas seulement une 'promotion' mais un support de réflexion.
  • D'autre part, nous avons pu observer durant nos entretiens, que la recherche d'explication, les cogitations, les réflexions qui apparaissent dès que l'on pose ouvertement une question que les gens ne s'étaient jusqu'alors pas posée constituent un élément de base de l'appropriation du sujet et provoquent une forte motivation en suscitant un grand intérêt 524 . Eléments fondamentaux dans la construction et l'appropriation de savoirs, nous avons développé cet aspect, non seulement dans les affiches publicitaires, mais également dans la manipulation des 'standingues' proposées sur les étales de marché (voir point suivant).
  • Nous appuyant sur ce type de réactions, la 'publicité' qui apparaît sur les affiches est en fait une série de questions ou d'affirmations déstabilisatrices ouvertement posées. Elle n'hésite pas à faire appel à des paradoxes, forme 'concentrée' d'une complexité capable de se glisser dans une seule phrase, comme dans l'exemple 'n'oublie pas d'oublier...'. Elle utilise également les conceptions mises à jour chez les personnes interrogées en les présentant tel quel aux visiteurs. Cette manière de faire, encore peu usitée par la didactique, apparaît pourtant comme un élément favorisant une certaine réflexion et une remise en question de ces conceptions (Giordan, Guichard & Guichard, 1997; Pellaud, 1996).
  • La nouvelle forme de publicité qui est ainsi créée apporte des images fortes, courtes, facilement mémorisables, parce que difficile à 'classer'. En ce sens, elle correspond à certaines stratégies de marketing (point 1.2.6.3.1.). Celles-ci visent à s'adresser d'abord à des personnes-relais, c'est-à-dire des personnes qui sont déjà convaincues du bien fondé du message (Kapferer, 1983), qui vont l'intégrer parce qu'il fait 'résonance' avec leur propre convictions. Ces personnes-relais favorisent à leur tour le bouche à oreille, qui joue un rôle fondamental dans toute stratégie publicitaire (Moulin & Roux, 1983).
  • Les vidéos s'adressent à un autre type de public. En nous référant toujours aux stratégies publicitaires, nous devons tenir compte du fait que, plus l'individu est informé sur un sujet, plus l'information doit être précise. Nous avons donc utilisé ce support publicitaire pour aller au delà de la seule concernation. Partant de produits de consommation courants, la publicité vente ses méfaits autant que ses avantages sur les différents domaines du développement durable.
  • Quelle que soit la forme adoptée, ces deux type de publicité éveillent la curiosité, frappent l'imagination, posent des questions pertinentes qui perturbent cognitivement l'individu au point de remettre en cause ses propres conceptions. En même temps, elles ne jugent pas, ne cherchent pas à influencer, ne 'vendent' pas, ni un produit, ni une idée. Elles respectent jusqu'au bout la liberté de choix de l'individu. Cet aspect est très important dans le sens où, nous l'avons vu, une quelconque entrave à celle-ci provoque une résistance de l'individu face à ce qui lui est proposé.

4.6.2.3. Eléments d'implication: Les 'Standingues' et les récits

      Entre chaque angle du tétraèdre, ponctuées par des affiches 'publicitaires' ou des écrans vidéo, des étales de 'marchandises' sont à disposition. Bien que ressemblant aux présentoirs des supermarchés, ils diffèrent par les produits proposés et par l'interactivité qu'ils offrent.

      Tout d'abord, le visiteur est invité à utiliser sa 'carte de consommation' chaque fois qu'il décide 'd'acheter' un 'produit'. Fonctionnant sur le système des codes barres, chaque 'achat' est immédiatement transmis à un ordinateur central. Celui-ci traite le produit identifié en fonction de ses critères de durabilité. Ceux-ci ont une incidence directe sur les colonnes lumineuses des angles du tétraèdre et sur le jeu central 'Le Monopoléthique'. Si le 'produit' choisi correspond à des critères de durabilité, le niveau lumineux des trois colonnes augmente en parallèle. Si le produit choisi tend, par exemple, à provoquer un déséquilibre économique, écologique ou social en favorisant un seul domaine au détriment des deux autres, seule la colonne de couleur correspondante verra son niveau lumineux augmenter. Le visiteur peut ainsi suivre de manière plus ou moins directe, l'influence de ses propres choix mélangés à celle de toutes les personnes participant en même temps que lui à cette activité.

      Afin de ne pas laisser croire au visiteur que, 'tant que l'on réfléchit à ce que l'on consomme, on peut se permettre de consommer autant que l'on veut', des choix de non-consommation sont également à sa disposition. A tout instant, il peut entrer sa carte dans une case 'je ne consomme pas ce produit'. A l'instar des autres choix, celui-ci intervient également dans la gestion des colonnes de couleurs, mais en faisant baisser l'intensité de celle-ci en fonction du ou des domaines que ce choix peut aider à 'régulariser'.

      Certains produits proposent un 'récit' les concernant. Par exemple, si le visiteur a le choix entre différentes laques à cheveux, un écouteur, proposé sous la forme d'un téléphone, permet d'écouter une histoire anecdotique concernant ce produit. Cette histoire est toujours une 'histoire vraie' racontée par la personne qui l'a vécue. En ce qui concerne la laque à cheveux, elle pourrait relater comment un coiffeur a découvert les méfaits des CFC et comment il a remédié à ce problème dans le cadre de son travail et en transposant ce savoir, dans le cadre de sa vie privée. Elle pourrait tout aussi bien émaner d'un fabricant de tels produits qui explique les avantages et les inconvénients rencontrés lors de la reconversion de son entreprise. Enfin, elle pourrait venir d'un enfant malgache qui parle de l'utilisation faite des emballages de ces laques pour la fabrication de petites voitures jouets, etc.

      Au bout de chacun des 'étals', des enregistreurs sont mis à la disposition des visiteurs, leur permettant d'enregistrer, s'ils le désirent, leur propre anecdote, leur propre expérience concernant un produit, une réflexion faite par rapport au développement durable, l'occasion d'une prise de conscience. Régulièrement écoutés, les enregistrements les plus porteurs sont insérés dans le dispositif muséal et proposés aux visiteurs.

Si nous mettons entre guillemets les termes de 'produits' et 'achat', c'est parce que la nature de ceux-ci varie suivant la proximité du domaine du développement durable vers lequel le visiteur se situe. Néanmoins, afin de montrer les interactions entre les trois domaines, le visiteur ne trouve pas seulement des 'produits' typés. Par exemple, du côté vert (écologie), le visiteur doit choisir non seulement entre différents produits d'alimentation, produits caractéristiques de ce domaine, mais également entre différents types de transports, d'énergie, d'investissements financiers, de prestations de services, de lieux de vacances, etc. Il ne s'agit donc pas forcément 'd'achat de produits' en tant que tel, mais de choix de vie, chaque choix ayant une incidence sur des matières premières, de l'énergie, des placements financiers, etc. Cette approche très globale du consommateur permet de faire prendre conscience aux visiteurs que, quoi que l'on fasse, nous consommons, et que ce terme ne se réduit pas aux seuls moments que l'on passe dans un magasin 525 . Cette approche est primordiale pour permettre aux gens de dépasser cette conception très restrictive du consommateur, souvent perçu comme un consommateur de produits finis qui exclu par là la consommation de matières premières, d'énergie, d'eau, etc., conception qui empêche d'établir d'autres liens entre tout ce qui participe à notre façon de vivre.

Afin de ne pas perdre le visiteur dans des indicateurs de développement durable trop exhaustifs, tels que nous pouvions les voir au point 1.1.3.10, nous proposons des indicateurs faisant référence à certains 'concepts organisateurs' (point 1.2.4.3.), approche que nous relevions comme bénéfique pour permettre au visiteur d'entrer dans un mode de pensée fonctionnant sur la mise en place de réseaux 526 .

Enfin, ces choix s'étendent jusqu'à des décisions d'adhésion à une ONG, des investissements personnels d'aide aux personnes âgées de son quartier, d'accueil de réfugier, de bénévolat, etc. autant d'actions qui ne sont pas des 'produits' ou des 'achats' mais qui interviennent en tant que tels dans le bilan global du développement durable. Ces propositions très pragmatiques répondent particulièrement à l'obstacle que l'on peut résumer par cette phrase: 'j'aimerais agir, mais je ne sais pas comment', que pose la non reconnaissance de l'action quotidienne dans le processus de développement durable (point 3.1.3.1.).

Bien qu'il s'agisse d'un jeu, le visiteur est toujours interpellé en tant qu'individu. Un individu qui s'implique, par ses décisions, ses émotions, ses sentiments ou ses réactions. Cette implication, bien que restant au niveau d'un jeu de rôle, participe à la réflexion personnelle de l'individu. Le visiteur n'est pas seulement spectateur. Il est clairement identifié comme acteur faisant partie intégrante de l'exposition, celle-ci ne pouvant 'vivre' sans lui. Il en va de même dans la réalité, celle-ci se construisant en fonction de son implication. Cet élément est primordial pour lutter contre le 'syndrome de la goutte d'eau' que nous relevons comme l'un des obstacles majeur à l'implication (point 3.3.2.3. et 3.3.4.).

Il est important que le dispositif informatique dans lequel le visiteur va entrer ses choix personnels ne donne aucun jugement de valeur. L'individu est libre d'entrer les données qui lui conviennent. Il n'y a ni de choix justes, ni de choix faux, seulement une augmentation ou une diminution des indices de durabilité. Le "droit à l'erreur" qu'Abroughi (1994) et Guichard (1998) mentionnent comme offrant une relation favorable au savoir doit être ici dépassé. En demandant aux gens d'entrer des choix personnels, nous touchons directement à leur style de vie, à la valeur qu'ils donnent aux "choses" qui les entoure, à leur intimité, à leur liberté, telle que nous l'avons vue définie dans nos entretiens. Nous n'avons donc en aucun cas le droit de juger ces données comme s'il s'agissait de résultat d'expérience. Par contre, la réaction immédiate des colonnes indicatrices du développement offre un feed-back plus ou moins direct en fonction du nombre d'utilisateurs simultanés, sans pour autant que les autres visiteurs puissent identifier la personne qui vient d'entrer son choix.

Ce feed-back collectif est un élément favorable à l'ouverture de dialogues et d'interactions verbales entre les visiteurs et surtout à la prise en compte par le visiteur des autres personnes qui, individuellement agissent en parallèle. Son action très localisée est mise en réseau, connectée à d'autres, ce qui lui donne une nouvelle dimension. Cet élément d'implication est un moyen essentiel pour permettre au visiteur de comprendre les liens et les interactions qui régissent le développement durable. Ce dispositif de visualisation directe de l'impact du choix individuel sur les colonnes lumineuses devrait permettre au visiteur de prendre conscience de son propre impact en tant que consommateur dans la vie quotidienne. Nous espérons ainsi lui offrir la possibilité de dépasser le 'syndrome de la goutte d'eau' que nous avons si souvent observé au cours de notre recherche.

Comme nous en avons fait part au point 1.2.6.3.3., les récits sont très porteurs au niveau de l'implication et du changement individuel, car ils s'adressent directement à l'émotionnel de l'individu. Ils permettent souvent, si ce n'est une identification du sujet à la personne écoutée, du moins la mise en place de repères facilement reconnaissables. Même si, contrairement à la situation de formation en entreprise, cette verbalisation de l'action reste au niveau du monologue, elle montre au visiteur que d'autres personnes sont déjà entrées dans un processus de développement durable. Il n'est donc pas seul, d'autres avant lui ont fait l'expérience de ce changement, il peut s'appuyer sur un 'réseau' déjà formé. Cette approche répond donc elle aussi en bonne partie au 'syndrome de la goutte d'eau' que nous avons pu observer dans nos entretiens. En donnant la parole à différentes instances, depuis l'ouvrier et la ménagère au manager d'une grande entreprise, nous voulons montrer au visiteur qu'un effort collectif est entrepris.

D'autre part, une telle approche apparaissait également dans les mobilisations proposées par certaines personnes interrogées lors de notre recherche. 'Je pense qu'il faut prendre l'exemple en montrant des gens simples, qui font ça dans leur vie de tous les jours. Des coiffeurs qui n'utilisent pas les bonbonnes avec le gaz, des cuisiniers qui prennent des bons légumes, etc. (...) on pourrait montrer qu'il y a des choix à faire, par exemple dans les bombes aérosol, les prendre sans le gaz qui fait des trous dans l'atmosphère, en montrant aux gens comment il faut trier les choses, des petites choses comme ça. 527 '

En offrant la possibilité aux visiteurs d'enregistrer leurs propres expériences, nous les poussons à faire des mises en relation entre une situation particulière qu'ils auraient vécue et l'environnement nouveau auquel ils sont confrontés. Argumentation et mobilisation sont donc les enjeux primordiaux de cet élément en vue de favoriser l'implication de l'individu face au sujet et en lui offrant des moments d'apprentissages privilégiés à réinvestir dans sa vie quotidienne. Nous avons pu observer lors de nos entretiens (point 3.1.3.1.1.) que demander aux personnes d'envisager des actions favorables au développement durable apportaient une grande diversité dans leur argumentation, et développaient non seulement leur inventivité, mais favorisait grandement les mises en relation entre les différents domaines en interaction.

Enfin, nous valorisons l'effort individuel. En permettant aux individus d'offrir leur propre expérience de vie, nous donnons à celle-ci une valeur, une importance, une reconnaissance. Nous faisons donc passer l'action quotidienne individuelle du statut d'ordinaire et donc anodine à celle d'extraordinaire et donc digne d'être diffusée, faisant ainsi le pendant à la presse de boulevard qui ne valorise que le spectaculaire, plus encore s'il est lié à la vie des stars de tous poils. Cette participation active du visiteur est également là pour 'donner des idées' aux autres visiteurs, pour répondre à leurs attentes de 'modes d'emploi', leur offrant des pistes pratiques d'investissements personnels.


4.6.2.4. Elément de compréhension: Demain... la Terre!

      La fluctuation des colonnes lumineuses constitue donc un indicateur visuel de développement durable pour toutes les personnes présentes. Quelle que soit la ou les couleurs qui dominent, au moment où l'une d'entre elles parvient au sommet de la sphère, un haut-parleur annonce la projection de l'avenir de la Terre. Toutes les personnes sont donc conviées à prendre place sur leurs 'caddies'. Une projection tridimensionnelle est alors diffusée sur le plafond de la coupole. Répondant aux 'achats' enregistrés, ce film de fiction met en relation ces derniers et l'avenir de la Terre. Utilisant les techniques de l'image de synthèse couplées à des images réelles, des commentaires, de type journalistique ou reportage, parlent des conséquences de l'action humaine. Ceux-ci peuvent accompagner des images très positives de l'évolution de la planète, les personnes ayant choisi de manière très judicieuse des 'produits' permettant d'entrevoir une certaine harmonie entre les trois domaines en interaction. Ils peuvent aussi accompagner des images catastrophiques où les changements climatiques, l'accroissement d'une population de plus en plus pauvre, la raréfaction de l'eau potable, etc. dénoncent l'inconséquence des choix effectués. Des commentaires d'encouragement clôturent la projection. Dans la première situation, ils stimulent les visiteurs à continuer dans une optique aussi responsable, mettant en exergue l'importance de leur action. Dans le deuxième cas, ils rappellent que le scénario présenté n'est pas inéluctable et qu'il ne dépend que de chacun de nous de faire en sorte qu'il ne reste qu'une fiction.

Voir l'avenir, connaître le futur, savoir de quoi demain sera fait... autant de sujets qui ont fait la fortune des films de science-fiction. Nous appuyant sur cet engouement pour l'approche de l'inconnu, en même temps que sur la fascination que procure l'utilisation des nouvelles technologies dans la manipulation de l'image en trois dimensions, nous proposons des scénarios imaginaires, issus directement des choix de consommation faits 'in situ' par les visiteurs. Cet élément constitue pour nous l'élément le plus important dans la phase de compréhension des interactions complexes qui définissent le développement durable. En proposant un 'reportage' sur la Terre du futur, le commentaire journalistique permet de mettre en évidence, images à l'appui, les relations qui existent entre les choix 'anodins' de nos 'produits' de consommation et l'évolution prévisible ou susceptible globale de notre planète.

De plus, comme nous le mentionnions au point 1.2.6.3.2., la possibilité de se représenter ou de voir les conséquences futures des actions est une motivation importante pour tout apprentissage et facilite les changements (Thill & Vallerand, 1993).

L'idée de futur est immanquablement associée à celle de développement durable, comme nous le relevions dans le point 3.1.1.2.1. Il nous semble donc important de répondre de manière pragmatique à cette conception des gens. Une telle visualisation peut également être à la base d'une réflexion plus approfondie sur ce que signifie le futur, et surtout l'amélioration ou la détérioration des conditions de vie au niveau qualitatif de générations plus ou moins proches de l'individu. Cette mise en correspondance visuelle entre choix marchands et recherche éthique peut certainement avoir un poids émotionnel très fort.

L'utilisation du langage journalistique est également là pour montrer la possibilité qui existe pour les médias de quitter l'information binaire du 'juste' et du 'faux' telle que nous la connaissons encore trop souvent aujourd'hui. Elle vise également à rendre le visiteur attentif à l'information qu'il reçoit, à développer son esprit critique vis-à-vis d'elle.

Enfin, le message fondamental du développement durable doit être positif, porteur d'espoir, de mieux être ici et ailleurs et non pas alarmiste. Comme nous avons pu le constater lors de nos entretiens, une approche pessimiste apporte souvent le sentiment d'un fatalisme contre lequel on ne peut agir. La culpabilité qui en découle incite plus facilement les individus à rejeter leur responsabilité sur une autre instance plutôt qu'elle ne le motive à l'action. Bien que ce fatalisme ne soit pas forcément lié, dans nos entretiens, à l'information, nous nous référons aux observations faites par Brune (2000) pour étayer notre choix. 'Ce réel de l'époque, falsifié, dramatisé, inventé, et sur un mode si catastrophique, dissuade les citoyens d'agir: le sentiment d'impuissance que leur procure le tableau de tant d'événements inéluctables leur fait croire qu'ils ne peuvent rien dans les domaines tout proches où ils pourraient agir ou résister. 528 ' En donnant au visiteur une approche optimiste, lui présentant le développement durable comme un objectif atteignable, nous procédons également de 'l'effet Pygmalion' bien connu en psychologie et largement répandu dans le monde scolaire 529 .


4.6.2.5. Eléments de 'savoir plus' et de concernation: les 'Standingues'

      Les 'produits' soumis au choix des visiteurs sont présentés de plusieurs manières, afin de pouvoir s'adapter aux attentes de ces derniers.

      Pour les jeunes enfants, ainsi que pour les personnes qui ne désirent pas 'réfléchir', mais sont à la recherche d'informations 'mode d'emploi', des choix très binaires sont proposés sous forme d'images. Par exemple, choisir entre deux objets similaires mais dont l'emballage, la provenance, l'étiquetage ou la fabrication, l'élimination, etc. diffère. Pour aider les visiteurs dans leurs choix, chaque image proposant un 'produit' peut être soulevée. Au moment où le visiteur la soulève, une question lui est posée. Par exemple: 'Sais-tu de quoi est fait ce produit?' ou 'Que va devenir cet emballage?' etc. Sur l'envers du couvercle, un premier bouton permet d'éclairer un indice orientant la réponse. Un deuxième permet d'obtenir cette dernière. Le 'standingue' possédant, entre autre, une partie 'boîte à surprises', celle-ci peut s'ouvrir sur des commentaires 530  variés, prenant différentes formes en fonction des 'produits' à choisir. Il s'agit parfois de conseils simples pour effectuer un choix plus judicieux en fonction de critères facilement compréhensibles pour chacun. D'autre fois, il s'agit d'exemples d'industrie, de services, de recherches, de particuliers (coiffeur, boucher, secrétaire, ...), etc. montrant une démarche entreprise faisant du développement durable un sujet concret. Par exemple, les synergies établies entre différentes industries pour utiliser au mieux l'énergie et les matières premières et prévenir au maximum les pollutions. Le choix de peintures non toxiques par un peintre en bâtiments, etc. Pour chaque type de 'produit' un commentaire est proposé.

      Pour les personnes à la recherche d'une plus grande réflexion, de véritables mises en situation leur sont présentées sur supports informatiques. Elles participent donc beaucoup plus à une sorte d'assises de citoyens devant mettre dans la balance des 'pour' et des 'contre' afin d'accéder à un optimum. Pour les aider, des schémas, des modélisations, des conceptogrammes, etc. leur sont proposés de manière visuelle. Des commentaires présentant les points de vue des protagonistes sont accessibles facultativement de manière auditive. Enfin, un clavier offre la possibilité au visiteur de proposer une troisième 'solution'. Celle-ci, consignée dans un dossier spécial, est mise à disposition des autres visiteurs sur simple demande. Mis à part l'utilisation du clavier, tout le dispositif informatique est simplifié par l'utilisation d'écrans tactiles.

      Pour chaque 'thème' abordé, un écran interactif permet d'accéder à un véritable dossier de presse, regroupant les résumés des articles ayant paru dans l'ensemble de la presse mondiale, (les articles dans leur intégralité pouvant être consulté à la multimédiathèque) ainsi que des extraits d'émissions télévisées ou radiodiffusée.

Définir si un produit de consommation est compatible avec le développement durable demande de tenir compte d'un ensemble de critères mis en réseau (point 1.1.3.10.). Tout le monde n'a pas, ni l'envie, ni les moyens d'accéder à une telle complexité. Cet état de fait est d'ailleurs clairement exprimé par plusieurs personnes lors des entretiens. Or, il ne faut pas que la complexité devienne une entrave à l'envie d'action des visiteurs, ni qu'elle les désespère par son étendue, obstacles que nous avons pu constater à plusieurs reprises (points 3.3.2.). Il faut donc offrir des pistes pragmatiques, faciles à comprendre, accessibles à chacun. Le développement durable, ce n'est pas seulement une somme de réflexion sur ce qui est bien ou non de faire, c'est également une multitude de petits gestes à entreprendre dans sa vie quotidienne. Or, comme tous les enfants d'une école ne deviendront pas médecins, tous les visiteurs d'une exposition ne deviendront pas des Edgar Morin. Pourtant, les uns comme les autres ont la possibilité de participer, chacun à leur niveau. Donner des pistes pratiques, poser des questions simples est donc tout aussi important pour les individus et pour le développement durable, que provoquer des réflexions plus 'philosophiques'. Nous sommes d'ailleurs persuadés que l'action peut amener tout aussi facilement à la réflexion que l'inverse, et que l'un de ces chemins n'est pas meilleur que l'autre.

Les dossiers de presse sont mis à la disposition de toute cette frange de la population qui réclame une information diversifiée et polémique (point 3.1.3.3.1.). Cette approche des médias est reprise de manière beaucoup plus développée par les 'cafés médiatiques' proposés dans le 'Caf'orum'.


4.6.2.6. Eléments favorisant la régulation et l'abstraction: 'Equilibres'

      Au dos de ces étales de marché, d'immenses 'fresques' présentent par des métaphores la complexité des réseaux et des systèmes. Derrière le bloc permettant de passer du pôle économie à écologie, un système de vases communicants 'modélise' la vie d'un produit, depuis sa production jusqu'à son recyclage et son élimination. Afin que le système fonctionne, le ou les visiteurs interviennent en rajoutant de l'eau à certains endroits, en en enlevant ou en la faisant passer par un autre circuit, tout ceci par des jeux de pompes, de gobelets, de roues à aubes, de robinets et de vannes.

      Derrière le bloc passant du domaine de l'écologie à celui du développement social, une maquette verticale propose une ville imaginaire. Les visiteurs peuvent déplacer des maisons, des routes, arranger des quartiers entiers avec intégration de parcs, de végétation, organiser des transports publics, penser à intégrer les personnes âgées, etc. Des bilans énergétiques s'affichent en fonction du choix des bâtiments, de leur orientation, de leur mode de chauffage, etc. Des bilans de pollution de l'air et de l'eau apparaissent également. Certains seuils franchis, des commentaires s'affichent sur un écran à cristaux liquides. Ceux-ci sont menaçants (destruction de la ville) si les bilans sont trop négatifs. Des conseils, des pistes en vue d'améliorer les performances sont alors proposés. Par contre, ceux-ci sont encourageants si les bilans sont positifs.

      Derrière le dernier bloc, entre développement social et économie, un jeu de labyrinthe où circulent des billes symbolise le principe de la taxe 'Tobin', du nom du prix Nobel d'économie qui, en 1972, proposait une taxe sur les transactions, afin de stabiliser les échanges boursiers et procurer des recettes à la communauté internationale, capables d'éradiquer la pauvreté sur Terre. L'ensemble de cet énorme jeu est toujours à la recherche d'un équilibre. Le roulement des billes, leur accumulation à certains endroits font varier de manière assez aléatoire l'inclinaison du pan. Le visiteur peut à tout instant intervenir en injectant des billes par différentes entrées. Le trajet de celles-ci dépendant de l'inclinaison momentanée du jeu (des systèmes de retenues, d'ouvertures mobiles, de palans, etc. peuvent modifier le parcours initial), le trajet ne peut être entièrement anticipé.

      

Indispensable pour accéder à une véritable pensée complexe et dépasser le 'syndrome de la goutte d'eau', la notion de régulation est abordée systématiquement dès que l'on met en scène la recherche d'équilibre. En demandant aux visiteurs d'intervenir physiquement dans cette recherche, nous leur offrons la possibilité, non seulement de chercher à comprendre les différents mécanismes (dans ce cas précis, de l'ordre de la mécanique), mais également de devoir tenir compte des actions des autres, plusieurs personnes pouvant intervenir simultanément sur le même jeu. Ces interactions sont importantes dans le sens que, pour atteindre un équilibre, toutes les personnes du jeu doivent se 'concerter', d'une manière ou d'une autre, que ce soit verbalement ou par simple observation des comportements voisins.

L'environnement scénographique proposé dans ces trois jeux vise à favoriser l'abstraction et des notions aussi complexes que le flou, l'incertain, le paradoxal, l'aléatoire. Comme nous l'avons vu, si l'abstraction n'est pas une condition sine qua non à l'implication, elle la favorise. De plus, elle semble indispensable à l'approche complexe. Ces éléments peuvent donc être perçus comme des éléments de compréhension dans le sens où ils permettent une meilleure approche du développement durable dans ses aspects aléatoires, paradoxaux, dépendant de conditions variables, mais ils peuvent également être considérés comme des éléments de savoir plus, puisqu'ils contribuent à un approfondissement de la connaissance de ce que signifie un équilibre et la gestion de la complexité d'une manière métaphorique et globale.

Dans les priorités que Bradburne (1998) voit à la diffusion des savoirs en muséologie, la capacité d'abstraction apparaît en première position. Il préconise donc de "créer des expositions qui favorisent la capacité d'abstraction. L'une des aptitudes clés du monde moderne est celle d'abstraire des principes à partir de données, par exemple en mathématiques, en économie, en sociologie, en science ou en technique. La capacité d'abstraction est généralement considérée comme l'un des traits d'une scolarité avancée et définit largement certains types d'emplois de haut niveau 531 ". Ainsi, s'il préconise de développer cette capacité, il en mentionne également les limites qui correspondent à un stade de développement post-formel (Hougardy, 1999) tel que nous le présentions au point 1.2.1. Bien que n'accordant pas une place aussi prépondérante à l'abstraction -nous avons pu constater que celle-ci n'intervient pas toujours en faveur d'une implication dans le développement durable- il nous semble important d'offrir la possibilité aux visiteurs de pouvoir développer cette capacité à travers la représentation métaphorique. '«La métaphore est un indicateur d'une non-linéarité locale (...), c'est un indicateur d'ouverture (...) pour diverses interprétations ou réinterprétations, pour résonner avec les idées personnelles d'un lecteur ou interlocuteur» (...) En suscitant des ondes analogiques, la métaphore surmonte la discontinuité et l'isolement des choses 532 '.

Afin de dépasser les limites inhérentes au développement de la pensée post-formelle qu'elle semble nécessiter, nous avons donné à ces éléments des attributs ludiques qui permettent à chacun de pouvoir, si ce n'est entrer dans une telle approche, du moins avoir un plaisir immédiat à la manipulation d'un réseau qui, rien qu'au niveau visuel, est l'expression même d'une certaine forme de complexité.


4.6.2.7. Elément favorisant la mobilisation: Le 'Monopoléthique'

      Au centre de la salle, un globe terrestre tourne lentement sur son axe, surplombant d'une mappemonde.

      Un jeu de stratégie s'y déroule en permanence, suivant la participation des visiteurs. La situation de 'départ' est donnée par l'ordinateur central. Elle est donnée en fonction des choix de consommation effectués par les autres visiteurs. Le nombre de joueurs est limité à une vingtaine. Pour entrer dans le jeu, il suffit d'insérer sa 'carte de consommation'. En fonction des places disponibles, le visiteur choisi le rôle qu'il veut jouer. Celui-ci le fait quitter son statut de 'simple citoyen consommateur' pour lui offrir la place de l'un des autres acteurs qui participent au processus de développement durable. Ainsi, il peut représenter l'ONU ou une autre organisation internationale, un gouvernement particulier, une multinationale, une entreprise, une communauté locale, etc. En fonction de son choix, il interfère sur la marche du monde à travers l'utilisation de différents symboles mis à sa disposition et qu'il place ou déplace sur la surface du jeu. Par exemple, il peut développer un marché, investir dans les énergies renouvelables, le pétrole ou le nucléaire, etc. ou promouvoir un partenariat avec d'autres entreprises s'il représente l'une d'elle, investir dans un certain type de commerce ou modifier ses moyens de production s'il est à la tête d'une multinationale, prendre des décisions ou édicter des lois s'il représente un gouvernement, etc. Les répercussions de ces manipulations se manifestent sur le globe terrestre, montrant la santé écologique ainsi que les déplacements de population que certaines situations provoquent.

      Jeu de rôle à l'échelle mondiale, il n'y a jamais ni perdant ni gagnant, puisque le jeu dépend, non pas de l'action d'un seul individu, mais des interactions de l'ensemble des joueurs, présents ou non à la table. Reproduction des enjeux complexes en place sur la planète, le but du jeu (qui n'a jamais de fin), est de prendre conscience que tout le monde a un rôle à 'jouer' dans la mise en place du développement durable. Le choix de la place à tenir intervient plus dans un but de démystification de ce que peut représenter un 'pouvoir d'influence' tel que nous l'envisageons dans ce travail. La manipulation des symboles à placer ou à déplacer, la négociation avec des visiteurs jouant un rôle complémentaire, antagoniste, etc. favorisent les interactions entre les visiteurs.

      Cet élément permet au visiteur de passer 'concrètement' du local (choix de 'produits' de la vie quotidienne) au global (gestion de la planète) tout en remarquant que le mode de pensée qui intervient dans l'un comme dans l'autre est identique. La même conscience des interactions, des enjeux et du devoir éthique, qui implique la solidarité entre les hommes ensemble et les hommes et la Terre, doit apparaître à travers les manipulations. Ces interactions doivent permettre aux visiteurs de dépasser l'obstacle de la fragmentation et d'entrer dans la dynamique de la régulation, ou du moins leur permettre d'envisager les liens entre les différents niveaux d'échange.

  • Cette mise en situation devrait favoriser la compréhension de l'importance de la synergie entre acteurs. Ce n'est jamais soit l'individu, soit une autre instance qui 'décide', mais bien l'action des uns et des autres. Ce manque de lien, que nous définissons dans le point 3.3.3.6. comme l'un des principaux facteurs montrant les limites de la pensée complexe pourrait ainsi être dépassé.
  • Les échanges verbaux que développe ce jeu sont la principale différence entre cet élément et les autres éléments de cet espace, bien que les trois jeux 'Equilibres' puissent également permettre une communication orale et des échanges entre les visiteurs.
  • En tant que jeu de rôle, nous avons également conçu cet élément comme un support didactique pouvant être investi par toute une classe, chaque élève pouvant intervenir en fonction d'un rôle défini par sa 'carte de consommation'. Le scénario de départ étant dépendant des choix des autres visiteurs, la situation de départ n'est jamais la même, ce qui implique une ouverture d'esprit pour envisager à chaque fois des stratégies adaptées à la situation donnée.
  • Bien que nous définissions cet espace comme une 'exposition permanente', les données mises à disposition du public suivent l'évolution de la vie pratique. Il est d'ailleurs très important que ce centre présente de manière explicite ces dernières. Quelle évolution suit l'implantation des produits biologiques sur le marché helvétique et sur celui de l'Europe? Où se situent les produits issus de marchés équitables en comparaison des productions non surveillées? Y a-t-il progrès ou régression? Etc. Le 'Monopoléthique' est le reflet permanent de cette évolution.

4.6.3. Troisième espace: Comprendre ou les partenaires du développement durable

      Trois portes, situées près des rampes d'accès venant de l'étage inférieur, s'ouvrent sur un espace circulaire, périphérique à celui que nous quittons. Réservé aux différents partenaires du développement durable, cet espace investit deux étages. Trois rampes inclinées permettent de passer de l'un à l'autre. Gérées par les différents partenaires, trois expositions itinérantes d'une durée de six mois chacune se partagent l'espace. Venant d'horizons aussi divers que des ONG de protection de l'environnement ou d'aide au développement, d'industries privées désireuses d'investir dans des technologies ou des recherches tenant compte de critères de durabilité, de la Confédération ou de certains de ses offices, de services offrant des placements financiers éthiques et/ou écologiques, etc., ces expositions offrent au visiteur des moyens de mieux comprendre le monde dans lequel il évolue et peut ainsi se situer et situer sa propre action.

      A travers un environnement scénographique ludique, travaillant sa présentation dans la même optique que les 2 premiers espaces, le visiteur fait l'expérience de l'érosion des sols défrichés, des modifications climatiques engendrées par les pollutions atmosphériques (effet de serre, notamment) ou par la déforestation, des effets du surpâturage, etc. Il 'crée' virtuellement un service de 'petits crédits' pour aider les paysans d'Amérique latine, 'invente' de nouvelles utilisations pour des produits recyclés, recycle lui-même en faisant du nouveau papier avec de l'ancien, etc. Il gère sur une ville imaginaire un réseau d'électricité, négociant au mieux les différentes formes d'énergie, proposant de nouvelles idées, les testant, etc.

  • Cette forme de collaboration, de synergie des différents acteurs du développement durable est là avant tout pour pallier le problème du manque de vision systémique que nous relevions au point 3.3.4. comme l'une des causes majeures à la difficulté d'entrer dans une véritable approche complexe, et menant au 'syndrome de la goutte d'eau'.
  • La synergie proposée entre les partenaires du développement durable devrait permettre au grand public de mieux se rendre compte des efforts déjà entrepris par les milieux économiques et industriels. D'autre part, cette mise à plat des intentions, des objectifs et des actions menées permettrait de 'veiller à ce que les considérations fondées sur le respect de l'environnement et de l'humanité soient intégrées à tous les niveaux des organes de direction et dans tous les secteurs de gestion technique, notamment la commercialisation, la production et les finances. 533 '. Cette transparence motiverait certainement les individus souffrant du "syndrome de la goutte d'eau" (point 3.3.2.3.). Ils se sentiraient certainement moins isolés dans leur démarche et ne pourraient plus se reposer sur le constat pessimiste que "tout seul, on ne peut rien faire".
  • Pour les personnes à la recherche d'un système organisé, leur permettant d'entrer sans effort dans une structure, voire une infrastructure, un tel regroupement des partenaires permettrait à l'individu de se sentir en quelque sorte pris en charge par un organisme "supra-individuel", rendant les objectifs plus atteignables, tel que l'envisage Nuttin (1985) lorsqu'il parle de la motivation de l'individu à entrer dans un processus actif.
  • Néanmoins, pour s'inscrire parfaitement dans les objectifs du centre de ressources d'Objectif Terre, les présentations proposées doivent impérativement opter pour une muséologie interactive au vrai sens du terme. Les expositions 'panneaux à lire' sont donc exclues. Le visiteur doit pouvoir 'comprendre', au sens de 'prendre avec soi'.
  • Cette optique devrait également favoriser l'ouverture aux écoles. Devenant de véritables lieux de savoir, d'expériences et de réflexion, ces différents espaces devraient permettre une ouverture de l'école sur la vie publique, et ceci depuis les plus petits degrés. En renouvelant les expositions tous les six mois (avec une alternance de deux mois entre chaque changement), l'intérêt pour ces espaces devrait rester très vif et permettre ainsi de 'fidéliser' le public, à l'instar de ce que proposent des lieux tels que la Cité des Sciences de la Villette à Paris.

4.6.4. Quatrième espace: le Caf'forum, entre café médiatique et café théâtre

      Montant en spirale du niveau trois au sommet de la sphère, le Caf'forum accueille les visiteurs pour un café, un moment de détente en leur offrant une vue panoramique sur la ville en même temps qu'une vue d'ensemble du deuxième espace par l'intermédiaire d'un gros 'oeil de boeuf'.

      Espace convivial par excellence, différentes animations s'y déroulent. Destinées plus spécifiquement aux enfants, aux adolescents ou aux adultes, des spectacles de marionnettes, des mimes, des acteurs, des scientifiques, des hommes politiques, etc. animent des débats, répondent à des questions, proposent des animations. Seul point commun entre ces diverses propositions, amener le public, quel que soit son âge, à débattre, à dialoguer, à échanger des points de vue et à les argumenter.

      Plus spécifiquement, des 'cafés médiatiques' sont organisés de manière régulière. Partant d'un sujet médiatisé actuel, ils sont animés par des spécialistes du thème. Le public y participe de manière active puisqu'il est convié à apporter un ou plusieurs articles traitant du sujet développé, issus de la presse quotidienne, de celle de boulevard ou spécialisée, voire d'internet, ainsi que d'extraits d'émissions télévisées ou radiodiffusées. Les personnes qui proposent des articles en font un bref résumé, mettant en avant les positions ou les idées fortes de l'article ou leur propre questionnement concernant la question ou la manière dont celle-ci est abordée par le ou les médias.

  • Cette approche vivante du dialogue et de l'échange verbal est importante car, comme le rappelle Lombard (1999) 'Hors le débat parlementaire, la démocratie pourtant a plusieurs forums: l'académie et ses foyers de pensée, les essais des chercheurs et les éditoriaux des journaux permettent l'échange politique continu. Mais ils ne sont de loin pas accessibles à tous dans un monde qui court et qui zappe. Internet, alternative moderne, offre un embryon de plate-forme démocratique aux opinions de tous pays, races et couleurs. On barjaque ferme sur Internet, mais la chaleur y sera-t-elle jamais? 534 '
  • Elle participe donc à former un esprit critique, à rassembler des personnes s'intéressant à des sujets communs tout en ayant souvent des points de vue divergents. Elle permet de réfléchir en commun, d'ouvrir des débats sur des sujets trop souvent tabous, de chercher des consensus ou de comprendre leur raison d'être.
  • La critique médiatique, la possibilité de confronter ses propres lectures à d'autres, d'aborder ainsi différents points de vue correspond tout à fait à la demande d'informations polémiques réclamées par 17% des personnes interrogées (point 3.1.3.3.1.). De plus, une telle formule peut être adaptée à différents publics, y compris à des publics scolaires.
  • Comme nous avons pu l'observer durant nos entretiens (point 3.1.3.1.1.), la confrontation et la mise en commun d'idées et de projets concernant le développement durable participe à une approche plus globale, à certaines mises en relation entre différents domaines, toutes des attitudes favorables à la mise en place de ce processus.
  • En tant que lieu informel, le Caf'forum ne véhicule pas l'image académique des salles de conférences et, sachant diversifier ses activités de manière souple, évite toute ségrégation sociale.

4.6.5. Cinquième espace: la multimédiathèque, espace de 'savoir plus'

      Isolée des autres espaces, la multimédiathèque n'est accessible que depuis le troisième espace. Offrant différentes formes de médias (Internet, CD-Rom, journaux scientifiques, revues diffusées par les partenaires , livres de référence, etc.) elle dispose également de personnes ressources capables d'orienter les visiteurs vers des documents, des sites, etc. ou de leur fournir des adresses de contact pertinents pour toutes questions touchant au développement durable.

  • Ouverte à toutes personnes désireuses d'approfondir leurs connaissances, la multimédiathèque est un complément aux bibliothèques et autres moyens d'accès au savoir. Axée sur le sujet du développement durable, elle offre des dossiers de presse traitant de certains sujets particuliers et, travaillant sur le modèle de l'approche systémique, les causes et les conséquences qui lui sont plus spécifiquement liées.
  • Les personnes ressources sont la clé de ce centre particulier. Elles sont la garantie d'une information fiable, sachant diriger de manière optimale les personnes en quête d'informations sur l'un ou l'autre des sujets du développement durable. En d'autres termes, elles doivent pouvoir autant renseigner la personnes qui désire s'engager comme volontaire dans l'aide sociale que celle qui cherche à obtenir des renseignements sur les installations solaires individuelles.

4.6.6. Sixième espace: les salles de conférences et de spectacles

      Espaces modulables réservés à des occasions spéciales, ces salles peuvent accueillir autant des conférenciers (politiciens, scientifiques, explorateurs, etc.), des spectacles culturels (danse, musique, concerts, etc.) que des colloques, des séminaires, des formations d'enseignants, de politiciens, etc. Les côtés du tétraèdre inversé sont autant de parois qui peuvent s'abaisser ou s'élever, laissant alors apparaître une scène circulaire en amphithéâtre.

      Cette polyvalence est avant tout là pour montrer que le développement durable ne s'arrête pas à un domaine particulier, mais qu'il s'inscrit dans toute action ou activité humaine, qu'elle soit culturelle, politique, économique, etc.

      Elle chercher aussi à rapprocher le plus possible le citoyen de l'acte d'apprendre quel qu'il soit, à travers toute sorte de manifestations plus ou moins publiques.


Conclusion

'On veut te voir creuser la terre,
Trouver des secrets avant qu'on ne t'enterre,
Même si le progrès pour les hommes
C'est cueillir des cerises en automne.'

Zebda, 1999, Taslima

      La spécificité première de toute instance muséale prise dans son sens le plus large est la capacité d'accueillir simultanément dans un même lieu des publics divers et différents. Celle-ci fait des musées et autres lieux d'exposition, un maillon essentiel dans la longue chaîne de la diffusion des savoirs. Mais pour parvenir à s'imposer en tant que tel, la muséologie doit oser se donner les moyens d'instaurer un véritable dialogue avec ses visiteurs. Elle ne peut donc faire l'économie de connaître ces derniers en s'intéressant au plus près à leur manière de penser, en pénétrant dans leur système de questionnement, dans leurs modes de raisonnement, de réflexion.

      Cette première étape, si elle est primordiale, n'est pas suffisante. En effet, si l'on se rappelle qu'entrer dans un espace muséal, c'est, pour le visiteur, quitter le monde "réel", ou du moins la quotidienneté de celui-ci, pour pénétrer dans un univers reconstruit, encore faut-il que la construction de ce dernier corresponde au mieux à sa propre manière de donner du sens. Pour y parvenir, l'instance muséale doit s'entourer non seulement de scientifiques, mais d'une équipe de médiateurs (concepteur, vulgarisateur, didacticien, évaluateur, muséologue, etc.), sachant établir et créer de manière originale et adaptée les liens entre les savoirs ou les messages diffusés et les publics auxquels ils sont destinés.

      L'évaluation préalable ne doit donc pas s'arrêter à une connaissance superficielle d'un public déjà intéressé par le sujet. Savoir pourquoi les gens ne s'intéressent pas à tel domaine, quels sont les obstacles, voire les blocages qui les empêchent de s'investir dans tel autre, peuvent s'avérer non seulement des pistes intéressantes à suivre et à développer, mais de véritables moteurs à l'innovation et à la création. Prêcher à des convaincus n'a jamais fait avancer le monde. La présentation muséale doit donc avoir la prétention de s'adresser à chacun d'entre nous, quel que soit son niveau de connaissance ou son intérêt pour le domaine. A elle de savoir être assez novatrice pour susciter la curiosité des moins convaincus, même s'il est utopique de croire qu'une exposition, quelle qu'elle soit, puisse répondre aux exigences de tout le monde. Là n'est d'ailleurs pas son but.

      Comme le rappelait très justement Bradburne (1998), exposer ne doit pas être une fin en soi, mais au contraire, le début d'un processus individuel d'apprentissage. Ainsi, tout le monde, 'expert ou mécréant' doit pouvoir y trouver quelque chose (Erard, 1996), à l'instar du 'souk', cher à Langaney (point 1.3.4.).

      Mais organiser un 'souk' n'est pas chose aisée. Ce n'est surtout pas l'affaire d'une seule personne. Entre ceux qui proposent les 'matières premières', les artisans qui les modèlent en fonction de leurs savoir-faire, et les vendeurs qui savent 'appâter' le client et 'vendre' la marchandise, toute une chaîne se met en place afin que ce dernier puisse trouver 'chaussure à son pied'. Sans compter, pour conserver la métaphore de la chaussure, que si celle-ci conserve toujours la même fonction, à savoir 'habiller' un pied, plusieurs cordonniers vont proposer différents modèles en fonction de la mode, de l'âge du client, de son sexe, de sa grandeur, etc., afin que le client puisse choisir et sortir satisfait.

      Ainsi, si le scientifique apporte la 'matière première', celle-ci doit être travaillée par différentes personnes, capables non seulement de lui donner forme, mais de renseigner sur les attentes du 'client'. Taille, pointure, couleur, mais aussi emploi spécifique, la ballerine n'ayant pas besoin de crampons à glace sous sa semelle. Il faut aussi tenir compte des clients qui préfèrent le 'prêt-à-porter', et ceux qui veulent du 'sur mesure', ou encore qui désirent choisir directement leur cuir et créer eux-mêmes leur propre modèle.

      Exposer est donc une affaire de synergies, d'échanges, d'évaluations, de création, si nous voulons dépasser les barrières que connaît la muséologie actuelle.

      Oser le nouveau, sortir des 'sentiers battus' pour créer un environnement scénographique capable de mener les visiteurs sur les chemins sinueux de la complexité, ont été les éléments moteurs de notre recherche. En travaillant sur des éléments visant à impliquer le plus possible le visiteur face au processus de développement durable, nous avons tenté de lui offrir une interactivité la plus 'vraie', la plus vivante possible. Ce n'est qu'un premier pas. Sortir la muséologie de ses murs pour promouvoir des interactions avec le monde extérieur, une implication avec la vie quotidienne effective, afin que le passage de la théorie à la pratique devienne une réalité, pourrait en être un deuxième. Peut-être faudrait-il pour cela abandonner le terme même de muséologie, encore trop imprégné d'un passé qui ne cesse d'être présent, et qui confine cette dernière à la seule présentation d'objets collectionnés, et lui préférer celui 'd'expologie'. Nous avons déjà nommé notre propre projet par les termes de 'centre de ressources'. Cette terminologie ne nous satisfait pas entièrement. Trop liée à l'information qu'elle contient, elle élude l'aspect ludique et interactif que nous désirons créer. Giordan (1998) propose celle de 'Lieux de savoirs'. Quoique plus dynamique, elle reste très axée sur le contenu et dit peu sur la forme. Alors? Expos'Action et visit'Acteur? Particip'Action et particip'Acteur? Compos'Expo et visit'Auteur?

      Quel que soit le terme choisi, cette collaboration souhaitée pourrait commencer avec le milieu scolaire. Une telle synergie permettrait également de démythifier l'instance muséale, encore trop souvent considérée comme un lieu de 'pèlerinage de la connaissance', et donc réservé à une élite, à une certaine catégorie socioculturelle de personnes favorisées. Pour que le musée devienne ce 'souk' de savoirs auquel nous aspirons, il faut le 'populariser', en permettant aux enfants d'y entrer d'une manière spontanée, quotidienne, et non pas, comme c'est encore le cas trop souvent, comme dans un sanctuaire, avec en prime un questionnaire bien établi à remplir.

      Pourtant, cela ne signifie pas que l'exposition devienne un 'supermarché' du savoir. La magie qui se dégage de certains lieux, de certains objets exposés, les liens privilégiés qui s'instaurent grâce à cet environnement particulier, sont autant de qualités qui doivent être conservées et développées. Ce sont ces spécificités intrinsèques qui vont permettre à la présentation muséale, non seulement de lutter contre les nouvelles technologies de la communication, mais vont faire d'elle un lieu irremplaçable où le plaisir d'apprendre, de réfléchir et de comprendre doit être le souci premier de l'équipe de médiateurs.

      Il faut donc, avant toute chose, développer un esprit d'ouverture. Nous avons déjà proposé un décloisonnement de l'espace muséal pour 'décloisonner l'esprit'. Cela implique des modifications dont le(s) point(s) de départ et les répercussions touchent l'ensemble de notre façon de penser, et donc de vivre. Il faut 'changer nos neurones' pour reprendre une expression chère à Giordan (1998). A l'instar de ces derniers, nous devons travailler à favoriser les liens, à développer des connexions non linéaires et surtout à savoir les créer par nous-mêmes, à travers le questionnement, la réflexion, la mise en relation, le réinvestissement, la mobilisation.

      L'accumulation de connaissances ne sert strictement à rien si ces dernières ne permettent pas une appropriation du monde qui nous entoure par sa véritable compréhension. (Ré)apprendre à être curieux, savoir se poser les 'bonnes' questions, chercher au-delà de l'évidence et de la logique première sont des compétences indispensables pour ne pas se laisser dépasser par l'avancée extraordinaire des sciences, des technologies et de leurs impacts dans notre vie quotidienne.

      La mondialisation, terme à la mode en ce début de millénaire, doit commencer dans nos têtes. Néanmoins, si jusqu'à présent, l'arbre des disciplines cachait la forêt de la complexité, cette dernière ne doit pas nous faire oublier l'existence des différentes essences qui la forment. Tout est question d'équilibre, de régulation, de points de vue. L'arbre ou la forêt n'ont certes pas la même fonction, ni le même intérêt pour l'oiseau qui niche, la taupe qui creuse entre les racines, l'écureuil, le renard, le promeneur ou le bûcheron. Penser global, complexe, n'est jamais uniformisé. C'est au contraire utiliser à bon escient l'ensemble des informations que donne le contexte pour développer des approches 'personnalisées' et envisager, en lieu et place de solutions définitives, des optimums (Giordan, 1998), solutions intermédiaires et fluctuantes, qui nécessitent cette souplesse, cette mobilité d'esprit nécessaires à la vitesse d'adaptation que requièrent notre monde et l'urgence de ses problèmes.

      Le développement durable représente tout cela. Profondément inscrit dans notre quotidienneté, il est une source intarissable de questions, de remises en cause, d'approfondissements, de mobilisations, de connexions, de mises en réseau, etc. pour autant que l'intérêt soit présent, que l'individu se sente concerné, impliqué dans ce processus. Voilà le nouveau défi que doit relever toutes formes d'éducation.

      De la conscience, et donc de la compréhension des enjeux qui sont en train de se jouer dans l'ensemble des domaines qui touchent au développement durable, dépend l'avenir de l'humanité. Allant au-delà de la seule interdisciplinarité (bien qu'il en ait fortement besoin), le développement durable est une 'matière à penser', une philosophie et une éthique de vie à la base de toute réflexion, de toute décision. Les sciences de l'éducation ne peuvent y rester insensibles. Il est de notre devoir, en tant que chercheur, formateur et/ou médiateur, de participer de la manière la plus active possible à la promotion des outils qui permettront à chacun de devenir un citoyen responsable de son avenir et de celui des générations futures.


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